Mix énergétique : le rôle stratégique des SMR et du projet NUWARD™

Dossier : Le nucléaireMagazine N°780 Décembre 2022
Par Jacques CHÉNAIS
Par Renaud CRASSOUS (X97)
Par Benoît DESFORGES (X04)

Le pro­jet Nuward ™ (Nuclear For­ward) con­stitue un change­ment de par­a­digme, qui ouvre de nou­velles per­spec­tives d’utilisation de l’énergie nucléaire. La décen­nie 2020–2030 sera par­ti­c­ulière­ment déci­sive pour con­forter le rôle poten­tiel que peut jouer le nucléaire dans la tran­si­tion énergé­tique et la décar­bon­a­tion du mix énergé­tique mon­di­al, avec en même temps une nou­velle accéléra­tion des pro­jets de grande puis­sance, mieux maîtrisés, et l’arrivée des pre­mières cen­trales SMR « têtes de série », qui devront démon­tr­er que la promesse de SMR com­péti­tifs est accessible.

L’approvisionnement en énergie compte par­mi les enjeux poli­tiques, économiques et écologiques décisifs pour l’avenir de la planète au XXIe siè­cle. La sat­is­fac­tion de la demande énergé­tique mon­di­ale et le respect des objec­tifs inter­na­tionaux de lutte con­tre le change­ment cli­ma­tique imposent de dévelop­per des éner­gies décar­bonées, en util­isant à bon escient tous les leviers pos­si­bles. Dans cette per­spec­tive l’énergie nucléaire appa­raît comme un atout clé du mix énergé­tique du futur. Aujourd’hui, l’offre élec­tronu­cléaire se con­cen­tre sur des cen­trales de forte puis­sance (entre 1 000 MWe et 1 700 MWe par unité de pro­duc­tion), qui res­teront essen­tielles pour sat­is­faire la plu­part des besoins des grands pays indus­tri­al­isés et émer­gents. Pour­tant, depuis une décen­nie, plusieurs pays con­cep­teurs de réac­teurs sont con­va­in­cus de la néces­sité de dévelop­per et d’offrir au marché des cen­trales élec­tronu­cléaires pour des puis­sances inférieures. C’est ain­si qu’ils ont engagé le développe­ment de petits réac­teurs mod­u­laires inno­vants, typ­ique­ment en deçà d’un équiv­a­lent de 300 MWe par réac­teur, appelés SMR pour Small Mod­u­lar Reac­tors. 

Le marché des SMR

Ce nou­veau marché, encore embry­on­naire, sera com­plé­men­taire de celui des réac­teurs de puis­sance. Il con­cern­era par exem­ple des pays con­traints par la taille de leur réseau élec­trique, leur géo­gra­phie ou leurs capac­ités d’investissement, mais aus­si des sites indus­triels souhai­tant décar­bon­er leur four­ni­ture de chaleur et d’électricité. En effet, out­re la four­ni­ture d’électricité, la plu­part des SMR pro­poseront la cogénéra­tion de chaleur pour d’autres débouchés à l’aval : chaleur indus­trielle, chauffage urbain, pro­duc­tion d’eau douce par dessale­ment de l’eau de mer, pro­duc­tion d’hydrogène, cap­ture et val­ori­sa­tion du CO2. Pour l’industrie nucléaire, ces développe­ments con­stituent un chemin de tra­verse par rap­port à l’évolution his­torique des réac­teurs, conçus de plus en plus puis­sants pour béné­fici­er d’économies d’échelle impor­tantes et con­tenir les coûts tout en aug­men­tant la sûreté. Pour pro­pos­er une offre com­péti­tive avec des puis­sances de 5 à 10 fois inférieures, il est indis­pens­able de trou­ver d’autres leviers, de chang­er de par­a­digme. Cela con­cerne toutes les étapes de développe­ment, de la con­cep­tion à la mise en ser­vice, en pas­sant par le licens­ing et la com­mer­cial­i­sa­tion. 

Les avantages des SMR

Les pro­jets en cours explorent, sous dif­férentes formes, trois grands leviers com­plé­men­taires. D’abord la sim­plic­ité du design, per­mise notam­ment par la plus faible puis­sance uni­taire des réac­teurs, le recours qua­si général­isé à des sys­tèmes de sûreté pas­sive ou des choix de con­cep­tion inno­vants. Ensuite la mod­u­lar­ité, autorisant un max­i­mum de fab­ri­ca­tion et d’assemblage en ate­lier en amont, avec des procédés inno­vants sur la fab­ri­ca­tion et de très bonnes con­di­tions de repro­ductibil­ité. Cela per­met alors une réduc­tion des durées et des risques de chantier. Enfin la stan­dard­i­s­a­tion, per­me­t­tant de max­imiser les effets de série, y com­pris sur plusieurs pays. Cela sup­pose de pou­voir licenci­er, com­mer­cialis­er et installer un même design dans dif­férents pays. Cette approche SMR n’est pas com­plète­ment nou­velle, puisqu’elle a déjà sus­cité des études con­ceptuelles impor­tantes dans les années 80, en par­ti­c­uli­er aux USA. Mais elle est dev­enue plus crédi­ble depuis une dizaine d’années, avec les développe­ments con­crets des développeurs les plus précurseurs. Simul­tané­ment, les dif­fi­cultés des chantiers têtes de série des nou­veaux mod­èles de grande taille de généra­tion 3 ont accru l’intérêt pour chercher du côté des con­cepts SMR une « autre voie » pour utilis­er l’énergie nucléaire. 

Nuward, le projet de SMR européen

La France, s’appuyant sur la com­plé­men­tar­ité et l’expérience des acteurs majeurs de sa fil­ière nucléaire que sont EDF, le CEA, Naval Group, Tech­ni­cAtome, rejoints récem­ment par Fram­atome et la société belge Tractebel, s’est inter­rogée sur la per­ti­nence du développe­ment du seg­ment SMR et a con­clu qu’il était néces­saire de lancer les études d’un pro­jet de SMR, à par­tir des études exploratoires menées jusqu’alors. Le pro­jet est actuelle­ment en fin de phase dite d’avant-projet som­maire (APS ou con­cep­tu­al design), qui sera suiv­ie dès début 2023 par la phase d’avant-projet détail­lé (APD ou basic design) en vue d’une pre­mière réal­i­sa­tion lancée dans la décen­nie (pre­mier béton en 2030). Le design Nuward est une cen­trale de 340 MWe com­por­tant deux réac­teurs (équiv­a­lent cha­cun de 170 MWe). Le marché visé est en pre­mier celui du rem­place­ment des cen­trales au char­bon dans cette gamme de puis­sance. 

La tech­nolo­gie retenue pour le réac­teur est celle des REP (réac­teurs à eau pres­surisée) inté­grés : à la dif­férence des REP de puis­sance à boucles, ici tous les équipements sont placés à l’intérieur de la cuve (le cœur et son sys­tème de bar­res de con­trôle, les pom­pes pri­maires, le pres­suriseur et les généra­teurs de vapeur, qui pro­duisent directe­ment la vapeur pour faire fonc­tion­ner la tur­bine). Des inno­va­tions majeures sont intro­duites dans le design, par exem­ple des généra­teurs de vapeur à plaques. Finale­ment le design de Nuward est le plus com­pact de sa caté­gorie et per­met d’être intro­duit dans une enceinte métallique de 16 m de haut et 15 m de diamètre seule­ment, un atout pour une fab­ri­ca­tion poussée en usine et une réduc­tion des ouvrages de génie civ­il sur site. En ter­mes de sûreté nucléaire et de pro­tec­tion physique, le choix d’une archi­tec­ture inté­grée pour le réac­teur, placé dans une enceinte métallique, elle-même immergée dans une instal­la­tion semi-enter­rée, offre les meilleures garanties (évac­u­a­tion de la puis­sance résidu­elle en cir­cu­la­tion naturelle notam­ment). 

Un changement de paradigme autant industriel qu’institutionnel

Le pro­jet Nuward con­stitue une occa­sion pour con­solid­er un unique pro­jet SMR européen, en rassem­blant les con­tri­bu­tions de mul­ti­ples parte­naires indus­triels européens avec le savoir-faire de la fil­ière nucléaire française. L’Europe pour­rait con­stituer, avec le Cana­da, le pre­mier marché com­mer­cial pour les SMR, avec plusieurs pays intéressés pour un déploiement à par­tir de 2035, afin de réduire très forte­ment leur dépen­dance au char­bon. 

Le mod­èle économique des SMR repose sur trois fac­teurs clés de suc­cès : la sim­pli­fi­ca­tion du design, une con­cep­tion-fab­ri­ca­tion mod­u­laire et une pro­duc­tion en série, autant de défis à relever pour les con­cep­teurs. Si une par­tie de l’effort est du côté des con­cep­teurs, l’autre par­tie est plus liée à l’évolution des « règles du jeu », qui devront per­me­t­tre la répli­ca­tion dans de mul­ti­ples pays sans redesign et sans recom­mencer à chaque fois un proces­sus de licens­ing com­plet. 

L’harmonisation des règles de sûreté

Para­doxale­ment, le foi­son­nement de pro­jets de SMR plus ou moins avancés de par le monde pour­rait se révéler être un frein à un effet de série néces­saire à la via­bil­ité du mod­èle économique. D’autant plus que les pays déjà pro­duc­teurs ou pou­vant rapi­de­ment accéder à l’énergie nucléaire ont des régle­men­ta­tions nucléaires non har­mon­isées ou peu har­mon­isées, émis­es par leurs autorités de sûreté, sou­veraines en la matière. Il faut donc soulign­er les ini­tia­tives pris­es au niveau inter­na­tion­al sous l’égide de l’AIEA (Agence inter­na­tionale de l’énergie atom­ique), ou par exem­ple entre le Cana­da et les USA et plus récem­ment en Europe sous l’égide de l’Union européenne pour encour­ager un parte­nar­i­at européen SMR. Ces démarch­es pour­ront faciliter l’harmonisation des règles du jeu, don­ner tout son sens au con­cept de SMR et inciter des pays nou­veaux entrants dans la pro­duc­tion d’énergie nucléaire à se dot­er d’une flotte de SMR pour relever le défi de la décar­bon­a­tion de leur mix énergé­tique. Pour con­cré­tis­er cette recherche d’harmonisation le pro­jet Nuward a pris l’initiative de soumet­tre son design à trois autorités de sûreté pour une analyse con­jointe (France, Fin­lande et République tchèque). 

La taxonomie européenne

Enfin, l’investissement ini­tial plus faible pour des SMR, com­paré à celui des cen­trales de puis­sance, ouvre égale­ment des per­spec­tives de finance­ment élar­gies aux investis­seurs privés. Cela impose cepen­dant, dans des sys­tèmes énergé­tiques avec une part impor­tante d’énergies inter­mit­tentes, des régu­la­tions adap­tées aux moyens pilota­bles : des revenus garan­tis par des prix fix­es (par ex. con­tract for dif­fer­ence), des pro­fils de risques accept­a­bles, un cadre régle­men­taire sta­ble dans le temps. La recon­nais­sance de l’énergie nucléaire comme tech­nolo­gie dite durable au sens de la tax­onomie européenne (sus­tain­able finance) est aus­si indis­pens­able pour faire béné­fici­er l’Europe du poten­tiel des SMR, tant du côté de la demande, en tant que moyen de pro­duc­tion sans CO2, que du côté de l’offre avec un pro­jet européen Nuward qui créera des mil­liers d’emplois qual­i­fiés en Europe.  


Panorama des projets de SMR dans le monde

La forte crois­sance mon­di­ale de l’intérêt pour les SMR depuis plusieurs années s’est accom­pa­g­née d’un nou­veau dynamisme indus­triel pour une gamme très large de con­cepts de réac­teurs. L’AIEA (Agence inter­na­tionale de l’énergie atom­ique) recense ain­si dans son book­let plus de 80 pro­jets de SMR, de toutes orig­ines et de tech­nolo­gies divers­es. Env­i­ron la moitié des con­cepts appar­tient à la fil­ière des réac­teurs à eau la plus éprou­vée (fil­ière des cen­trales de puis­sance et des réac­teurs de propul­sion navale), tan­dis que l’autre moitié con­cerne des réac­teurs dits avancés (réac­teurs à neu­trons rapi­des refroidis au sodi­um ou au plomb, réac­teurs à sels fon­dus, réac­teurs à haute tem­péra­ture…). 

Actuelle­ment, deux pro­jets de SMR ont été réal­isés et sont en ser­vice : la barge russe Akademik Lomonosov (2 réac­teurs de 35 MWe) déployée dans la ville de Pevek (en Sibérie ori­en­tale) et le pro­jet chi­nois HTR-PM (deux réac­teurs refroidis au gaz à haute tem­péra­ture cou­plés à une même tur­bine de 210 MWe) dans la province de Shan­dong. Deux autres SMR de démon­stra­tion indus­trielle sont en phase de con­struc­tion : en Argen­tine (Carem, un REP – réac­teur à eau pres­surisée – pro­to­type de faible puis­sance 25 MWe) et en Chine (l’ACP100, REP de 125 MWe). 

Les pro­jets les plus avancés pour un déploiement indus­triel et com­mer­cial d’ici la fin de cette décen­nie sont les réac­teurs à eau pres­surisée REP majori­taire­ment avec une archi­tec­ture inté­grée (tous les com­posants du cir­cuit pri­maire sont une unique capac­ité sous pres­sion, la cuve) ou à eau bouil­lante REB (réac­teurs à eau bouil­lante) dits de 3e généra­tion, car ils reposent en grande par­tie sur des tech­nolo­gies éprou­vées et un cycle du com­bustible exis­tant. Le panora­ma est le suiv­ant. 

Aux USA, deux pro­jets se déga­gent : le pro­jet NuS­cale de cen­trale com­posée de plusieurs réac­teurs inté­grés REP (jusqu’à 12) de 77 MWe conçus pour fonc­tion­ner en con­vec­tion naturelle, c’est-à-dire sans pompe pri­maire et inté­grant dans son design une sûreté pas­sive (sans apport d’énergie externe, en sit­u­a­tion acci­den­telle) et le pro­jet BWRX-300 de GE Hitachi, pro­jet REB retenu par l’opérateur cana­di­en Ontario Pow­er Gen­er­a­tion (OPG) pour une pos­si­ble pre­mière réal­i­sa­tion sur le site de Dar­ling­ton. Un autre pro­jet suit : le pro­jet Holtec REP de 160 MWe. 

La Chine développe plusieurs designs de SMR REP à terre et sur barges. Le pro­jet ACP100 ou Lin­g­long One de 125 MWe, lancé récem­ment en con­struc­tion par CNNC (Com­pag­nie nucléaire nationale chi­noise) dans l’île Hainan est le plus avancé. 

Au Roy­aume-Uni, l’entreprise Rolls-Royce SMR a lancé récem­ment la con­cep­tion d’un REP de 440 MWe pour un déploiement en pre­mier sur leur sol (notam­ment sur des anciens sites nucléaires de puis­sance équiv­a­lente). 

La Russie envis­age d’autres barges et cen­trales à terre équipées de réac­teurs inté­grés RITM-200 de 50 MWe dont qua­tre unités sont déjà instal­lées dans les brise-glaces Sibir et Ark­ti­ka, qui entreront bien­tôt en ser­vice. 

La Corée du Sud a dévelop­pé le pro­jet SMART, REP inté­gré de 100 MWe, et envis­age son déploiement en col­lab­o­ra­tion avec l’Arabie saou­dite (pre­mières réal­i­sa­tions envis­agées en Ara­bie saou­dite). 

D’autres con­cepts de SMR, de 4e généra­tion, aus­si appelés AMR (Advanced Mod­u­lar Reac­tors) sont dévelop­pés. Davan­tage en rup­ture, ils deman­deront plus de recherch­es et ne seront pas prêts pour être com­mer­cial­isés en série avant 2040, voire 2050. Ces pro­jets font face à d’importants défis tech­nologiques, mais plusieurs entre­pris­es tra­vail­lent à les relever. C’est notam­ment le cas de Mol­tex Ener­gy au Roy­aume-Uni et de Ter­res­tri­al Ener­gy au Cana­da, ain­si que de Kairos Pow­er aux USA à par­tir des sels fon­dus, ou de Ter­raPow­er aux USA, qui pro­pose un SMR à neu­trons rapi­des cou­plé avec un stock­age à sels fon­dus, ou encore d’X‑energy, un réac­teur à très haute tem­péra­ture. Au-delà des avan­tages recher­chés par la 4e généra­tion (sûreté, com­péti­tiv­ité, cycle du com­bustible, etc.), ces réac­teurs pour­raient favoris­er cer­tains usages de cogénéra­tion, notam­ment dans la pro­duc­tion de chaleur de très haute tem­péra­ture, util­isée dans cer­tains procédés indus­triels, que ne peut pas génér­er la fil­ière à eau sous pres­sion ou à eau bouillante.


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