Coques et embouts dans l’atelier ACC de l’usine Orano La Hague (Manche, France).

Recyclage des combustibles nucléaires : définir l’aval du futur

Dossier : Le nucléaireMagazine N°780 Décembre 2022
Par Guillaume DUREAU (X83)
Par Antonin HODDÉ (X07)

L’industrie nucléaire française dis­pose aujourd’hui d’une maîtrise unique au monde s’agissant de l’aval du cycle, c’est-à-dire la ges­tion des com­bustibles usés, avec le traite­ment-recy­clage effec­tué par Ora­no. Les pistes d’amélioration sont promet­teuses, mais ambitieuses. Des déci­sions doivent être pris­es rapidement.

Dans les com­bustibles usés, les élé­ments à vie longue, c’est-à-dire supérieure à 300 ans, sont pour l’essentiel les actinides : ura­ni­um, plu­to­ni­um et actinides mineurs (améri­ci­um, nep­tu­ni­um et curi­um essen­tielle­ment). Les deux pre­miers peu­vent génér­er de l’énergie dans les réac­teurs de généra­tion 3 (parc actuel, EPR mais aus­si SMR type Nuward, tous dits à neu­trons ther­miques) par le recyclage.

Le monorecyclage

Ain­si, les procédés de traite­ment-recy­clage mis en œuvre par Ora­no dans ses usines de La Hague (pour le traite­ment) et de Melox (pour le recy­clage) per­me­t­tent de sépar­er l’uranium et le plu­to­ni­um des autres élé­ments, afin de les réu­tilis­er dans de nou­veaux com­bustibles. Ce mono-recy­clage génère une économie des ressources en ura­ni­um naturel de l’ordre de 10 % avec le com­bustible MOX (mélange d’uranium et de plu­to­ni­um) et jusqu’à 20 % ou 25 % dans le cas d’un recy­clage de l’uranium issu du traite­ment (com­bustible, ura­ni­um de retraite­ment enrichi, URE). À l’horizon 2040, le pro­jet de mul­ti­re­cy­clage en réac­teur à eau pres­surisée (MRREP) pour­rait per­me­t­tre de pouss­er ce taux jusqu’à 30 %, mais aus­si de sta­bilis­er les inven­taires de com­bustibles usés issus du recy­clage, en recy­clant l’uranium et le plu­to­ni­um plusieurs fois de suite au sein des mêmes réac­teurs à neu­trons thermiques.

Vue aérienne de l’usine Orano La Hague, première étape du recyclage des combustibles nucléaires usés (Manche, France).
Vue aéri­enne de l’usine Ora­no La Hague, pre­mière étape du recy­clage des com­bustibles nucléaires usés (Manche, France).

La gestion des déchets radioactifs

L’autre atout du traite­ment-recy­clage est celui d’une ges­tion opti­misée des déchets radioac­t­ifs à vie longue, dont il per­met de réduire le vol­ume d’un fac­teur 5 et la radiotox­i­c­ité d’un fac­teur 10 par rap­port au stock­age direct des com­bustibles usés, dans le cas du cycle ouvert. En effet, les procédés de traite­ment per­me­t­tent de con­di­tion­ner les déchets à vie longue en deux caté­gories de con­teneurs : les col­is vit­ri­fiés (CSD‑V), con­teneurs de haute activ­ité à vie longue incor­po­rant les pro­duits de fis­sion et les actinides mineurs ; et les col­is com­pactés (CSD‑C), con­teneurs de moyenne activ­ité à vie longue récupérant les élé­ments de struc­ture des assem­blages de com­bustible, en par­ti­c­uli­er les gaines en alliage de zir­co­ni­um. Le pro­jet français de stock­age en couche géologique pro­fonde Cigéo est conçu pour accueil­lir ces col­is et en assur­er le con­fine­ment, afin qu’ils ne présen­tent durable­ment aucun dan­ger pour l’homme et la biosphère.


Le multirecyclage en REP (MRREP)

Pour fonc­tion­ner, un réac­teur nucléaire a besoin d’une pro­por­tion suff­isam­ment élevée d’isotopes fis­siles dans son com­bustible. Dans la tech­nolo­gie de réac­teurs à eau pres­surisée (REP), il s’agit essen­tielle­ment de l’uranium 235, obtenu à par­tir de l’uranium naturel enrichi (UNE). En l’absence de recy­clage du com­bustible usé, on par­le de cycle ouvert. Le com­bustible UNE usé con­tient du plu­to­ni­um, qui peut être recy­clé en réac­teur, comme le fait la France avec ses usines de
La Hague et de Melox et la tech­nolo­gie du MOX, un com­bustible à base de plu­to­ni­um et d’uranium appau­vri : on par­le alors de monore­cy­clage, le plu­to­ni­um étant actuelle­ment réu­til­isé une seule fois. Il n’est pas pos­si­ble, en l’état actuel des tech­nolo­gies, de met­tre en œuvre un mul­ti­re­cy­clage à l’échelle indus­trielle du parc nucléaire français, car la qual­ité fis­sile du plu­to­ni­um se dégrade au fur
et à mesure des cycles, alors que sa pro­por­tion en iso­topes pairs aug­mente. Ain­si, les com­bustibles MOX usés français sont aujourd’hui entreposés
de manière sûre en attente de la mise en œuvre d’une solu­tion future. 

La stratégie envis­agée à long terme par la France est celle du mul­ti­re­cy­clage, met­tant en œuvre des réac­teurs à neu­trons rapi­des (RNR) qui autorisent un cycle con­tinu du plu­to­ni­um. L’utilisation de tels réac­teurs per­met d’envisager des scé­nar­ios ne néces­si­tant plus aucune con­som­ma­tion d’uranium naturel extrait des mines. Aujourd’hui cepen­dant et mal­gré les ten­sions récentes sur les prix de l’uranium, les ressources en ura­ni­um sont abon­dantes et disponibles à un prix encore accept­able, repous­sant l’intérêt économique du déploiement des RNR à un hori­zon plus loin­tain. Il con­vient cepen­dant de pré­cis­er que, en fonc­tion de l’évolution de la crise énergé­tique et géopoli­tique actuelle, ces con­sid­éra­tions pour­raient devoir être revues, et le cal­en­dri­er d’un éventuel mul­ti­re­cy­clage en RNR poten­tielle­ment accéléré. 

Le mul­ti­re­cy­clage en REP (MRREP) con­siste à dévelop­per les solu­tions tech­nologiques per­me­t­tant un mul­ti­re­cy­clage des com­bustibles usés, sans déploiement de RNR. Cela sup­pose de com­penser, dans le futur com­bustible MOX2, la dégra­da­tion de la qual­ité fis­sile du plu­to­ni­um par l’ajout d’uranium enrichi. Divers aspects tech­nologiques doivent être étudiés : con­cepts de com­bustible, adéqua­tion avec les réac­teurs, usines néces­saires pour traiter et recy­cler ces com­bustibles, inté­gra­tion de tels com­bustibles dans le sys­tème indus­triel d’ensemble. L’industrie nucléaire française a lancé dès 2016 les pre­mières études sur le MRREP et s’est ensuite organ­isée en « quadri­par­tite » (CEA, Ora­no, EDF, Fram­atome) pour pilot­er et financer ce pro­gramme de R & D. Le pro­gramme porte l’ambition d’un assem­blage test en réac­teur à l’horizon 2025–2028, puis d’un déploiement indus­triel à l’horizon 2040–2050, cohérent avec l’horizon des futures évo­lu­tions des usines de l’aval du cycle. 


Réduire les déchets à vie longue

L’âge des usines actuelles de La Hague et de Melox, entrées en fonc­tion respec­tive­ment au début et à la fin des années 1990, pose la ques­tion de la péren­nité des capac­ités indus­trielles de traite­ment-recy­clage au-delà du jalon admin­is­tratif et com­mer­cial des usines pour l’instant fixé à 2040. De plus, la généra­tion de déchets à vie longue ressort comme l’un des deux prin­ci­paux axes, avec la sûreté et la préven­tion des acci­dents, sur lequel le pub­lic demande à notre indus­trie de pro­gress­er ; aus­si les con­cepts de l’aval du futur doivent-ils s’attacher à pro­pos­er des solu­tions visant à réduire les déchets à vie longue. Ora­no tra­vaille, avec la fil­ière, sur plusieurs briques tech­nologiques qui per­me­t­traient de trans­former un néces­saire renou­velle­ment de l’outil indus­triel afin d’en amélior­er rad­i­cale­ment les per­for­mances à plusieurs points de vue.

Atelier T1 de cisaillage-dissolution - cellule de maintenance. Usine Orano La Hague (Manche, France).
Ate­lier T1 de cisail­lage-dis­so­lu­tion — cel­lule de main­te­nance. Usine Ora­no La Hague (Manche, France).

De nouvelles technologies pour le traitement

La pour­suite du monore­cy­clage per­met déjà d’introduire de nou­velles tech­nolo­gies dans le traite­ment, de manière à amélior­er la per­for­mance et l’économie glob­ale des instal­la­tions (déploiement des tech­nolo­gies de l’usine 4.0 en cours de mise en œuvre dans les usines actuelles, opti­mi­sa­tion de la radio­pro­tec­tion, opti­mi­sa­tion des opéra­tions de purifi­ca­tion de l’uranium et du plu­to­ni­um). La mise en œuvre indus­trielle du MRREP deman­dera quant à elle le déploiement de nou­velles tech­nolo­gies. Enfin, des tech­nolo­gies en rup­ture sont étudiées, notam­ment pour élargir la gamme de com­bustibles admis­si­bles, afin par exem­ple d’être en mesure de pro­pos­er le traite­ment de com­bustibles de cer­tains con­cepts de réac­teurs étrangers actuels, dont les réac­teurs inno­vants. Par­al­lèle­ment, divers mod­èles sont étudiés pour génér­er davan­tage de valeur à par­tir des usines de traite­ment, par exem­ple en val­orisant cer­taines matières aujourd’hui sans usage et par con­séquent con­sid­érées comme des déchets (plati­noïdes par exemple).

De nouvelles technologies pour le recyclage

Les défis de niveau de pro­duc­tion ren­con­trés par l’usine de Melox qui fait face à son vieil­lisse­ment illus­trent la néces­sité de con­tin­uer à pro­gress­er sur les procédés actuels. En par­ti­c­uli­er, de nou­velles tech­nolo­gies pour maîtris­er dans la durée les débits de dose radioac­tive, inté­grant le retour d’expérience con­séquent de Melox, devront être mis­es en œuvre. La maîtrise indus­trielle de la fab­ri­ca­tion du futur com­bustible MOX2 présente des défis com­plé­men­taires en ter­mes de qual­ité et de com­péti­tiv­ité, qui devront être relevés pour le déploiement du MRREP. La fil­ière étudie ain­si des évo­lu­tions tech­nologiques ou de nou­velles tech­nolo­gies sur les procédés de fab­ri­ca­tion, tant pour la pré­pa­ra­tion des milieux gran­u­laires que pour la mise en forme des pastilles ou de nou­veaux procédés de frit­tage et de rec­ti­fi­ca­tion des pastilles.

Pastilles dans l’atelier de rectification. Usine de recyclage des combustibles nucléaires usés d’Orano Melox (Gard, France).
Pastilles dans l’atelier de rec­ti­fi­ca­tion. Usine de recy­clage des com­bustibles nucléaires usés d’Orano Melox (Gard, France).

La décontamination des coques

Les con­teneurs stan­dards de déchets com­pactés (CSD‑C, con­tenant les matéri­aux métalliques de struc­ture des assem­blages de com­bustible) entrent dans la caté­gorie des déchets de moyenne activ­ité à vie longue, en rai­son non seule­ment de la présence de traces de matière issue du com­bustible (ura­ni­um, plu­to­ni­um, actinides mineurs et pro­duits de fis­sion), mais aus­si de celle de pro­duits d’activation de l’alliage de zirconium.

“Contribuer à améliorer l’acceptabilité publique du nucléaire.”

Ora­no tra­vaille, en parte­nar­i­at avec le CEA et Fram­atome, sur plusieurs tech­nolo­gies en rup­ture visant à élim­in­er l’activité con­tenue dans les gaines com­bustibles con­sti­tuées d’alliage de zir­co­ni­um. Ce dernier pour­rait alors soit être réu­til­isé pour la fab­ri­ca­tion de nou­veaux com­bustibles nucléaires, aug­men­tant la cir­cu­lar­ité de l’industrie, soit stocké en sur­face ou en sub­sur­face. Surtout, le vol­ume des déchets des­tinés au stock­age pro­fond pour­rait être réduit de l’ordre d’un fac­teur 10 par rap­port aux col­is CSD‑C actuels, ce qui pour­ra forte­ment con­tribuer à amélior­er l’acceptabilité publique du nucléaire.

La conversion des actinides

Les actinides mineurs peu­vent être con­ver­tis, c’est-à-dire trans­for­més par fis­sion en élé­ments à vie courte (moins de 300 ans), dans des réac­teurs à neu­trons rapi­des. Le sujet est instru­it depuis longtemps (expéri­ences menées dans les réac­teurs Phénix du CEA et Super­phénix d’EDF). Il a égale­ment été dis­cuté dans les débats par­lemen­taires autour de la trans­mu­ta­tion dans le cadre des lois Bataille de 1991 et de Trans­parence et Sécu­rité en matière nucléaire de 2006. Aujourd’hui, l’étude de nou­veaux con­cepts de petits réac­teurs, comme ceux fondés sur la tech­nolo­gie du réac­teur à sels fon­dus, est par­ti­c­ulière­ment promet­teuse. Ce dernier est par­ti­c­ulière­ment adap­té à l’objectif de con­ver­sion, en ce qu’il peut fonc­tion­ner sans ura­ni­um et ain­si con­som­mer une quan­tité impor­tante d’actinides mineurs sans en génér­er en retour.

De tels réac­teurs ne se sub­stitueraient pas au parc de réac­teurs de puis­sance d’EDF (type EPR2) mais inter­viendraient en com­plé­ment. Si de nom­breux ver­rous tech­nologiques doivent être lev­és, ce con­cept présente des avan­tages de sûreté et d’intégration avec les tech­nolo­gies de traite­ment-recy­clage déployées par Ora­no. En parte­nar­i­at avec le CEA et le CNRS, ain­si qu’EDF et Fram­atome, Ora­no a ain­si entamé des travaux sur ces réac­teurs à sels fon­dus, qui pour­raient per­me­t­tre de réduire très forte­ment les élé­ments à vie longue con­tenus dans les col­is CSD‑V. Le vol­ume des déchets à vie longue pour­rait alors être réduit de l’ordre d’un fac­teur 7 par rap­port au cycle ouvert et leur emprise au stock­age jusqu’à un fac­teur de l’ordre de 10, économisant ain­si la ressource rare que con­stitue le stock­age géologique. De plus, la durée de vie des déchets serait dras­tique­ment réduite, l’ensemble con­tribuant forte­ment à amélior­er l’acceptabilité publique du nucléaire.

Pastille MOX en forme d’anneaux pour le réacteur Astrid. Usine de recyclage des combustibles nucléaires usés d’Orano Melox (Gard, France).
Pastille MOX en forme d’anneaux pour le réac­teur Astrid. Usine de recy­clage des com­bustibles nucléaires usés d’Orano Melox (Gard, France).

Des défis technologiques

Par­venir à la matu­rité indus­trielle sur ces briques tech­nologiques, pour la plu­part en rup­ture, représente cepen­dant un défi majeur. Surtout, leur mise en cohérence avec la chronolo­gie du renou­velle­ment des instal­la­tions de traite­ment-recy­clage d’Orano sup­pose de réalis­er un effort par­ti­c­ulière­ment impor­tant de recherche et développe­ment. Celui-ci doit être coor­don­né au niveau de la fil­ière, afin de garan­tir la cohérence des pistes explorées entre elles et avec le pro­gramme indus­triel de renou­velle­ment des instal­la­tions. Il doit aus­si faire l’objet d’un accom­pa­g­ne­ment con­séquent de la part de l’État, avec l’objectif d’aboutir à des solu­tions indus­trielles déploy­ables au-delà de l’horizon de la décen­nie 2040. Dans l’intermédiaire, le renou­velle­ment néces­saire de cer­tains des ate­liers des instal­la­tions de traite­ment-recy­clage peut s’inscrire dans un sché­ma indus­triel cohérent avec le temps de développe­ment des nou­velles technologies.

Des décisions à prendre rapidement

L’orientation récente de l’État en faveur d’un renou­velle­ment du parc nucléaire français, avec l’annonce de la con­struc­tion d’au moins six EPR2 par le Prési­dent de la République le 10 févri­er 2022 à Belfort, est un sig­nal fort pour la fil­ière. Cepen­dant, la péren­ni­sa­tion des capac­ités indus­trielles du traite­ment-recy­clage néces­sit­era une stratégie à très long terme, assur­ant une vision d’ensemble cohérente de tous les enjeux de la fil­ière nucléaire française. En effet cette péren­ni­sa­tion sup­posera de men­er con­join­te­ment un pro­gramme de pro­lon­ga­tion de l’exploitation des usines actuelles au-delà de 2040, sim­i­laire dans l’idée au grand caré­nage d’EDF, un pro­gramme de con­cep­tion des futures usines de traite­ment-recy­clage pour l’horizon 2050–2060 et un vaste pro­gramme de R & D, afin d’amener à une matu­rité suff­isante les tech­nolo­gies à embar­quer dans ces futures usines. Le temps néces­saire à la mise en œuvre de cha­cune de ces étapes impose que des déci­sions soient pris­es par l’État avant la fin de ce quin­quen­nat, afin de déter­min­er la stratégie d’ensemble et lancer les travaux afférents. 

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