Le nucléaire civil dans l’opinion : de la controverse à l’acceptation

Dossier : Le nucléaireMagazine N°780 Décembre 2022
Par Fanny BAZILE

Le nucléaire civ­il jouit d’une image dans la pop­u­la­tion qui est mit­igée : mélange de méfi­ance envers le nucléaire en général et de fierté pour la per­for­mance nationale. L’expérience mon­tre que les pou­voirs publics peu­vent faire évoluer pos­i­tive­ment cette image, par des actions appro­priées. Cela est néces­saire alors que le nucléaire est à l’évidence une solu­tion d’avenir.

Lorsque dans un débat en France sont évo­quées la ques­tion du mix énergé­tique opti­mal et la place du nucléaire dans ce bou­quet, il est dif­fi­cile d’échapper à la con­tro­verse sur l’acceptabilité sociale. Chaque source d’énergie pri­maire a des atouts et incon­vénients, pas tou­jours très bien éval­ués par un large pub­lic, car il s’agit de sujets qui ne pas­sion­nent pas spon­tané­ment le grand pub­lic, comme on l’a vu dans la faible par­tic­i­pa­tion de celui-ci aux débats organ­isés depuis une quin­zaine d’années sur l’énergie en France (de 2003 à 2019). Les dimen­sions imag­i­naires des éner­gies sont struc­turantes dans les représen­ta­tions que se font les opin­ions publiques des dif­férentes sources. 

Le rôle de l’opinion

Le nucléaire civ­il n’y échappe pas, d’autant plus qu’il est affec­té d’un défaut ontologique, sa dimen­sion duale. Cette dimen­sion est présente dès sa nais­sance au sor­tir de la Sec­onde Guerre mon­di­ale. S’y ajoutent des défauts his­toriques, la prég­nance dans la mémoire col­lec­tive de plusieurs cat­a­stro­phes de reten­tisse­ment mon­di­al (acci­dent de Tch­er­nobyl, acci­dent réelle­ment nucléaire, et con­séquences du tsuna­mi à Fukushi­ma qui en soi n’est pas un acci­dent nucléaire). Bien que, étant en réal­ité une source d’énergie sûre et non émet­trice de CO2, le nucléaire est spon­tané­ment affec­té d’une vis­i­bil­ité néga­tive, qui se nour­rit de l’effet de halo au sens des biais cog­ni­tifs évo­qués par Gérald Bron­ner (in La démoc­ra­tie des cré­d­ules) : le risque d’accident, de con­t­a­m­i­na­tion radioac­tive, de fuite, d’effets incon­nus mais néfastes pour la santé.

“Le nucléaire est spontanément affecté d’une visibilité négative.”

Beau­coup d’opinions exprimées dans les études qual­i­ta­tives con­ver­gent vers, d’une part, l’hésitation, la volon­té de ne pas se pronon­cer ; d’autre part vers une per­cep­tion selon laque­lle « le nucléaire est un mal néces­saire ». Et, lorsque le nucléaire rede­vient un sujet d’actualité comme c’est le cas aujourd’hui, à la suite des déc­la­ra­tions du Prési­dent de la République, un grand jour­nal du soir titre : Relance du nucléaire : huit ques­tions pour un débat radioac­t­if. Les besoins d’une énergie abon­dante et en base sont une néces­sité pour la relance indus­trielle, la capac­ité du nucléaire à pro­duire une élec­tric­ité en base et en con­tinu sans émet­tre de CO2 est con­nue et admise, les ten­sions géopoli­tiques sur l’approvisionnement en gaz naturel sont con­nues ; mais la déci­sion est soumise à la réac­tion de l’opinion, comme le mon­tre le titre de l’éditorial du Monde du 19 novem­bre 2021 : Débat­tre et informer, avant de décider.

Le rôle des acteurs institutionnels

Cela sig­ni­fie que les acteurs insti­tu­tion­nels, notam­ment ceux qui sont investis d’une grande influ­ence poli­tique dans le domaine de l’énergie, ont une réelle respon­s­abil­ité sur l’image et l’acceptabilité de cette source. Et cela con­stitue en soi une vul­néra­bil­ité d’une poli­tique nucléaire. L’énergie nucléaire demeure en soi un sujet de con­tro­verse, beau­coup plus que le recours à des éner­gies car­bonées, dont le gaz. L’opinion publique est per­méable aux dis­cours soci­aux, même si elle dit s’en méfi­er : elle les repro­duit tels quels, comme s’ils émanaient d’une autorité validée – en l’occurrence, la société ou l’opinion se voient créditer d’une forme de légitim­ité au nom d’un principe démoc­ra­tique. Ain­si, aujourd’hui, il est frap­pant de voir que la prise de posi­tion pronu­cléaire récente du chef de l’État et de l’exécutif en France a forte­ment infléchi les opin­ions et juge­ments exprimés par les jour­nal­istes nationaux sur le poten­tiel de développe­ment d’un nou­veau nucléaire en France. À l’inverse, lorsque son prédécesseur avait annon­cé il y a quelques années la pro­gram­ma­tion d’une baisse de la part du nucléaire dans le mix élec­trique français, cette annonce avait certes sus­cité des con­tro­ver­s­es entre les acteurs du secteur, un cer­tain pes­simisme au sein de la fil­ière, mais pas de réel débat au niveau nation­al avec le pub­lic et les par­ties prenantes. 

Vérité en deçà… 

Si l’on con­sid­ère le champ inter­na­tion­al, il est sig­ni­fi­catif que l’image du nucléaire varie beau­coup d’un pays, d’une cul­ture et surtout d’un régime poli­tique à l’autre. Il arrive qu’un change­ment de régime ou de gou­verne­ment remette en ques­tion un pro­gramme nucléaire, ce qui a été le cas en Alle­magne après la cat­a­stro­phe de Fukushi­ma, même si Angela Merkel était per­son­nelle­ment et poli­tique­ment favor­able au nucléaire. Dans le passé des annu­la­tions de pro­gramme nucléaire sur des ques­tions d’acceptabilité ont eu lieu, par exem­ple aux Philip­pines, où la cen­trale de Bataan, décidée par le prési­dent Mar­cos, une fois con­stru­ite, n’a jamais pu être exploitée. 

Il y a eu une ten­ta­tive d’analyse savante de cette ambiva­lence dans une étude menée à la demande des instances européennes, l’étude ExternE en 2002 qui tendait à met­tre en évi­dence les exter­nal­ités de cha­cune des sources, dont le nucléaire. Cette étude mon­trait notam­ment que les exter­nal­ités envi­ron­nemen­tales du nucléaire étaient faibles par rap­port à celles des éner­gies fos­siles (char­bon, pétroles, gaz naturel). Ce résul­tat reste fon­da­men­tal pour con­duire un débat sur l’acceptabilité sociale du nucléaire civ­il. Il n’est en effet pas légitime de par­ler de l’acceptabilité du nucléaire si l’on ne met pas cette image en per­spec­tive avec les per­for­mances économiques et les apports du nucléaire aux ter­ri­toires d’implantation des unités de pro­duc­tion. 

Alors que la déci­sion et la mise en œuvre d’un pro­gramme élec­tronu­cléaire sont une prérog­a­tive des États, le développe­ment du nucléaire est devenu aus­si un enjeu inter­na­tion­al et diplo­ma­tique. La vente d’une cen­trale et la for­ma­tion des exploitants sont une preuve d’influence du pays vendeur et de ce point de vue la Fédéra­tion de Russie affiche depuis tou­jours un volon­tarisme et un engage­ment sans faille. 

L’enjeu local

Il y a aus­si, plus que dans les décen­nies précé­dentes, un enjeu local qui aujourd’hui est bien encadré par la Com­mis­sion nationale du débat pub­lic (CNDP, présidée par Chan­tal Jouan­no). De nom­breux débats sur l’implantation d’une cen­trale ont eu lieu dans les décen­nies précé­dentes, avec des lieux de débats diver­si­fiés autour du site de la cen­trale. Cette Com­mis­sion a été instau­rée pour per­me­t­tre une ratio­nal­i­sa­tion des con­tro­ver­s­es sur l’implantation d’une instal­la­tion nucléaire et a con­stru­it un cadre et des règles pour l’instauration d’un débat pub­lic aus­si objec­tif et loy­al que pos­si­ble. Ces doc­u­ments et rap­ports sont con­sulta­bles sur le site web de la CNDP. 

Une majorité d’hésitants

En réal­ité, il n’y a pas de réelle neu­tral­ité dans l’opinion publique sur le nucléaire civ­il, mais une majorité d’hésitants parce que les opin­ions exprimées traduisent le plus sou­vent une prise de posi­tion de l’interviewé sur les élé­ments de con­texte qui envi­ron­nent le nucléaire civ­il. En France, il y a une mémoire du développe­ment des con­tro­ver­s­es des années 60, 70 et 80. Dans les années 60 et 70 il y avait un fort impact des voix paci­fistes (« plutôt rouges que morts »), mais il y a eu aus­si dans les années 80 une ten­ta­tive tech­nocra­tique des opposants de mon­tr­er que le nucléaire civ­il n’était pas com­péti­tif par rap­port au gaz, au char­bon ou à la sobriété énergé­tique. La vision de long terme que sup­pose l’économie du nucléaire s’accordait mal avec les exi­gences de rentabil­ité à court terme, qui ont con­sacré l’intérêt des cen­trales à cycle com­biné à gaz. Les ultra­l­ibéraux pou­vaient pactis­er avec les anti-nucléaires. Aujourd’hui ces sujets ont été large­ment traités par l’industrie et la fil­ière nucléaire, notam­ment par la sec­tion économie de la SFEN (Société française d’énergie nucléaire), et il a été mon­tré que l’option nucléaire était un choix rationnel et raisonnable pour les décideurs publics dans un con­texte où l’enjeu poli­tique pré­vaut sur tous les choix. 

Les évo­lu­tions de l’opinion sur le nucléaire civ­il en France sont fluc­tu­antes et très cor­rélées aux pris­es de posi­tion exprimées par les pou­voirs publics ou par des lob­bies ou per­son­nal­ités écol­o­gistes. En 2003 après l’organisation d’un large débat nation­al sur les éner­gies, qui se voulait surtout péd­a­gogique, des sondages avant-après ont mon­tré une évo­lu­tion de l’opinion en faveur du nucléaire. 


La mesure dans les Baromètres

Le Baromètre IRSN 2021, dont on recom­mande la lec­ture, « barometre.IRSN.fr/baromètre 2021 », car l’analyse y est très détail­lée, mon­tre une opin­ion partagée mais aujourd’hui plutôt bien­veil­lante : 53 % affir­ment que la con­struc­tion des cen­trales a été une bonne chose et seule­ment 18 % sont en désac­cord (cf. aus­si Baromètre EDF). Le pub­lic français a égale­ment con­fi­ance dans le très haut niveau de sûreté nucléaire en France et exprime des exi­gences fortes sur cet item (86 % déclar­ent que « les exploitants doivent pro­téger leurs instal­la­tions de tous les risques, même les plus improb­a­bles »). 

Dans les dif­férents Baromètres, les argu­ments favor­ables à l’énergie nucléaire sont, sans sur­prise, l’indépendance énergé­tique (33 %) et le faible coût de l’électricité (24 %), et le prin­ci­pal argu­ment con­tre est « la pro­duc­tion de déchets nucléaires » devant le risque d’accident. La dernière étude mon­tre par ailleurs que les Français con­nais­sent mal leur mode de ges­tion des déchets. Le risque d’un acci­dent de type Fukushi­ma est jugé pos­si­ble mais très improb­a­ble. Et comme par le passé le pub­lic n’a pas con­fi­ance dans les infor­ma­tions qui ont été don­nées sur l’accident de Tch­er­nobyl (73 % pensent qu’on « cache la vérité aux Français sur les con­séquences de l’accident de Tch­er­nobyl »). 

Sans sur­prise, les organ­ismes offi­ciels sci­en­tifiques (CNRS, ASN, IRSN – Insti­tut de radio­pro­tec­tion et de sûreté nucléaire) sont perçus à la fois comme com­pé­tents et crédi­bles sur l’information sur les risques nucléaires. Et les politi­ciens, les jour­nal­istes, les acteurs poli­tiques, les syn­di­cats et dans une moin­dre mesure les asso­ci­a­tions écol­o­gistes sont jugés « les moins crédi­bles » dans cette infor­ma­tion, ce qui ne sig­ni­fie nulle­ment que les publics soient imper­méables à leur dis­cours. 


Comment améliorer l’acceptabilité du nucléaire à l’horizon 2030–2050 ? 

L’agenda énergé­tique pour les trente ans à venir est clair, même s’il n’est pas con­sen­suel car non recon­nu par exem­ple par les « décrois­sants » en France et ailleurs : il faut trou­ver des moyens de pro­duire davan­tage d’électricité, pour les pays qui n’y ont pas encore un large accès en Asie et plus encore en Afrique, pour accom­pa­g­n­er leur développe­ment économique sans aggraver le risque cli­ma­tique. Donc lim­iter les émis­sions de CO2. Le nucléaire et l’hydroélectricité sont les seuls moyens de pro­duc­tion d’électricité en base qui n’émettent pas de CO2, con­traire­ment aux éner­gies fos­siles (gaz, char­bon, pétroles). L’hydroélectricité est trib­u­taire des con­traintes géo­graphiques (dans plusieurs pays les fleuves sont sat­urés). Il reste un poten­tiel de développe­ment impor­tant pour le nucléaire. 

Quel serait le cahi­er des charges d’un nucléaire accept­able à l’horizon 2030–2050 ? Il existe depuis les années 2000 au niveau inter­na­tion­al et en France des ini­tia­tives qui dressent le cahi­er des charges du nucléaire du futur, notam­ment Forum généra­tion IV lancé par les USA avec les grands pays pro­duc­teurs de tech­nolo­gie, et Inpro (Inter­na­tion­al Project on Inno­v­a­tive Nuclear Reac­tors and Fuel Cycles) qui est piloté par la Russie et qui tra­vaille sur la demande et les acteurs des pays qui veu­lent accéder au nucléaire. Après des années de pro­gres­sion du nucléaire de forte puis­sance, on voit aujourd’hui l’intérêt des Small Mod­u­lar Reac­tors (SMR). Les acteurs français EDF, Fram­atome, Tech­ni­cAtome, CEA, Naval Group tra­vail­lent aujourd’hui sur un tel réac­teur, Nuward. 

On peut iden­ti­fi­er des attentes con­ver­gentes dans le pub­lic français : un nucléaire com­péti­tif sur le plan économique par rap­port au gaz et au char­bon, un nucléaire au meilleur niveau de sûreté inter­na­tion­al – car un acci­dent nucléaire aujourd’hui a un impact mon­di­al – et un nucléaire com­pat­i­ble avec d’autres sources d’énergie, notam­ment renou­ve­lables inter­mit­tentes car le grand pub­lic ain­si que cer­taines par­ties prenantes y sont très attachés. Et un nucléaire con­trôlé par des insti­tu­tions indépen­dantes, garantes d’une infor­ma­tion dans la mesure du pos­si­ble trans­par­ente sauf sur les sujets qui relèvent du secret défense ou du secret indus­triel. La R & D nucléaire en France mais aus­si dans un cadre inter­na­tion­al tra­vaille sur ces attentes sur lesquelles se livrent à la fois une forte com­péti­tion et des ini­tia­tives de coopéra­tion entre les prin­ci­paux pays nucléaires (USA, Russie, Chine, Japon, Corée du Sud et France notam­ment). Les Français sont attachés à l’image de l’innovation et à la place de coleader de la France dans la con­cep­tion d’un nucléaire du futur. 

En con­clu­sion, il faut remar­quer que le nucléaire civ­il est un creuset por­teur d’innovations de plus en plus larges, avec de nou­veaux usages, au-delà de la pro­duc­tion d’électricité non car­bonée : cogénéra­tion et pro­duc­tion de chaleur, pro­duc­tion d’hydrogène. Dans un monde qui aura de plus en plus soif d’énergie non car­bonée l’image du nucléaire civ­il com­porte encore de fortes marges de pro­grès.  

2 Commentaires

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Arnaud Clap­pi­errépondre
5 décembre 2022 à 17 h 58 min

“le nucléaire est à l’évidence une solu­tion d’avenir”… bon je crois que j’ar­rête ici la lec­ture de l’article.
Dom­mage que dans tout un numéro de la Jaune et la Rouge sur le nucléaire, on ne traite jamais de la ques­tion amont : quels avan­tages et incon­vénients par rap­port aux autres solutions ?

philippe wald­teufel (X60)répondre
7 décembre 2022 à 10 h 33 min

Il manque à ce dossier un élé­ment impor­tant : analyse sans con­ces­sion de l’échec majeur subi dans l’aven­ture des neu­trons rapi­des (Super­phénix puis Astrid puis rien…), retour d’ex­péri­ence, et mesures pris­es pour en tir­er les enseignements.

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