L'informateur cherche

Réguler en informant

Dossier : Le nouvel espace financierMagazine N°652 Février 2010
Par Augustin LANDIER
Par David THESMAR (92)

Dans l’é­conomie mod­erne, réguler c’est rassem­bler de l’in­for­ma­tion, puis la dif­fuser le plus large­ment pos­si­ble. La crise finan­cière de 2008 est, selon nous, l’il­lus­tra­tion de ce principe.

Car nous analysons cette crise comme une crise de l’opac­ité. Dans un secteur comme la finance, où la pro­duc­tion et le traite­ment de l’in­for­ma­tion sont au cœur du méti­er, l’opac­ité a des effets cat­a­strophiques. Aux États-Unis, les patrons de ban­ques et les régu­la­teurs en charge de les sur­veiller ont lais­sé fil­er le niveau de com­plex­ité du sys­tème financier. Pour beau­coup, ils en avaient une vision incroy­able­ment floue.

REPÈRES
Un bon exem­ple de céc­ité est celui de Robert Rubin, influ­ent con­seiller du PDG de Cit­i­group pen­dant les années 2000, et con­sid­éré comme l’architecte du développe­ment mas­sif et large­ment incon­trôlé de l’activité de dérivés de crédit pen­dant la péri­ode 2005–2007. Inter­rogé en 2008 par le New York Times sur son rôle dans la qua­si-fail­lite de la banque, celui-ci répond : « Avec le recul, il y a plein de choses que nous feri­ons dif­férem­ment. Mais étant don­né les faits à notre dis­po­si­tion à l’époque, je pense qu’en fait non. Il était impos­si­ble de savoir l’ampleur des risques pris sans être dans la salle des marchés. Nous fai­sions con­fi­ance aux gens très com­pé­tents en charge de ces opérations. »

Des produits complexes

À l’autre bout de la chaîne, côté emprunt hypothé­caire, le niveau de flou dans lequel opéraient les ménages était lui aus­si con­sid­érable. Harcelés par des courtiers en prêts immo­biliers sans scrupule, ils emprun­taient à des taux très élevés, ren­dus digestes par une phase de teas­er rate, typ­ique­ment de deux ans, où le taux était en apparence très bas.

Exploiter les erreurs prévis­i­bles de con­som­ma­teurs dis­traits et sursollicités

De manière générale, le secteur financier a fait le choix de pro­pos­er aux ménages des pro­duits tou­jours plus com­plex­es, avec mul­ti­ples options et frais de résil­i­a­tion. Cette ten­dance, générale dans l’é­conomie (comme, par exem­ple, dans la télé­phonie mobile), traduit le dou­ble objec­tif de servir mieux le client mais aus­si de se sous­traire aux pres­sions con­cur­ren­tielles, voire pour les plus cyniques d’ex­ploiter les erreurs prévis­i­bles de con­som­ma­teurs dis­traits et sursollicités.

Les ménages n’ont pas été les seuls clients du secteur financier à faire les frais de la com­plex­i­fi­ca­tion extrême de la finance. Les investis­seurs insti­tu­tion­nels ont aus­si sur­in­vesti dans les pro­duits pack­agés par les grandes ban­ques d’af­faires. Comme pour les ménages, ces pro­duits étaient sou­vent ren­dus opaques à des­sein pour per­me­t­tre aux vendeurs de racon­ter leur jolie his­toire. Alors que dans la plu­part des secteurs, les pro­fes­sion­nels peu­vent être con­sid­érés comme rationnels et respon­s­ables, dans la finance les pro­fes­sion­nels de la ges­tion d’ac­t­ifs sont en grande par­tie apparus comme les ménages cal­i­forniens suren­det­tés : myopes et crédules.

Une boîte noire
Le flou artis­tique, spé­ci­fique à la finance, tient à la nature des pro­duits financiers, qui con­traire­ment aux ser­vices ont bel et bien des ingré­di­ents, mais, con­traire­ment aux pro­duits indus­triels ne peu­vent pas être ” ouverts “. Les con­cur­rents d’Ap­ple peu­vent ouvrir l’i­Phone pour voir ce qu’il y a dedans, mais per­son­ne, en dehors de leurs fab­ri­cants et de leurs régu­la­teurs, ne pou­vait ouvrir la boîte noire des sub­primes, des CDO et encore moins la compt­abil­ité des banques.

Clients, investis­seurs, ban­quiers, tous ont été les jou­ets par­tielle­ment com­plices de l’ex­plo­sion de l’opac­ité en finance qui a car­ac­térisé les dernières décen­nies. Dans ces con­di­tions, on ne s’é­ton­nera pas que ces dérives aient, elles aus­si, large­ment échap­pé aux écon­o­mistes. Certes, d’un côté, l’ag­gra­va­tion des déséquili­bres mon­di­aux n’a pas échap­pé aux macroé­con­o­mistes. Ils ont bien vu l’ex­cès d’é­pargne des pays émer­gents créer un excès de liq­uid­ités sur les marchés mon­di­aux. Ils ont vu se for­mer les bulles spécu­la­tives immo­bil­ières en Espagne, aux États-Unis, en Angleterre. Mais ce con­stat macroé­conomique, large­ment partagé à l’époque, se dou­blait d’une frap­pante céc­ité col­lec­tive sur les mécan­ismes microé­conomiques par lesquels la bulle gonflait.

La pra­tique de la titri­sa­tion, cen­sée en théorie répar­tir les risques entre tous les acteurs du monde, ne suiv­ait pas du tout la théorie : en fait, les ban­ques gar­daient de fortes expo­si­tions aux risques, au lieu de les pass­er au marché.

Une opacité extrême


Un infor­ma­teur en charge de pho­togra­phi­er le réel.

Tem­po­raire­ment tout le monde était con­tent : les investis­seurs qui ne pre­naient pas le risque, les action­naires, qui croy­aient s’en être débar­rassé, et les régu­la­teurs, qui voy­aient leurs ratios pru­den­tiels sat­is­faits. De même, les microé­con­o­mistes n’ont pas dit un mot des ” poches ” qui con­cen­traient beau­coup d’en­gage­ments non cou­verts (comme l’as­sureur AIG ou les mono­lines). Ils n’ont pas non plus anticipé que le marché de la dette de court terme pou­vait très rapi­de­ment per­dre sa liq­uid­ité du fait de l’in­ter­dépen­dance extrême des acteurs.

Les écon­o­mistes en sont réduits à émet­tre de vagues doutes, sans aucune base solide

Le secteur financier, dont la logique est pour­tant fondée sur l’in­for­ma­tion, baigne dans une opac­ité extrême. Les mécan­ismes de titri­sa­tion sont négo­ciés de gré à gré, sans que per­son­ne n’ait de vision d’ensem­ble. On ne sait pas qui détient quelle créance sur qui. Le con­tenu des pro­duits titrisés est une ” boîte noire ” fer­mée à dou­ble tour, en par­ti­c­uli­er dans le cas des fameux CDO de CDO… On lit régulière­ment dans la presse des con­stats alar­mants sur les dan­gers con­sid­érables qui pèsent encore sur les insti­tu­tions financières.

La dette du pri­vate equi­ty, le crédit de con­som­ma­tion améri­cain, les prêts réal­isés en Europe de l’Est par les ban­ques d’Eu­rope de l’Ouest sont autant de points d’in­ter­ro­ga­tion. Dans cet univers opaque, les écon­o­mistes en sont réduits à émet­tre de vagues doutes, sans aucune base solide.

Reposer sur deux jambes

Notre lec­ture de cette crise est que la régu­la­tion, finan­cière ou autre, doit repos­er sur deux jambes :

la pro­duc­tion d’in­for­ma­tion et sa dif­fu­sion au pub­lic. La pro­duc­tion d’in­for­ma­tion doit con­cern­er les bilans des insti­tu­tions finan­cières, ban­ques et investis­seurs. À l’heure actuelle, les bilans des ban­ques sont extrême­ment opaques et le résul­tat de la crise sera d’ac­croître cette opac­ité : les ban­quiers sont par­venus à con­va­in­cre les gou­verne­ments que les act­ifs ban­caires ne pou­vaient pas être éval­ués à leur valeur de marché. Alors que l’en­jeu est celui d’une régu­la­tion pro­cy­clique (plus exigeante quand les marchés sont euphoriques, plus patiente en phase de crise), les ban­quiers ont con­va­in­cu les poli­tiques que c’é­tait l’opac­ité qui était préférable.

CDO et titri­sa­tion
Un CDO (col­lat­er­al­ized debt oblig­a­tion, oblig­a­tion adossée à des act­ifs) est une struc­ture de titri­sa­tion d’ac­t­ifs financiers. Créé sur mesure par les ban­ques à des­ti­na­tion d’in­vestis­seurs, le CDO regroupe en général des titres issus d’une cen­taine d’ac­t­ifs. On appelle titri­sa­tion la tech­nique de ges­tion qui con­siste à créer une société ad hoc qui achète un ensem­ble de créances peu liq­uides et émet d’autres créances plus adap­tées à des investis­seurs. La titri­sa­tion per­met aux ban­ques de trans­fér­er leur excès de risque de crédit à des investis­seurs, de la même manière que les par­ti­c­uliers trans­fèrent le risque de sin­istre aux com­pag­nies d’assurances.

La pro­duc­tion d’in­for­ma­tion doit aus­si, et surtout, con­cern­er les liens de dépen­dance entre les dif­férents acteurs du sys­tème. Faute d’une telle infor­ma­tion, la ges­tion des fail­lites de Lehman Broth­ers et AIG s’est faite dans l’ur­gence et dans une totale igno­rance des réper­cus­sions poten­tielles. Dans ces con­di­tions les régu­la­teurs ne pou­vaient que com­met­tre une erreur : celle de met­tre en dan­ger la con­fi­ance dans le sys­tème (Lehman), ou être trop généreux avec le secteur financier, au risque de cho­quer l’opin­ion et dépouiller le con­tribuable (AIG). Cela implique de réduire autant que pos­si­ble les trans­ac­tions de gré à gré et de les trans­fér­er sur les marchés cen­tral­isés, qui ont fait preuve de leur solid­ité pen­dant la crise.

Le régulateur n’est pas omniscient

La deux­ième jambe de la régu­la­tion finan­cière est la dif­fu­sion au pub­lic. Déjà, le régu­la­teur est dépassé par la quan­tité d’in­for­ma­tions que les acteurs financiers lui trans­met­tent. Si cette quan­tité aug­mente, comme nous l’ap­pelons de nos vœux, l’in­for­ma­tion restera inutil­isée, même si les autorités de régu­la­tion sont renforcées.

Impli­quer le public
Pour l’é­pauler dans sa tâche, le régu­la­teur doit s’ap­puy­er sur l’é­colo­gie des citoyens impliqués : uni­ver­si­taires, mem­bres d’ONG, jour­nal­istes d’in­ves­ti­ga­tion. Ain­si pris à par­tie, le pub­lic devient alors core­spon­s­able de la con­science que le sys­tème a de sa pro­pre sta­bil­ité. Alors, on peut l’e­spér­er, les dérives non souten­ables et la propen­sion patente à créer des rideaux de fumée se ver­raient plus vite détec­tées et dénoncées.

De plus, le régu­la­teur n’est pas omni­scient, il ne pense pas à tout ; cer­tains prob­lèmes nou­veaux, ou ten­ta­tives de dis­sim­u­la­tion de la part des ban­ques, peu­vent échap­per à sa sur­veil­lance. Finale­ment, le régu­la­teur peut être cap­turé : il peut être l’ob­jet de pres­sions de l’É­tat, des poli­tiques ou du secteur qu’il doit réguler. Il peut se sen­tir en sit­u­a­tion d’in­féri­or­ité par rap­port aux experts et lob­by­istes en ser­vice com­mandé. Bref, le régu­la­teur ne peut pas tout, tout seul.

Le rôle du régu­la­teur est ain­si redéfi­ni comme celui d’un infor­ma­teur, en charge de pho­togra­phi­er le réel. C’est à une véri­ta­ble mise à jour tech­nologique des super­viseurs financiers qu’il faut aujour­d’hui s’at­ta­quer. Ceux-ci doivent se voir comme des officiers du sys­tème de don­nées ; leur presta­tion s’adresse en grande par­tie au pub­lic : non seule­ment l’in­for­ma­tion doit être acces­si­ble, mais elle doit l’être facile­ment. Fournir ain­si au pub­lic les moyens d’en­quêter est un tra­vail de longue haleine. Il ne per­me­t­tra cer­taine­ment pas d’éradi­quer le risque de crise mais de détecter plus en amont les problèmes.

L’exemple des marchés d’actions

Non seule­ment l’in­for­ma­tion doit être acces­si­ble, mais elle doit l’être facilement

Ce n’est pas une utopie : rap­pelons que des avancées con­sid­érables ont déjà été faites aux États-Unis, sur les marchés ” actions ” qui sont cen­tral­isés. Sur ces marchés, qui n’ont pas con­nu d’épisodes de crise de liq­uid­ité, tous les investis­seurs (y com­pris les fonds spécu­lat­ifs) doivent remet­tre chaque trimestre au régu­la­teur le con­tenu de leur porte­feuille. Ces for­mu­laires (nom­més 13F) sont mis à dis­po­si­tion de tous sur Inter­net, sous un for­mat stan­dard­isé. Même trans­parence pour les trans­ac­tions d’ini­tiés : ceux-ci doivent déclar­er immé­di­ate­ment leurs trans­ac­tions à la Secu­ri­ty and Exchange Com­mis­sion qui les rend publiques. Si cela n’empêche pas les dél­its d’ini­tiés, cela les met sous la sur­veil­lance du pub­lic. En France, l’ini­tié doit déclar­er ses trans­ac­tions à l’AMF, mais celle-ci garde l’in­for­ma­tion pour elle : on tient le pub­lic à l’écart.

Dans cette révo­lu­tion de la régu­la­tion qui s’an­nonce, les États-Unis sont en avance, mais il leur reste beau­coup de pro­grès à faire. La France, avec sa cul­ture éli­tiste de l’hon­neur et du secret, devra se faire davan­tage violence.

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