Réflexions sur les parcours des élèves : Distillation fractionnée et projet de formation

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006
Par François DUBET

À la fin du XIXe siè­cle, l’é­cole répub­li­caine a été con­stru­ite sur une sépa­ra­tion des publics sco­laires en fonc­tion de leurs orig­ines sociales. De manière grossière, l’é­cole pou­vait être définie comme un sys­tème dual : les enfants du peu­ple allaient à l’é­cole élé­men­taire, ceux de la bour­geoisie allaient au petit lycée, puis au lycée. Une par­tie des très bons élèves issus du peu­ple pou­vait accéder au col­lège ou au lycée grâce aux bours­es et par un exa­m­en d’en­trée en six­ième. Jusqu’au seuil des années soix­ante, ce sys­tème a per­mis de dégager une élite sco­laire issue du peu­ple sans jamais véri­ta­ble­ment mélanger les publics sco­laires. La sélec­tion se fai­sait donc par le biais de par­cours excep­tion­nels jux­ta­posés à une repro­duc­tion mécanique des cli­vages soci­aux ; la grande majorité des enfants du peu­ple et des filles était prise dans des des­tins soci­aux aux­quels ne pou­vaient échap­per que les plus vertueux et les plus “doués”. Seules l’ac­tion poli­tique et la révo­lu­tion étaient vouées à chang­er l’or­dre des choses.

La mas­si­fi­ca­tion sco­laire amor­cée dans les années soix­ante et accom­plie durant les trente dernières années a été portée par un pro­jet de jus­tice sco­laire opposé au sys­tème dual. En pro­posant pro­gres­sive­ment à tous les élèves d’aller au col­lège, puis au lycée, l’é­cole de l’élitisme répub­li­cain s’est trans­for­mée en école de l’é­gal­ité des chances. Tous les enfants étant con­sid­érés comme fon­da­men­tale­ment égaux, tous ont le droit de pré­ten­dre entr­er dans la com­péti­tion sco­laire et d’y réus­sir en fonc­tion de leur mérite. Tous ont le droit d’e­spér­er réus­sir à l’é­cole et, plus encore, tous ont le devoir de réus­sir. Dans ce nou­veau con­texte, l’échec n’est plus perçu comme une sorte de fatal­ité sociale, mais comme un véri­ta­ble scan­dale dont les con­séquences sont con­sid­érables sur le des­tin social des indi­vidus. En effet, avec une école dis­tribuant un très grand nom­bre de diplômes, ceux-ci jouent un rôle déter­mi­nant dans l’ac­cès aux divers­es posi­tions sociales et ceux qui n’ont pas ces diplômes sont véri­ta­ble­ment “hand­i­capés”. En même temps, sauf pour l’élite de l’élite, l’u­til­ité de ces diplômes ne cesse de décroître puisqu’ils sont beau­coup plus nom­breux que les posi­tions sociales aux­quelles ils per­me­t­tent d’accéder.

Le pas­sage de l’é­cole répub­li­caine à l’é­cole de l’é­gal­ité des chances, con­stru­ite sur un principe méri­to­cra­tique fon­da­men­tale­ment plus juste que celui de la sépa­ra­tion des publics, entraîne un change­ment fon­da­men­tal du mode de pro­duc­tion de la sélec­tion sco­laire. Dans le pre­mier sys­tème, l’essen­tiel de la sélec­tion est réal­isé avant les études sec­ondaires et, pour­rions-nous dire, directe­ment par la société, ses iné­gal­ités et les aspi­ra­tions des divers groupes soci­aux. L’é­cole sanc­tionne des des­tins, et quand elle les rompt, c’est pour pro­mou­voir quelques élus de l’élitisme répub­li­cain. Dans l’é­cole démoc­ra­tique de masse, tous les enfants s’en­ga­gent dans la même com­péti­tion et sont cen­sés avoir les mêmes chances d’aller au terme du par­cours. Et comme dans une com­péti­tion sportive, ils sont exclus de l’épreuve ou relégués dans une caté­gorie inférieure en fonc­tion de leurs résul­tats, c’est-à-dire de leurs échecs. Dans la pre­mière con­fig­u­ra­tion l’é­cole dis­tingue les mérites excep­tion­nels, dans la sec­onde, elle sanc­tionne ceux qui n’ont pas le mérite atten­du de tous.

À l’élec­tion de quelques-uns suc­cède un sys­tème de dis­til­la­tion frac­tion­née dans lequel l’é­cole “ori­ente” les élèves qui ne peu­vent suiv­re la voie royale du suc­cès. Ain­si, en fonc­tion de leurs per­for­mances, les élèves seront suc­ces­sive­ment “ori­en­tés”. Au terme du col­lège, les moins bons iront en lycée pro­fes­sion­nel selon le pres­tige attaché à chaque for­ma­tion, puis en lycée tech­nique selon, là aus­si, la valeur attribuée à chaque for­ma­tion. Les meilleurs iront au lycée d’en­seigne­ment général et s’in­scriront dans des fil­ières elles aus­si hiérar­chisées. Mais la “dis­til­la­tion” n’est pas ter­minée. Les meilleurs iront dans des class­es pré­para­toires où les meilleurs des meilleurs iront dans les écoles les plus pres­tigieuses. Les autres iront dans les IUT et les uni­ver­sités où la “dis­til­la­tion” se pour­suiv­ra. Ce mécan­isme a trois grands types de conséquences.

• D’abord, ce sys­tème instau­re un proces­sus général de choix négatif ou de choix par défaut. Les élèves ne choi­sis­sent guère ce qu’ils souhait­ent, mais font ce qui est pos­si­ble selon un principe de dis­tance avec la “voie royale” des études longues et théoriques. Ain­si, les futurs ouvri­ers sont ori­en­tés pré­co­ce­ment alors que la future élite est “con­damnée” aux fil­ières sci­en­tifiques offrant les plus larges pos­si­bil­ités de choix même quand les élèves n’ont guère de voca­tion sci­en­tifique. Il ne faut pas taire le fait que ce sys­tème de sélec­tion a un aspect fort cru­el pour les plus faibles des élèves qui se voient rapi­de­ment enfer­més dans un sen­ti­ment de “nul­lité” ou d’in­com­pé­tence puisqu’ils ont eu, formelle­ment au moins, la chance de réus­sir et n’ont pas pu s’en saisir. Cela peut expli­quer, à la fois, le décrochage, le décourage­ment et la vio­lence des élèves qui ont le sen­ti­ment d’avoir été “piégés” dans un sys­tème les oblig­eant à rester à l’é­cole pour échouer dans des for­ma­tions qu’ils n’ont pas choisies et qui, sou­vent, n’ont guère d’u­til­ité sociale.

• Ensuite, le mode de sélec­tion n’af­fecte guère les iné­gal­ités sociales devant l’é­cole. Au bout du compte, ce sont sou­vent les mêmes qui réus­sis­sent et sou­vent les mêmes qui échouent. Pire, ce sys­tème accentue un rap­port util­i­tariste aux études et les familles les plus infor­mées et les plus “com­pé­tentes” anticipent sur les par­cours de leurs enfants en choi­sis­sant soigneuse­ment les fil­ières, les for­ma­tions, les étab­lisse­ments, en mul­ti­pli­ant les sou­tiens privés, ce qui a pour effet de creuser les iné­gal­ités sociales devant l’é­cole. Cer­tains étab­lisse­ments acquièrent des monopoles de l’ex­cel­lence, alors que d’autres con­cen­trent tous les échecs et toutes les dif­fi­cultés. Alors que le sys­tème sco­laire se voulait de plus en plus homogène, il est de plus en plus frac­tion­né entre les étab­lisse­ments, les fil­ières, les options et les classes.

• Enfin, ce sys­tème mar­que pro­fondé­ment la logique même du sys­tème sco­laire. Comme cha­cun a le droit de pré­ten­dre à l’ex­cel­lence, la cul­ture sco­laire, celle du col­lège notam­ment, est totale­ment dom­inée par le mod­èle de la voie royale des études les plus abstraites et les plus générales, alors que les for­ma­tions tech­niques, pro­fes­sion­nelles et pra­tiques sont con­sid­érées comme large­ment “infâmes”. C’est d’ailleurs là le drame du col­lège unique, accueil­lant tous les élèves d’une classe d’âge, mais dont le mod­èle de réus­site est sous l’emprise du lycée d’en­seigne­ment général. Dès lors, les élèves ori­en­tés ne le sont pas en fonc­tion de ce qu’ils savent, mais en fonc­tion de leurs lacunes, ce qui les con­forte dans le sen­ti­ment de leur faib­lesse et de leur indig­nité. En même temps, les fil­ières générales réputées pres­tigieuses entraî­nent bien des élèves vers des for­ma­tions uni­ver­si­taires longues ne cor­re­spon­dant à aucune demande du marché du tra­vail. À terme, ces élèves peu­vent con­naître un déclasse­ment impor­tant, leurs études longues les con­duisant vers des emplois très inférieurs à leurs attentes.

Pourquoi, en dépit de toutes ses faib­less­es et de toutes ses injus­tices, un tel sys­tème per­siste-t-il ? Au-delà des intérêts en jeu, des défens­es cor­po­ratistes et des nos­tal­gies qui domi­nent l’é­cole répub­li­caine, ce sys­tème tire sa force de sa cohérence idéologique. Dans une société démoc­ra­tique, c’est-à-dire dans une société com­posée d’é­gaux, la com­péti­tion méri­to­cra­tique appa­raît comme la seule manière de pro­duire des iné­gal­ités justes, des iné­gal­ités ne ten­ant qu’aux ver­tus et aux tal­ents sin­guliers des indi­vidus. En ce sens, la méri­to­cratie fonde la légitim­ité des élites issues, pour l’essen­tiel, de la com­péti­tion sco­laire et elle jus­ti­fie le sort des autres, inca­pables de saisir les chances de réus­site qui leur ont été offertes. Ce qui était de la faute de la société devient de la respon­s­abil­ité des individus.

Mais sommes-nous con­damnés, au nom de cette cohérence philosophique et poli­tique, à accepter que l’é­gal­ité des chances devi­enne une dis­til­la­tion frac­tion­née réduisant les choix des indi­vidus à leurs per­for­mances sco­laires ? Aujour­d’hui, les crises et les dif­fi­cultés de l’é­cole sont telles que beau­coup sont ten­tés de revenir vers “l’âge d’or” sup­posé de l’é­cole répub­li­caine : sélec­tion pré­coce, for­ma­tion pro­fes­sion­nelle pré­coce elle aus­si, retour aux “bonnes vieilles méth­odes”… Cette ten­ta­tion de con­tre-réforme est une chimère car l’aspi­ra­tion à l’é­gal­ité est trop ancrée pour qu’un tel retour vers le passé soit accep­té de bon gré par ceux qui en seront les vic­times désignées.

Con­tre cette ten­ta­tion, il faut imag­in­er des poli­tiques et des straté­gies per­me­t­tant aux indi­vidus de con­stru­ire des pro­jets et des par­cours en dépit du poids du mod­èle méri­to­cra­tique plutôt que de s’en­gager dans le slo­gan de la réus­site égale de tous qui est d’ailleurs, du point de vue logique, un oxy­more. La pre­mière mesure serait de définir le col­lège unique comme le temps de la cul­ture com­mune à tous, à ceux qui iront dans les class­es pré­para­toires comme à ceux qui entre­pren­dront une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, afin que ces derniers ne soient pas car­ac­térisés par leurs seules lacunes. Con­tre l’in­téri­or­i­sa­tion de l’échec, l’é­cole doit forg­er une con­fi­ance en soi, une capa­bil­ité dirait Sen, attachée à chaque indi­vidu et indépen­dante des seules per­for­mances sco­laires. La sec­onde famille de mesures devrait vis­er à la val­ori­sa­tion de l’en­seigne­ment pro­fes­sion­nel et tech­nique afin que la hiérar­chie sym­bol­ique des valeurs sco­laires n’écrase pas des for­ma­tions et des fil­ières dont la société a besoin mais que l’é­cole méprise large­ment au nom de ” l’ex­cel­lence pour tous ” et du car­ac­tère indis­cutable de la grande cul­ture. Enfin, ne faut-t-il pas atténuer l’emprise des diplômes sur l’en­trée dans la vie pro­fes­sion­nelle et sur le déroule­ment des car­rières pro­fes­sion­nelles ? En effet, même si la com­péti­tion sco­laire était juste (ce qui n’est pas le cas), il ne serait pas juste pour autant que les résul­tats de cette com­péti­tion déter­mi­nent totale­ment la vie et les pro­jets des indi­vidus. Ne pour­rait-on imag­in­er que les com­pé­tences mis­es en avant dans la vie pro­fes­sion­nelle soient mieux recon­nues, que les épreuves sco­laires elles-mêmes puis­sent être rejouées et que tout ne soit pas figé à 12, 15 ou 18 ans ?

Dans une large mesure, nous atten­dons trop de l’é­cole et de la jus­tice méri­to­cra­tique qui la fonde, tout se pas­sant comme si l’é­cole avait le devoir, à elle seule, de créer un monde juste, d’in­té­gr­er la société, d’as­sur­er l’ac­cès à l’emploi et de réalis­er l’é­d­u­ca­tion morale des indi­vidus. Aujour­d’hui, l’é­cole est comme écrasée par des attentes trop lour­des et trop con­tra­dic­toires entre elles pour être jamais pleine­ment sat­is­faites. Et nos décep­tions sont à la mesure de nos attentes. Une bonne école, ou une école meilleure, pour­rait ne pas tout miser sur la jus­tice méri­to­cra­tique pure, jus­tice trop cru­elle pour les vain­cus, jus­tice fon­dant trop l’orgueil des vain­queurs et, peut-être même, jus­tice engen­drant une for­ma­tion peu effi­cace et peu utile quand la cul­ture et les appren­tis­sages y sont réduits à leur fonc­tion sélective.

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