La centrale de Penly, Seine-Maritime, France, où EDF envisage la réalisation de la première paire d’EPR2.

Nouveau nucléaire : comment réussir la conduite de programme industriel

Dossier : Le nucléaireMagazine N°780 Décembre 2022
Par Alexis MARINCIC (X80)

Le suc­cès du pro­gramme ERP2 est indis­pens­able au suc­cès du plan de décar­bon­a­tion de la France. Pour réus­sir la con­duite de ce pro­gramme indus­triel, toute la sagesse d’une vie d’ingénieur n’est pas de trop. Écou­tons le sage parler.

Qua­tre cita­tions pour illus­tr­er la con­vic­tion que le suc­cès du pro­gramme EPR2 dépen­dra de notre capac­ité à faire du nucléaire indus­triel ; indus­triel s’entendant comme sûr et économique, sans sur­pris­es, maîtrisé dans ses coûts et plan­ning de réal­i­sa­tion, maîtrisé dans son exploitation.

La coutume sans la vérité n’est que la continuation de l’erreur

Con­sue­tu­do sine ver­i­tate vetus­tas erroris est. Cette maxime est citée dans Le Pas­sa­vant de Théodore de Bèze et attribuée à saint Cyprien, ou Cyprien de Carthage, doc­teur de l’Église, né vers 200 et décédé le 14 sep­tem­bre 258. Même si elle est extraite d’une dis­cus­sion théologique, cette cita­tion me sem­ble appel­er cinq principes fondamentaux.

D’abord la vérité. La néces­sité de regarder les choses en face, la néces­sité de recon­naître les prob­lèmes, la néces­sité de les traiter de manière objec­tive et, j’y reviendrai plus tard, de manière rapi­de ; ce n’est pas en repous­sant les déci­sions que l’on efface les prob­lèmes. Cela néces­site aus­si une cul­ture de la trans­parence dévelop­pée au sein de l’ensemble des acteurs, ce qui demande que ceux-ci se fassent con­fi­ance et que cha­cun puisse mérit­er la con­fi­ance qu’on lui fait.

En sec­ond lieu les com­pé­tences. Com­pren­dre réelle­ment ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Cela débute peut-être en ingénierie à l’étape de la con­cep­tion, mais se développe tout au long d’un pro­jet, de la for­mal­i­sa­tion des exi­gences à la fab­ri­ca­tion, aux essais et à l’exploitation. Dévelop­per les com­pé­tences, cela ne se décrète pas, cela s’organise et cela passe par la pratique.

Puis la maîtrise des procédés. La maîtrise de tous les procédés car il est essen­tiel, pour répon­dre aux aléas, de com­pren­dre le sous-jacent des procé­dures que l’on applique, le pourquoi. C’est aus­si ce qui per­met, par étapes, d’améliorer nos façons de faire pour encore plus de qual­ité, encore plus de fiabilité.

Enfin la con­fronta­tion à la matière. Un autre auteur aurait évo­qué la néces­sité de met­tre les mains dans le cam­bouis. Mais, en restant dans un reg­istre plus pais­i­ble, il s’agit, comme je le men­tion­nais en intro­duc­tion, de savoir-faire indus­triel et donc de con­cevoir en prenant en compte la façon dont nos pro­duits seront fab­riqués, jus­ti­fiés, exploités. L’ingénierie ne peut pas con­cevoir sans con­naître la réal­ité du ter­rain ; dans nos métiers, ce qui compte, c’est de faire quelque chose de sûr, de qual­ité et qui fonc­tionne, pas néces­saire­ment quelque chose de beau. 

Et pour finir ce que j’aurais dû citer en pre­mier, la cul­ture de sûreté. C’est en com­prenant les phénomènes physiques qui inter­vi­en­nent dans nos instal­la­tions, c’est en se ques­tion­nant, c’est en ques­tion­nant, en ayant un esprit cri­tique, que l’on saura éviter les erreurs, que l’on saura faire réelle­ment son tra­vail d’ingénieur, de fab­ri­cant, de chef de pro­jet, au-delà de l’application servile de procé­dures admin­is­tra­tives dont on aurait per­du le sens.

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage

Même si Boileau, dans L’Art poé­tique, était à cent lieues de voir appli­quer son vers à l’industrie nucléaire, celui-ci s’adapte par­faite­ment à ce dont nous avons besoin. 

En pre­mier lieu il insiste sur la néces­sité de maîtris­er son geste par la répéti­tion, par l’entraînement, par la pra­tique. On ne peut pas maîtris­er des procédés qui ne sont util­isés qu’épisodiquement. On ne sait forg­er que si l’on forge, pas en lisant des brochures ou des procé­dures, et cela mal­gré la pos­si­bil­ité de recourir à des sim­u­la­tions numériques. Cela veut dire aus­si qu’il faut dis­pos­er des out­ils con­ceptuels et indus­triels qui per­me­t­tent de faire. 

Il insiste aus­si sur la néces­sité de polir nos procédés et, dans un sens, de les sim­pli­fi­er, d’en com­pren­dre l’essentiel pour élim­in­er les com­plex­ités qui peu­vent être sources d’erreurs. Et, si je me per­me­ts un clin d’œil, ten­dre vers la beauté sim­ple et pure d’un haïku

Appli­quer des procédés maîtrisés et sim­ples (et com­pris !), tir­er par­ti de l’expérience pour tou­jours s’améliorer, pra­ti­quer encore et tou­jours sont sans doute les meilleurs moyens de con­serv­er ou dévelop­per ses com­pé­tences. Et cette pra­tique vingt fois renou­velée, c’est aus­si un gage de qual­ité, donc de sûreté. 

Le sage est sans idée

J’avoue détourn­er un peu l’esprit du livre de François Jul­lien sur la philoso­phie chi­noise, quoique… Si on prend cette asser­tion au pre­mier niveau – et cela peut déton­ner dans un con­texte dans lequel on par­le d’innovations, de futurs… – cette sagesse-là, même si elle peut paraître intel­lectuelle­ment peu moti­vante pour des ingénieurs, est néan­moins aus­si un gage de suc­cès, et cela de la con­cep­tion à la réal­i­sa­tion. Con­stru­ire quelque chose qui fonc­tionne, quelque chose de stan­dard, c’est lim­iter les prob­lèmes en cours de pro­jet, c’est en assur­er la qual­ité, c’est s’assurer de maîtris­er l’exploitation.

“La recherche de la stabilité est essentielle.”

Il est par­fois intel­lectuelle­ment atti­rant de pro­pos­er des inno­va­tions, cen­sées amélior­er tel ou tel aspect, mais il peut être dif­fi­cile de juger de la solid­ité de celles-ci dans une instal­la­tion aus­si com­plexe que les nôtres ; lancer une mod­i­fi­ca­tion, même tech­nique­ment aboutie, se traduit tou­jours par une per­tur­ba­tion du sys­tème qu’on souhaite amélior­er. Il ne faut pas nier néan­moins l’intérêt de l’innovation, il faut garder comme principe que toute inno­va­tion doit se juger aus­si par la capac­ité de la met­tre en œuvre de manière indus­trielle. Et l’innovation c’est aus­si le D de la R & D, l’optimisation de la per­for­mance en exé­cu­tion, et il y a là, encore, un vaste champ de possibles. 

La recherche de la sta­bil­ité est essen­tielle, et c’est une con­stante de la philoso­phie chi­noise : sta­bil­ité dans nos procédés, sta­bil­ité dans les référen­tiels que l’on applique, chas­se aux per­tur­ba­tions, et aus­si respect de l’expérience.

Ô puissance de la Forme ! […] C’est elle qui commande nos plus intimes réactions 

Je ne suis pas sûr que Witold Gom­brow­icz, dans Fer­dy­durke, entendît la puis­sance de la forme de manière pos­i­tive, et qu’il n’insistât pas sur sa dic­tature pour prôn­er l’individualité, mais n’avons-nous pas besoin, et ce, quelles que soient la com­pé­tence et la qual­ité des hommes, de met­tre en place des organ­i­sa­tions qui ne soient pas trib­u­taires de telle ou telle per­son­nal­ité ; n’avons-nous pas besoin que les choix tech­niques ou pro­jets ne dépen­dent pas de l’individu mais reposent sur des fon­da­men­taux sta­bles et pérennes ? Oui, sans doute, nier l’apport de l’individu peut paraître choquant voire démo­ti­vant, mais ce dont nous avons besoin c’est de faire de l’industrie, pas de l’art. Donc oui, si l’on arrive à évoluer au sein d’une Forme qui per­met de lim­iter les risques des déci­sions indi­vidu­elles, oui c’est notre intérêt que d’y pouss­er. Com­ment établir cette Forme dans notre domaine ? On l’a déjà évo­qué : stan­dard­i­s­a­tion des proces­sus et leur pra­tique, sta­bil­ité des référen­tiels nor­matif et régle­men­taire, des organ­i­sa­tions simples.

Application des principes à l’EPR2

Si on met en per­spec­tive ces cita­tions et les enjeux du pro­gramme EPR2, que peut-on dire de ce qui est fait pour assur­er que nous aurons les moyens de réus­sir dans cette ambi­tion ? Pour revenir à des ter­mes plus tech­niques, et au risque de me répéter, je cit­erai (en ter­mes de résul­tats atten­dus) la sûreté, la qual­ité, la pré­dictibil­ité, la per­for­mance et (en ter­mes de moyens la stan­dard­i­s­a­tion) l’ingénierie sys­tème, la sim­pli­fi­ca­tion et enfin le main­tien et le développe­ment des compétences.

La stan­dard­i­s­a­tion, cela par­le de soi : sta­bil­ité de la con­cep­tion, sta­bil­ité des procédés de fab­ri­ca­tion, sta­bil­ité du référen­tiel tech­nique et régle­men­taire, mais aus­si prise en compte du retour d’expérience ; on ne fait pas du copi­er-coller aveu­gle, on fait vivre un stan­dard dans toutes ses caractéristiques.

L’ingénierie sys­tème nous pousse à claire­ment définir les exi­gences dans un proces­sus clair et pré­cis, et ensuite à démon­tr­er, à chaque niveau, que ce qui est fait répond aux exi­gences et pourquoi cela y répond, et cela aus­si en s’aidant d’outils mod­ernes comme des PLM (Prod­uct life­cy­cle man­age­ment). La mise en place des revues de libéra­tion – les gates (points de déci­sion) – tout au long du proces­sus, avec la par­tic­i­pa­tion de ceux qui vont faire en aval, per­met d’assurer la qual­ité de la con­cep­tion pour l’exécution qui suiv­ra et per­met de met­tre en place un principe de respon­s­abil­ité. C’est un moyen de com­bat­tre la ten­ta­tion de la coutume. 

La sim­pli­fi­ca­tion, pour gag­n­er à la fois en qual­ité et en per­for­mance, sim­pli­fi­er pour maîtriser. 

Le main­tien et le développe­ment des com­pé­tences passent par plusieurs ini­tia­tives comme le trans­fert organ­isé des savoirs, le partage des con­nais­sances dans des com­mu­nautés de sachants, la mise à dis­po­si­tion des savoirs ren­due plus facile par les nou­veaux out­ils numériques. 

Et concrètement ?

Com­ment cela est mis en place aujourd’hui ? Chez EDF et Fram­atome en par­ti­c­uli­er, mais aus­si sur l’ensemble de la fil­ière ? Le plan Excell d’EDF est une ini­tia­tive fédéra­trice qui recou­vre, en allant encore plus loin que ce qui est abor­dé dans ces quelques lignes, l’ensemble des prob­lé­ma­tiques dis­cutées. Quels sont les grands axes de cette ini­tia­tive clé pour le suc­cès du pro­gramme EPR2 ? Cinq grands axes plus un : la mon­tée en com­pé­tence de la fil­ière ; la stan­dard­i­s­a­tion et la répli­ca­tion pour ren­forcer la qual­ité et la sûreté ; garan­tir la con­for­mité au pre­mier coup pour la fab­ri­ca­tion et la con­struc­tion ; la gou­ver­nance pour assur­er un man­age­ment de pro­jet au meilleur état de l’art ; des rela­tions avec la sup­ply chain parte­nar­i­ales et ori­en­tées résul­tats ; et enfin un plan « soudage » spécifique. 

Der­rières ces six axes se cachent des cen­taines d’actions con­crètes, de fond et par­fois aus­si très proches du ter­rain, déployées dans l’ensemble de la fil­ière. L’ensemble de la fil­ière car nous sommes dans un écosys­tème où toutes les par­ties dépen­dent des autres. On ne peut cer­taine­ment pas tout lis­ter ici, et je ne serais sans doute pas le mieux placé, mais ce que nous avons mis en œuvre chez Fram­atome, le chaudiériste du pro­gramme EPR2, peut per­me­t­tre de pré­cis­er plus con­crète­ment ce que l’on a entrepris. 

Le plan d’action de Framatome

La mon­tée en com­pé­tence se traduit dans les faits par la créa­tion de cen­tres d’excellence tech­nique, le cen­tre d’excellence soudage, le cen­tre de cal­cul Bour­gogne… par la général­i­sa­tion des référen­tiels tech­niques au sein de l’ingénierie et des usines, par le développe­ment de moyens de cal­cul au meilleur état de l’art, comme la chaîne neu­tron­ique Odyssée par exemple. 

Les démarch­es de stan­dard­i­s­a­tion ont per­mis de définir un stan­dard de chaudière mod­u­laire, com­bi­nant une volon­té de répli­ca­tion avec la néces­sité de tir­er par­ti du retour d’expérience pour s’améliorer, de déploy­er des proces­sus de fab­ri­ca­tion qual­i­fiés selon une méthode, l’IPA (analyse inter­pré­ta­tive phéno­ménologique), appliquée de manière stan­dard dans l’industrie, la par­tic­i­pa­tion aux ini­tia­tives d’établissement et d’évolution des codes indus­triels, en par­ti­c­uli­er via l’Afcen (Asso­ci­a­tion française pour les règles de con­cep­tion, de con­struc­tion et de sur­veil­lance en exploita­tion des matériels des chaudières électronucléaires)…

“C’est en réalisant que l’on saura réaliser.”

Pour garan­tir la con­for­mité au pre­mier coup plusieurs ini­tia­tives se com­plè­tent : le déploiement de méth­odes stan­dard de réso­lu­tion des prob­lèmes, de stan­dards de qual­ité, le développe­ment d’une cul­ture de la déc­la­ra­tion et de la trans­parence, de la mise en place de boucles cour­tes pour gér­er les aléas, mais aus­si et surtout la prise en compte des réal­ités indus­trielles dans la con­cep­tion des équipements avec un rap­proche­ment de plus en plus mar­qué de l’ingénierie et des usines. Ce sont les mêmes principes et moyens qui s’appliquent à la sup­ply chain, avec la néces­sité de partager les mêmes objec­tifs et les mêmes valeurs. 

En ter­mes de gou­ver­nance, le déploiement, en interne, et avec notre sup­ply chain, d’une cul­ture de l’engagement, de la qual­ité, du résul­tat. Tout cela asso­cié à des proces­sus d’ingénierie robustes basés sur le déploiement de l’ingénierie sys­tème et l’utilisation de moyens mod­ernes, via l’utilisation dès le début du pro­gramme d’un PLM. Mais aus­si la capac­ité d’anticiper, de se pro­jeter, de plan­i­fi­er (au sens anglo-sax­on du terme), de con­sid­ér­er de manière sere­ine les risques pour être en mesure de les maîtris­er en cas d’occurrence, et de savoir pren­dre des déci­sions sans procrastiner. 

Enfin, la créa­tion du cen­tre d’excellence soudage à côté de l’usine de Saint-Mar­cel, util­isant en par­ti­c­uli­er aus­si les capac­ités de notre cen­tre tech­nique, la for­ma­tion de soudeurs capa­bles de pren­dre en charge les réal­i­sa­tions les plus dif­fi­ciles… s’inscrit résol­u­ment dans l’objectif du plan Excell. 

Responsabilité collective et passion 

Il nous reste à créer tous ensem­ble un envi­ron­nement prop­ice à la Forme, mais c’est comme pour la forge, c’est en réal­isant que l’on saura réalis­er. Et, pour les actions évo­quées dans tout ce qui précède, la respon­s­abil­ité est col­lec­tive, des don­neurs d’ordre aux four­nisseurs, des organes de con­trôle au pou­voir poli­tique. Enfin, et même si cela peut paraître l’antithèse de la Forme, il nous faut vouloir réus­sir avec pas­sion, la pas­sion de faire de belles choses, la pas­sion de par­ticiper à la pro­duc­tion d’énergie bas car­bone pour par­ticiper aus­si à faire de notre futur un futur plus pro­pre. Et cette pas­sion, ce sont les femmes et les hommes embar­qués sur le navire du nucléaire qui la por­tent et la porteront, ce sont eux qui font, qui sauront faire le nucléaire de demain, encore faut-il que nous leur don­nions les out­ils et l’environnement de la réussite. 

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