Rationalité stratégique et structure financière

Dossier : Dossier FFEMagazine N°710 Décembre 2015
Par Hervé TANGUY (79)

Dans les indus­tries oli­go­po­lis­tiques, la com­pré­hen­sion et l’anticipation du com­por­te­ment des concur­rents est essen­tielle dans la prise de déci­sion stratégique.

Un exemple clas­sique du sec­teur des com­mo­di­tés est celui des inves­tis­se­ments en capa­ci­té sur les mar­chés en crois­sance : dans ces indus­tries for­te­ment capi­ta­lis­tiques, un inves­tis­se­ment a prio­ri ren­table visant à accroître une capa­ci­té de pro­duc­tion en voie de satu­ra­tion peut être remis en cause si un concur­rent « prend la place » en anti­ci­pant ce mouvement.

Le pro­jet ini­tial ne sera plus ren­table (sur­ca­pa­ci­té glo­bale) et devra être aban­don­né. Pour pou­voir pré­emp­ter la crois­sance et dis­sua­der le mou­ve­ment du concur­rent, l’investissement devra de fait être réa­li­sé plus tôt que ne le sup­po­se­rait la seule pro­jec­tion de crois­sance, avec une ren­ta­bi­li­té certes moindre mais posi­tive1.

Si les diri­geants sont évi­dem­ment conscients de la néces­si­té de tenir compte de l’impact du com­por­te­ment des concur­rents sur la créa­tion de valeur atten­due de leurs choix stra­té­giques (qu’il s’agisse de réac­tions à l’évolution du mar­ché ou du jeu concur­ren­tiel), ils n’en res­tent pas moins sou­vent per­plexes quant aux moti­va­tions de ces der­niers à déclen­cher ou aban­don­ner des pro­jets, à mener des poli­tiques de prix agres­sives par­fois des­truc­trices de valeur pour l’ensemble de l’industrie etc.

Les concurrents poursuivent bien une rationalité économique : la leur.

Un pre­mier prin­cipe consiste à pos­tu­ler que les acteurs obéissent, en dépit des appa­rences, à des logiques dic­tées par la ratio­na­li­té éco­no­mique mais qu’il faut faire l’effort d’élucider en se « met­tant à leur place ». Conti­nuons à exa­mi­ner les stra­té­gies d’investissement en capacité.

Les acteurs d’un mar­ché de com­mo­di­tés en crois­sance ont a prio­ri inté­rêt, plu­tôt que se lan­cer dans une course aux volumes des­truc­trice, à main­te­nir des parts de mar­ché stables et des prix suf­fi­sants pour ren­ta­bi­li­ser leurs inves­tis­se­ments pas­sés mais dis­sua­sifs pour de nou­veaux entrants.

Ils vont alors inves­tir pour suivre leurs parts de mar­ché en main­te­nant une sur­ca­pa­ci­té dis­sua­sive mais pas délé­tère. Déclen­cher un pro­jet condui­sant à une sur­ca­pa­ci­té momen­ta­née trop forte ne serait de leur point de vue pas ren­table car ris­que­rait de déclen­cher une guerre de prix (la demande de ces pro­duits étant qua­si-inélas­tique, des prix plus bas n’augmentent pas la taille du gâteau).

Mais pla­çons-nous du point de vue d’un nou­vel entrant sur ce même mar­ché : il pour­rait quant à lui avoir inté­rêt à inves­tir en pariant bien sûr sur la crois­sance future, mais aus­si sur l’intérêt qu’auraient les firmes en place à « accom­mo­der » son entrée plu­tôt que déclen­cher effec­ti­ve­ment une guerre de prix, une fois l’investissement de l’entrant « sunk ».

Le nou­vel entrant va donc éva­luer la ren­ta­bi­li­té poten­tielle de son pro­jet en arbi­trant entre le niveau de CAPEX requis et la part de mar­ché maxi­male qu’il pour­rait cap­ter sans déclen­cher de réac­tion en prix de la part des autres joueurs. Cette diver­gence d’intérêts entre acteurs, dans cer­taines confi­gu­ra­tions d’offre, per­met de com­prendre qu’un pro­jet d’entrant, même peu effi­cace, fini­ra par voir le jour alors même que les acteurs en place (très per­for­mants) ne voient pas l’intérêt d’investir.

Encore plus para­doxal en appa­rence, un tel pro­jet peut in fine se révé­ler une bonne nou­velle pour les acteurs en place (« weak entrants are wel­come ») en ce sens qu’il réduit l’attractivité du mar­ché pour des entrants plus dangereux.

D’autres méca­nismes non évo­qués ici peuvent com­plexi­fier le jeu et ren­for­cer la dis­sy­mé­trie appa­rente entre les ratio­na­li­tés indi­vi­duelles sur le choix d’investissement : déve­lop­pe­ment de pro­jets par des acteurs de l’aval vou­lant sécu­ri­ser leur sour­cing et qui déstruc­turent ce fai­sant les mar­chés amont (i) en rédui­sant la demande libre et (ii) en accrois­sant l’offre dis­po­nible en amont via la com­mer­cia­li­sa­tion à bas prix de leurs excé­dents, sub­ven­tions éta­tiques visant au main­tien de cer­taines acti­vi­tés locales et dis­tor­dant les inci­ta­tions éco­no­miques à l’investissement, etc.

Aus­si variés soient les cas, se pla­cer du point de vue des concur­rents actuels et poten­tiels est le pre­mier pas vers une ana­lyse plus robuste des scé­na­rios futurs et des meilleurs choix. Encore faut-il aus­si pour cela que la vision que cha­cun a de la crois­sance espé­rée, des coûts de pro­duc­tion des concur­rents, des capa­ci­tés réel­le­ment opé­ra­tion­nelles etc. soit la même, sinon le pro­blème d’analyse concur­ren­tielle se complexifie !

S’il est dif­fi­cile de juger très objec­ti­ve­ment des dif­fé­rences de vision, les com­mu­ni­ca­tions faites aux mar­chés, les publi­ca­tions des ana­lystes du sec­teur ou le par­tage d’information véhi­cu­lé par les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles contri­buent de fait à éta­blir une base de connais­sances com­munes (et le risque que tous les acteurs se trompent ensemble !).

Les concurrents sont bien rationnels… si on prend en compte leur structure financière !

Au-delà du défaut d’analyse des logiques éco­no­miques indi­vi­duelles, une autre source d’incompréhension des mou­ve­ments stra­té­giques réside dans une sous-esti­ma­tion du rôle de la struc­ture finan­cière des firmes dans la sélec­tion de leurs pro­jets. Or celle-ci peut avoir des effets contra­dic­toires, cer­tains pro­jets ris­qués trou­vant des finan­ce­ments inat­ten­dus quand d’autres pro­jets a prio­ri ren­tables sont abandonnés.

Dans la théo­rie finan­cière clas­sique, hors effet fis­cal, la valeur de l’entreprise est indé­pen­dante de sa struc­ture finan­cière c’est-à-dire des pro­por­tions rela­tives de dette et de fonds propres dans son finan­ce­ment. Cette valeur ne dépend que des carac­té­ris­tiques tech­niques et concur­ren­tielles de ses acti­vi­tés, elles-mêmes indé­pen­dantes des sources de financement.

Les mar­chés sont sup­po­sés consti­tuer un méca­nisme effi­cace pour assu­rer la ren­contre entre demande et offre de finan­ce­ment et véhi­cu­ler toute l’information exis­tante sur les ren­de­ments atten­dus et les risques des pro­jets entre­pris. Même s’il est com­mu­né­ment admis qu’une entre­prise cotée n’aura pas le même com­por­te­ment qu’un indé­pen­dant mana­ger de son entre­prise, tout pro­jet ren­table méri­te­rait d’être entre­pris et devrait trou­ver un finan­ce­ment, d’où l’importance accor­dée par exemple à l’analyse des prix de dis­sua­sion per­met­tant de res­treindre les nou­veaux inves­tis­se­ments (cf supra).

La théo­rie finan­cière moderne consi­dère en revanche que les mar­chés sont impar­faits et que l’information est inéga­le­ment répar­tie entre des insi­ders pou­vant connaître les pro­jets de l’entreprise et des out­si­ders dépour­vus de cette infor­ma­tion (et pas tou­jours égaux entre eux de ce point de vue).

Les inci­ta­tions des insi­ders ne sont pas non plus néces­sai­re­ment ali­gnées avec celles des action­naires : ain­si les mana­gers qui décident du sort de l’entreprise vont cher­cher à exploi­ter les marges de manœuvre dont ils dis­posent dans leur propre inté­rêt, qui ne consiste pas tou­jours à maxi­mi­ser la valeur de l’entreprise (sauf à ce qu’ils en soient les pro­prié­taires ou à ce que l’entreprise doive auto-finan­cer ses besoins).

En fai­sant appel à des notions issues de la théo­rie des jeux (aléa moral, contrats incom­plets…) pour cla­ri­fier le jeu des inter­ac­tions entre appor­teurs de fonds (banques, action­naires) et mana­gers2, ce cadre d’analyse a per­mis notam­ment d’éclairer l’impact de la struc­ture finan­cière d’une entre­prise sur le choix de ses pro­jets comme en témoignent les exemples ci-après.

Sélection d’un projet à risque (VAN négative) : le cas du risk shifting

Les mana­gers inter­viennent sur trois grands types de déci­sion, eg (i) la géné­ra­tion de pro­jets pour l’entreprise, (ii) la sélec­tion des pro­jets à implé­men­ter et (iii) le déploie­ment des efforts néces­saires pour les mener à bien.

Pre­nons le cas du choix d’un pro­jet par un action­naire-mana­ger finan­cé par un contrat de dette. Ce cas montre que c’est au voi­si­nage de la faillite que les dis­tor­sions induites par l’aléa moral du mana­ger dans la valo­ri­sa­tion de l’entreprise vont se mani­fes­ter, la pos­si­bi­li­té pour le déci­deur (ici l’actionnaire-manager) d‘effectuer une action non contrac­tua­li­sée avec son finan­ceur (la banque) affec­tant ces deux acteurs de manière divergente.

Soit donc une entre­prise dont le bilan à la période t se résume à l’actif par 10M€ de tré­so­re­rie alors que la dette faciale se monte à 20M€ (ce qui donne à cette dette une valeur – hors nou­veau pro­jet- de 10M€ exi­gible en t+1 par la banque). Les action­naires-mana­gers exhibent alors un pro­jet qui coûte 10M€ et peut rap­por­ter en t+1 soit 80M€ avec une pro­ba­bi­li­té de 10%, soit 0M€avec une pro­ba­bi­li­té de 90%.

La valeur actuelle nette de ce pro­jet est donc de ‑2M€ (=-10+10%*80+90%*0) et ce der­nier devrait être aban­don­né car trop ris­qué. Mais la valeur espé­rée pour les action­naires d’entreprendre ce pro­jet est de 10%*(80–20)=6M€, l’alternative étant de se décla­rer en faillite et de rem­bour­ser par­tiel­le­ment leur dette avec les 10M€ de tré­so­re­rie disponible…

L’actionnaire aura donc inté­rêt à la mise en œuvre du pro­jet alors que pour la banque, cela fait pas­ser la valeur de la dette de 10M€ à 2M€ (=10%*20). La dis­tor­sion liée au risque de faillite entraîne donc in fine l’adoption d’un pro­jet à VAN néga­tive de ‑2M€ qui cor­res­pond à une espé­rance de gain de 6M€ pour les action­naires et à une perte de 8M€ pour la banque (risk shifting).

Ain­si, une socié­té très endet­tée, pos­sé­dée par un action­naire majo­ri­taire mana­ger pour­ra avoir ration­nel­le­ment ten­dance à s’engager sur des pro­jets très ris­qués à NPV néga­tive, com­por­te­ment pour le moins irra­tion­nel a priori.

Rationnement de crédit et abandon de projets a priori rentables

Autre phé­no­mène sur­pre­nant, nombre d’entreprises cotées dif­fèrent ou renoncent à des pro­jets éco­no­mi­que­ment ren­tables, les mana­gers inter­na­li­sant des contraintes de finan­ce­ment dic­tées par le point de vue des ana­lystes tout autant que les attentes de divi­dendes des action­naires à court terme et rationnent ain­si du coup les CAPEX.

Pour expli­quer ces pro­blèmes de ration­ne­ment du finan­ce­ment, la théo­rie moderne de la finance d’entreprise s’est foca­li­sée sur les pro­blèmes dits « d’agence » entre les bailleurs de fonds et le mana­ge­ment des entreprises.

De manière sim­pli­fiée, deux condi­tions sont de fait néces­saires pour qu’un pro­jet trouve un finan­ce­ment : d’une part que le mana­ger soit rému­né­ré de manière suf­fi­sam­ment inci­ta­tive pour iden­ti­fier et mener à bien le pro­jet et d’autre part, que l’espérance de reve­nu du finan­ceur (action­naire ou banque), dépen­dante de l’effort que réa­li­se­ra le mana­ger, soit supé­rieure au besoin de financement.

Dans cer­tains cas, l’existence d’un pro­blème de délé­ga­tion entre finan­ceurs et mana­gers (mau­vais cali­brage de l’incitation du mana­ger, auto­fi­nan­ce­ment trop faible par rap­port au mon­tant total d’investissement, anti­ci­pa­tion de rené­go­cia­tions dont on ne peut contrac­tuel­le­ment se pré­mu­nir…), peut induire un ration­ne­ment du cré­dit pour cer­tains pro­jets, ces der­niers ne trou­vant alors pas de finan­ce­ment bien qu’ayant une VAN posi­tive3.

Enjeux pour l’analyse stratégique… et la négociation entre une firme et ses financeurs

Ain­si, pour défi­nir des scé­na­rios futurs, l’analyse des jeux concur­ren­tiels doit aller au-delà de la « simple » éva­lua­tion de la ren­ta­bi­li­té atten­due des pro­jets compte tenu de la crois­sance atten­due et des parts de mar­ché / prix accessibles.

Il s’agira en par­ti­cu­lier d’examiner la struc­ture finan­cière des joueurs concur­rents et de leur action­na­riat pour (i) éva­luer le poten­tiel de finan­ce­ment de leurs pro­jets et la cré­di­bi­li­té des options d’investissement envi­sa­geables, (ii) mieux anti­ci­per leur com­por­te­ment au plan concur­ren­tiel. En corol­laire à ces réflexions, de quels moyens opé­ra­tion­nels les firmes dis­posent-elles pour évi­ter de se trou­ver dans une situa­tion de ration­ne­ment de cré­dit des­truc­trice de valeur ?

La prin­ci­pale dif­fi­cul­té consiste à réduire autant que pos­sible les asy­mé­tries d’information dans la rela­tion action­naires /managers4, les­quelles sont sus­cep­tibles de nuire à la per­for­mance de l’activité et à la « bonne » allo­ca­tion des financements.

EN BREF

Depuis 2001, YKems accompagne les directions générales et exécutives de groupes internationaux dans leurs décisions stratégiques en développant une expertise dédiée à la modélisation des jeux concurrentiels dans le secteur des commodités.
Les domaines d’intervention d’YKems articulent analyse concurrentielle et stratégique (choix d’investissements, M&A), business modelling & capital budgeting et, sur un plan plus opérationnel, strategic pricing & supply chain.

Ici, la ques­tion des sys­tèmes dits de « moni­to­ring » du mana­ge­ment par action­naires et ban­quiers est au cœur du sujet : de notre expé­rience, le déve­lop­pe­ment d’outils de simu­la­tion et pro­cé­dures de pla­ni­fi­ca­tion / contrôle peut appor­ter une solu­tion concrète à ce pro­blème s’ils per­mettent de :

  • Favo­ri­ser l’exploration d’alternatives en matière de projets,
  • Arti­cu­ler sim­ple­ment les choix stra­té­giques et la créa­tion de valeur future en incluant d’entrée de jeu dans l’analyse les marges de manœuvre per­mises par la struc­ture finan­cière selon le pro­fil rentabilté/ risque et les hori­zons de temps de la varia­tion de cash-flows attendue.
  • Favo­ri­ser des enga­ge­ments réci­proques entre mana­ge­ment et action­naires ali­gnés avec le plan stra­té­gique5.

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1. voir Tan­guy, H., 2012, la Jaune et la Rouge, « Stra­té­gie concur­ren­tielle dans les indus­tries de com­mo­di­tés ».
2. voir Tirole J., 2006, The theo­ry of cor­po­rate finance, Prin­ce­ton Uni­ver­si­ty Press.
3. Voir Pons­sard JP, Sevy D et Tan­guy H, 2007, Éco­no­mie de l’Entreprise, édi­tions de l’École Polytechnique.
4. Pro­blèmes de hasard moral sur les actions cachées des mana­gers (favo­ri­sant leur propre inté­rêt au détri­ment de celui de l’entreprise) et/ou pro­blèmes de sélec­tion adverse sur les com­pé­tences incon­nues du mana­ge­ment ou les carac­té­ris­tiques igno­rées des pro­jets sou­mis à approbation
5. Voir Saul­pic-Tan­guy, 2004, Revue Fran­çaise de Ges­tion n°148, Inci­ta­tions sur objec­tifs et flexi­bi­li­té stra­té­gique, pp. 7–28.

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