Quelle comptabilité pour les banques ?

Dossier : Le nouvel espace financierMagazine N°652 Février 2010
Par Philippe BORDENAVE (73)

L’indi­ca­teur le plus riche en infor­ma­tions pour un investis­seur est le compte de résul­tat car il reflète ce qu’il est pos­si­ble d’at­ten­dre en matière de vari­a­tions des recettes de l’en­tité et peut per­me­t­tre de prévoir la capac­ité à long terme de l’en­tité à génér­er des béné­fices dans un mod­èle d’en­tre­prise don­né. Même si la valeur du bilan peut intéress­er un investis­seur, elle est un élé­ment moins impor­tant dans la mesure où elle ne représente pas la manière dont l’en­tité utilise effec­tive­ment ses ressources et ne donne pas d’é­clairage sur la capac­ité de gains futurs.

Repères
Dans les années qua­tre-vingt, le développe­ment con­sid­érable des marchés de cap­i­taux et des instru­ments dérivés (options de change, swaps de taux d’in­térêt, trans­ac­tions à terme sur indices bour­siers, etc.) a con­duit à l’émer­gence d’un nou­veau mode de compt­abil­i­sa­tion, la ” juste valeur de marché ” (en anglais : fair mar­ket val­ue), con­sis­tant à val­oris­er au fil de l’eau les instru­ments financiers à leur valeur instan­ta­née, telle que con­statée sur les marchés où ils peu­vent s’échang­er (mark to mar­ket).
Cette méth­ode, incon­testable­ment plus adap­tée aux activ­ités de négoce de court terme (trad­ing), a été pro­gres­sive­ment éten­due au-delà. Toute une école de pen­sée, dom­i­nante dans les cer­cles de théoriciens compt­a­bles aux États-Unis, a même pro­mu l’évo­lu­tion vers une compta­bilisation de tous les instru­ments financiers, donc de l’ensem­ble des bilans ban­caires, selon cette méth­ode : la full fair mar­ket val­ue.

Distinguer négoce et production

Un act­if peut pro­duire des béné­fices de dif­férentes manières. Cepen­dant, pour sim­pli­fi­er, la con­tri­bu­tion d’un act­if aux recettes nettes peut être classée en deux types de logique élé­men­taires : la con­tri­bu­tion par util­i­sa­tion et la con­tri­bu­tion par échange. La con­tri­bu­tion par util­i­sa­tion fait référence à une logique économique dans laque­lle la valeur d’un act­if provient de l’u­til­i­sa­tion d’une ressource en la com­bi­nant avec des apports com­plé­men­taires éventuels. À l’in­verse, lorsqu’une ressource con­tribue par échange aux recettes nettes, la con­tri­bu­tion au flux de tré­sorerie dans ce mod­èle n’est obtenue que par aban­don de la ressource.

La cou­ver­ture des risques de taux oblige la banque com­mer­ciale clas­sique à utilis­er des instru­ments dérivés

Un élé­ment pou­vant être util­isé de ces deux manières, l’in­for­ma­tion finan­cière doit pren­dre en compte les dif­férences inhérentes à ces deux mod­èles d’en­tre­prise et les refléter dans les états financiers.

Les activ­ités finan­cières, à l’in­star de bien d’autres, peu­vent être décrites par ces deux mod­èles d’entreprise :

l’ac­tiv­ité de négoce (trad­ing) con­siste à acheter et à ven­dre de manière active des instru­ments financiers exacte­ment comme on le ferait avec des camions ou des bâti­ments. Ce mod­èle d’en­tre­prise se car­ac­térise par une rota­tion impor­tante des instru­ments et une ges­tion active de cou­ver­ture ou d’ar­bi­trage. L’ob­jec­tif prin­ci­pal de ce mod­èle d’en­tre­prise est de réalis­er de la valeur lors de l’échange des instru­ments financiers ;

les activ­ités de pro­duc­tion de flux (cash-flow) con­sis­tent en revanche à prêter et emprunter de l’ar­gent, à détenir et à émet­tre des titres, et à col­lecter des dépôts, afin d’obtenir des revenus à par­tir des flux de tré­sorerie que génèrent ces instru­ments financiers. Des act­ifs peu­vent être ven­dus mais de manière occa­sion­nelle et pas avec une fréquence significative.

Une analo­gie : val­oris­er les camions
 

Un négo­ciant de camions d’oc­ca­sion achète et vend des camions. La valeur de marché des camions détenus est essen­tielle pour val­oris­er l’en­tre­prise dont le prof­it repose sur les vari­a­tions des valeurs de marché des camions. Si le prix des camions aug­mente, c’est un paramètre impor­tant et un indice en faveur d’un accroisse­ment instan­ta­né de la valeur de l’entreprise.
Un trans­porteur utilise ses camions sur le long terme pour génér­er un prof­it en trans­portant des marchan­dis­es. Ce qui importe aux action­naires est l’é­cart entre les pro­duits et les charges liés à la pro­duc­tion du ser­vice de trans­port, et le prin­ci­pal élé­ment de coût est l’amor­tisse­ment du prix d’ac­qui­si­tion des camions sur la durée de vie des camions. Si le prix des camions aug­mente, cela n’au­ra pas d’im­pact sig­ni­fi­catif immé­di­at sur le résul­tat d’exploitation.
Pour informer cor­recte­ment les lecteurs des états financiers, le négo­ciant doit enreg­istr­er ses camions à la valeur de marché et le trans­porteur à leur coût amorti.

Le financement, activité de production

L’ac­tiv­ité type des métiers de finance­ment con­siste à agir comme inter­mé­di­aire entre les déposants et les emprun­teurs. Ce type d’ac­tiv­ité assure aux emprun­teurs et aux épargnants une pro­tec­tion con­tre les fluc­tu­a­tions des taux d’in­térêt. La banque trans­forme des ressources à court terme en prêts à long terme et trans­forme des dépôts à taux vari­able en act­ifs à taux fixe. Les risques de taux d’in­térêt qui en résul­tent l’oblig­ent à utilis­er des instru­ments dérivés pour se couvrir.

Activ­ités util­isant des instru­ments financiers
Les ban­ques agréées ne sont pas les seules à men­er des activ­ités finan­cières : on peut citer égale­ment les courtiers-agents de change (bro­kers-deal­ers), les sociétés d’as­sur­ance, les fonds d’in­vestisse­ment, les départe­ments de tré­sorerie des entre­pris­es indus­trielles, etc. Cer­taines de ces sociétés mènent unique­ment des activ­ités de négoce, d’autres unique­ment des activ­ités de pro­duc­tion de flux. Les ban­ques ten­dent à faire les deux, dans des divi­sions séparées, qui sont sou­vent désignées par les expres­sions : ” activ­ités de marché ” (trad­ing book) et ” activ­ités de finance­ment ” (bank­ing book).

Les clients des ban­ques ont des besoins dif­férents selon les rôles qu’ils jouent à un instant don­né. Par exem­ple, un client indi­vidu­el peut être à la fois un déposant et un emprun­teur. En tant que déposant, il souhaite être en mesure de retir­er à tout moment ses dépôts à vue pour sat­is­faire ses besoins de liq­uid­ités. En tant qu’emprunteur, il veut être capa­ble de prévoir ses rem­bourse­ments futurs et demande de la prévis­i­bil­ité sur les flux de tré­sorerie à long terme. L’ac­tiv­ité de finance­ment ban­caire pro­duit le ser­vice demandé des deux côtés et assume les risques de liq­uid­ité et de taux d’in­térêt qui en résul­tent en les cou­vrant grâce à des instru­ments de marché tels que des oblig­a­tions d’É­tat, des titres émis par la banque et des dérivés.

Le mode de fonc­tion­nement de l’ac­tiv­ité de finance­ment ban­caire peut donc être décrit à l’aide de trois porte­feuilles de base. Le porte­feuille de rela­tion clien­tèle com­prend les dépôts, les emprunts à moyen et long terme, et les prêts accordés aux clients. Ce porte­feuille crée un risque de liq­uid­ité causé par le décalage dans le temps des flux de tré­sorerie relat­ifs à ces instru­ments, et un risque de taux d’in­térêt causé par des dif­férences de ren­de­ment des deux côtés du bilan.

Le bank­ing book ne peut réalis­er de la valeur qu’en détenant les instru­ments financiers sur le long terme

Le porte­feuille de cou­ver­ture du risque de liq­uid­ité est con­sti­tué d’ac­t­ifs et de pas­sifs que la banque détient pour gér­er le risque de liq­uid­ité créé par les décalages d’échéance générés par le porte­feuille de rela­tion clien­tèle. Le but de ce porte­feuille est de venir en com­plé­ment du côté act­if ou pas­sif pour dimin­uer le risque provenant des dif­férences d’échéance des deux côtés du bilan. Il com­prend, par exem­ple, les swaps de devis­es, qui per­me­t­tent de créer un finance­ment dans une devise à par­tir d’une émis­sion libel­lée dans une autre devise. Ce porte­feuille peut con­tribuer aus­si à cou­vrir en par­tie le risque de taux d’intérêt.

Utiliser en parallèle

Enfin, le porte­feuille de cou­ver­ture de risque de taux d’in­térêt est com­posé d’in­stru­ments financiers qui sont prin­ci­pale­ment des instru­ments dérivés util­isés par la banque pour cou­vrir le risque de taux d’in­térêt résidu­el non cou­vert par les deux pre­miers porte­feuilles. Il est évi­dent, d’un point de vue économique, que l’ex­is­tence de trois porte­feuilles dans ce sché­ma organ­i­sa­tion­nel n’a de sens que lorsqu’ils sont util­isés en par­al­lèle sur la durée. Une banque ne peut réalis­er de la valeur dans son bank­ing book qu’en détenant tous ces instru­ments financiers sur le long terme.

Comment faire la différence entre les deux activités ?

Il y a une dif­férence très claire entre les deux types d’ac­tiv­ité d’une banque, trad­ing book et bank­ing book : ils suiv­ent des pra­tiques de ges­tion dif­férentes et des règles pru­den­tielles dif­férentes ; ils sont aisé­ment iden­ti­fi­ables par la direc­tion et les auditeurs.

Il existe une inter­ac­tion forte entre le cadre d’in­for­ma­tion finan­cière et les déci­sions pris­es par la direction

La sépa­ra­tion entre les deux porte­feuilles est en par­ti­c­uli­er facile à auditer. Toute­fois, dans des cir­con­stances rares, il peut être per­ti­nent pour l’en­tité de trans­fér­er un act­if ou un pas­sif d’un porte­feuille à l’autre. Ces trans­ferts sont aisés à con­trôler et à jus­ti­fi­er. En ter­mes de dif­fi­culté, c’est beau­coup plus sim­ple et plus trans­par­ent que de con­trôler la juste valeur d’un instru­ment qui n’est plus négo­cié sur un marché actif.

Comptabilité et type d’activité

La direc­tion d’une entre­prise tra­vaille à accroître la valeur pour les investis­seurs. Il est égale­ment vrai que les investis­seurs s’ap­puient sur l’in­for­ma­tion finan­cière pour déter­min­er la per­for­mance de l’en­tité et l’ef­fi­cac­ité des déci­sions de gestion.

Trans­ferts d’actifs
Une banque peut avoir intérêt à trans­fér­er un act­if d’un porte­feuille à un autre. Il peut s’a­gir d’un act­if du porte­feuille de négoce, dont le marché devient soudain non liq­uide lors d’une crise financière.
Comme il est désor­mais impos­si­ble de ven­dre cet act­if, la banque peut décider de le con­serv­er dans le porte­feuille de financement.
À l’in­verse, il peut s’a­gir d’un act­if du porte­feuille de finance­ment que la banque décide excep­tion­nelle­ment de ven­dre : il est com­mode de le trans­fér­er aux équipes appro­priées de la divi­sion trad­ing et de leur deman­der de le ven­dre sur le marché au meilleur prix.
L’in­for­ma­tion finan­cière devrait iden­ti­fi­er ces trans­ferts excep­tion­nels et per­me­t­tre à l’en­tité de les refléter et d’en faire part dans le report­ing sur la per­for­mance de l’entité.

En con­séquence, il est clair qu’il existe une inter­ac­tion forte entre le cadre d’in­for­ma­tion finan­cière et les déci­sions pris­es par la direction.

Si les règles compt­a­bles ne peu­vent pas s’adapter au type d’ac­tiv­ité de l’en­tité et si ces règles ne four­nissent pas une représen­ta­tion per­ti­nente des effets des déci­sions de la direc­tion, cela va naturelle­ment con­duire la direc­tion à men­er les activ­ités dif­férem­ment afin de don­ner une présen­ta­tion plus favor­able de la per­for­mance de l’entreprise.

Les par­tic­i­pants au marché ont donc besoin d’un cadre compt­able com­por­tant un ensem­ble de méth­odes d’é­val­u­a­tion qui per­me­tte aux sociétés de met­tre en place leur type d’ac­tiv­ité de manière appro­priée. La sépa­ra­tion entre la compt­abil­ité à la juste valeur de marché et la compt­abil­ité au coût amor­ti devrait être effec­tuée en fonc­tion du type d’ac­tiv­ité et non de la nature de l’in­stru­ment : la juste valeur de marché devrait être lim­itée aux activ­ités de négoce

La méth­ode du coût amor­ti devrait s’ap­pli­quer aux activ­ités de ” pro­duc­tion de flux ” à long terme, qu’il s’agisse de porte­feuilles ban­caires, d’in­vestisse­ments de sociétés d’as­sur­ance ou de finance­ment d’entreprises.

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