Quelle crise de la recherche en France ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°606 Juin/Juillet 2005

Situation de la recherche publique au début des années 1980

Situation de la recherche publique au début des années 1980

Une grande par­tie de la recherche publique est tra­di­tion­nelle­ment effec­tuée dans les uni­ver­sités dont le principe fon­da­teur, depuis plus de sept cents ans, est l’élab­o­ra­tion et la trans­mis­sion du savoir, dans un con­texte, au moins formel, d’indépen­dance à l’é­gard de tout pou­voir. À cela s’a­joutent les grands organ­ismes de recherche publique de créa­tion plus récente. C’est cet ensem­ble qui a assumé l’essen­tiel de la recherche française jusque vers les années 1970–1980, fon­dant ain­si la base de l’es­sor cul­turel, sci­en­tifique, tech­nologique et donc économique français et de l’in­flu­ence qui en a résulté, par exem­ple : le pro­gramme nucléaire français, le développe­ment du laser, les pro­grès décisifs de la biolo­gie molécu­laire et de la virolo­gie, de la médecine, les tech­nolo­gies de la propul­sion induisant les vols spa­ti­aux, les pro­grès dans les trans­ports, les microtech­nolo­gies, les méth­odes de com­mu­ni­ca­tion, les moyens de défense, sans par­ler des pro­grès aux­quels notre pays a con­tribué dans le passé. Bien enten­du, dans les années cinquante à soix­ante-dix, tout cela fut ren­du pos­si­ble par une volon­té poli­tique con­tin­ue. Mais cette volon­té poli­tique eût été totale­ment impuis­sante si elle n’avait pu s’ap­puy­er sur les per­son­nes, sur leurs acquis intel­lectuels, sur leurs savoir-faire, ain­si que sur le niveau général très élevé d’in­struc­tion de l’ensem­ble du pays.

Vers une mise en cause

Soudain, au début des années 1980, des esprits ” bril­lants ” déci­dent que rien ne va plus. En par­ti­c­uli­er, un uni­ver­si­taire, très médi­atisé et poli­tisé, décou­vre soudain que les deux tiers de ses col­lègues sont des ” fainéants ” alors qu’il a lui-même aban­don­né toute recherche depuis longtemps. Un con­seiller spé­cial du min­istre de l’É­d­u­ca­tion nationale de l’époque dénonce l’inu­tile com­pli­ca­tion des math­é­ma­tiques et de la physique qu’il ne com­prend pas.

Mais ces ini­tia­tives médi­a­tiques ont tout de suite des appli­ca­tions con­crètes. La pre­mière con­séquence, la plus nocive sans doute, car elle affectera les généra­tions futures, est la réforme du doc­tor­at. Jusqu’alors, le sys­tème est à peu près en équili­bre. En par­ti­c­uli­er, la thèse d’É­tat sanc­tion­nait la capac­ité à effectuer de manière autonome un tra­vail de recherche orig­i­nal et per­me­t­tait de pos­tuler aux corps de pro­fesseurs des uni­ver­sités ou de directeurs de recherche, assur­ant ain­si le renou­velle­ment du corps pro­fes­so­ral universitaire.

D’un seul coup, on décide qu’il n’y a pas assez de doc­teurs, qu’il faut for­mer ” à et par la recherche “, qu’il faut ” pro­duire ” de 11 000 à 12 000 doc­teurs par an, d’où la créa­tion d’une ” nou­velle thèse “, sur le mod­èle améri­cain, rem­plaçant la thèse de troisième cycle, et la créa­tion d’une ” habil­i­ta­tion à diriger les recherch­es “, se sub­sti­tu­ant à la thèse d’É­tat, et qui se réduit le plus sou­vent à une sim­ple com­pi­la­tion des arti­cles déjà publiés.

Simul­tané­ment, la charge d’en­seigne­ment des enseignants-chercheurs est mul­ti­pliée par le fac­teur 1,7. Bien sûr, les mêmes esprits ” bril­lants ” com­men­cent alors à se lamenter sur le fait que les uni­ver­si­taires n’ont plus assez de temps pour men­er à bien leurs travaux de recherche, ni pour encadr­er les thès­es qu’on a décidé de pro­duire en série. Ain­si est créée une ” prime de recherche et d’en­cadrement doc­tor­al ” des­tinée aux enseignants-chercheurs qui enca­drent des thès­es, pour qu’ils puis­sent rem­plir leurs mis­sions, après qu’on leur en a retiré les moyens statutaires.

La pre­mière con­séquence sera l’abaisse­ment du niveau moyen des thès­es : les directeurs de thèse finis­sent par­fois par écrire en grande par­tie la thèse d’un doc­tor­ant pour con­serv­er la prime. Le clou du sys­tème est la ” charte des thès­es ” : par la sig­na­ture de ce doc­u­ment offi­ciel, le pro­fesseur s’en­gage à don­ner à son doc­tor­ant ” un sujet de recherche fais­able ” ! Ensuite, les débouchés ne suiv­ent pas. L’aug­men­ta­tion des charges d’en­seigne­ment a per­mis d’ab­sorber, par des recrute­ments sta­bles ou en régres­sion, un nom­bre d’é­tu­di­ants que le pou­voir poli­tique veut, pour des raisons élec­torales, faire croître au-delà des capac­ités réelles des uni­ver­sités, trompant ain­si de nom­breuses per­son­nes quant à leurs chances de réus­sir leurs études supérieures.

De sur­croît, les doc­tor­ants ne trou­vent plus de débouchés en rap­port avec les con­nais­sances acquis­es. Devant ce gâchis humain, cer­tains pro­fesseurs d’u­ni­ver­sité en arrivent à con­seiller à leurs étu­di­ants de fuir à l’é­tranger : tant qu’à devoir subir le sys­tème anglo-sax­on, autant aller se con­fron­ter à l’original.

Le nouveau tournant de 1990

Au début des années 1990 est franchie une nou­velle étape. Les pré­ten­dues réformes mul­ti­plient les struc­tures, les couch­es de con­trôle bureau­cra­tique, tout en con­cen­trant les per­son­nes qui tra­vail­lent en ” unités ” gigan­tesques. On espère ain­si ren­forcer le con­trôle des activ­ités sci­en­tifiques par les pou­voirs poli­tiques et économiques et ” iden­ti­fi­er, for­mer et pro­mou­voir ” des ” chefs de pro­jets ” sup­posés savoir mieux que quiconque com­ment ” réalis­er des objec­tifs “. Avant tout, la créa­tion de cette super­struc­ture bureau­cra­tique per­me­t­tra de cas­er cer­tains uni­ver­si­taires ou chercheurs qui se sont aperçus que les travaux de recherche et d’en­seigne­ment sont dif­fi­ciles puisqu’il faut s’y remet­tre con­stam­ment en cause et s’y con­sacr­er totale­ment. Ces per­son­nes com­pren­nent alors qu’elles ne sont pas faites pour cela et se ren­dent compte qu’il est beau­coup plus facile ” d’animer ” des commissions.

Ain­si, sous pré­texte ” d’an­i­ma­tion “, toute une caté­gorie de per­son­nes, plus douées pour les manœu­vres syn­di­cales et poli­tiques que pour la sci­ence, est recy­clée aux postes de ” gou­ver­nance ” des uni­ver­sités et des organ­ismes de recherche, et méta­mor­phosée en ” éval­u­a­teurs pro­fes­sion­nels ” dont la sévérité n’a d’é­gale que l’in­com­pé­tence, le con­formisme et l’étroitesse de vues. Pour­tant ces per­son­nes ont sou­vent béné­fi­cié d’une très grande facil­ité dans leur recrute­ment et leur car­rière de tit­u­laire, ain­si que de moyens très généreux pour leurs travaux.

Un fonc­tion­nement ana­logue s’est instau­ré au CNRS : les direc­tions ” sci­en­tifiques ” ont util­isé la com­plic­ité de mem­bres des com­mis­sions, à la fois juges et par­ties, alléchés par des pro­mo­tions ou des moyens pour leurs lab­o­ra­toires, pour détru­ire, sans moti­va­tion sci­en­tifique, de nom­breuses ” petites équipes ” indépen­dantes sous des pré­textes bureau­cra­tiques (“ masse cri­tique ”)… Tout cela est ubuesque : la for­ma­tion des per­son­nes de ces équipes, la mise en place elle-même de ces équipes, a néces­sité, tout au long de la car­rière de leurs mem­bres, des efforts, des sac­ri­fices con­sid­érables, du pays et de leur part. Cela est réduit à néant, au moment même où ces per­son­nes pour­raient attein­dre le max­i­mum de leurs capacités.

La vraie crise de la recherche aujourd’hui

Y a‑t-il vrai­ment une crise de moyens, de com­pé­tences ou de per­son­nes dans la recherche publique française ? Les moyens sem­blent suff­isants puisque, par exem­ple, la plus grande uni­ver­sité sci­en­tifique française, avec l’ac­cord de la qua­si-total­ité des élus syn­di­caux de son con­seil d’ad­min­is­tra­tion, vient de vot­er une réduc­tion de son bud­get de 20 %.Y a‑t-il une crise des per­son­nes et des com­pé­tences ? Les per­son­nes sont là, les com­pé­tences sont encore là, mais pour com­bi­en de temps ? Dans leur majorité, les chercheurs et les uni­ver­si­taires con­tin­u­ent de tra­vailler et de réus­sir dans des con­di­tions de plus en plus dif­fi­ciles, s’ap­parentant désor­mais au har­cèle­ment pro­fes­sion­nel imposé par des incom­pé­tents ou des opportunistes.

L’ap­proche struc­tural­iste actuelle pose comme principe que des struc­tures axées sur la col­lec­tivi­sa­tion et le con­trôle induiront spon­tané­ment des inno­va­tions et des décou­vertes. Or, l’abus de telles struc­tures détru­it les con­di­tions fon­da­men­tales de la créa­tion intel­lectuelle : sérénité et liber­té. Surtout, il tend à écras­er ou exclure les minorités, alors que l’in­no­va­tion et la créa­tion sont, par déf­i­ni­tion, le fait de minorités con­sti­tuées par des per­son­nal­ités qui ont su remet­tre en cause les ordres étab­lis. Ain­si, peu à peu, les insti­tu­tions sci­en­tifiques se trans­for­ment en machines des­tinées à empêch­er les per­son­nes d’ex­ercer leurs mis­sions. Voilà la véri­ta­ble crise de la recherche, induite par l’idéolo­gie des respon­s­ables. Mais, nous le savons bien, une idéolo­gie, une fois établie, peut déploy­er ses méfaits pen­dant longtemps. Il est sou­vent affirmé :

” La recherche est une activ­ité col­lec­tive. ” Cette affir­ma­tion est une banal­ité si elle sig­ni­fie que, depuis la plus haute antiq­ui­té, les moyens de tra­vail de la recherche sci­en­tifique (navires, obser­va­toires, bib­lio­thèques, aujour­d’hui satel­lites, détecteurs, accéléra­teurs…) sont sou­vent col­lec­tifs dans leur con­struc­tion et leur util­i­sa­tion. Elle est une absur­dité si elle sig­ni­fie qu’un col­lec­tif pense. Elle con­stitue une escro­querie et surtout un dan­ger si elle sert d’al­i­bi à cer­tains pour impos­er leurs vues et créer une ” sci­ence d’État “.

L’avenir d’un pays, d’une nation, son influ­ence se jouent d’abord sur l’en­seigne­ment de tout niveau et sur la capac­ité de créa­tion intel­lectuelle et d’in­no­va­tion. Cette créa­tion s’en­racine dans l’ac­tiv­ité mys­térieuse et patiente de la pen­sée qui agit, le plus sou­vent, sans même que nous en soyons con­scients. Mais cette créa­tion est aus­si le résul­tat du hasard et des con­tin­gences, des ren­con­tres inat­ten­dues, comme tout ce qui relève de la sub­jec­tiv­ité humaine. Cela ne peut donc être réduit à une ques­tion de moyens, de struc­tures et d’or­gan­i­sa­tion, mais est essen­tielle­ment une ques­tion de per­son­nes, de patience et d’en­seigne­ment. Seules, les per­son­nes assim­i­lent, pensent, créent. Les col­lec­tifs, les struc­tures, les organ­i­sa­tions ne pensent pas plus que les murs des lab­o­ra­toires : leur rôle con­siste à aider les per­son­nes et non pas à les désta­bilis­er ou les harcel­er. Lorsqu’une idée nou­velle appa­raît, elle est non repro­ductible en tant qu’idée nou­velle. D’où plusieurs con­séquences : étant non repro­ductible, une décou­verte n’a pas de prix, pas de valeur au sens économique. Com­bi­en ont été payés les généra­tions de pro­fesseurs qui ont mis au point les lois de l’élec­tro­dy­namique tout au long du xixe siè­cle ou encore l’in­ven­teur du principe de la vac­ci­na­tion ? Ils ont été payés, bien sûr, sou­vent très mal comme pro­fesseurs d’u­ni­ver­sité, mais cer­taine­ment pas en rap­port avec les con­séquences de leurs décou­vertes puisque ces con­séquences ne sont apparues que bien longtemps après.

Que sig­ni­fie donc la direc­tive de la Com­mis­sion européenne voulant priv­ilégi­er les activ­ités de recherche ” à valeur ajoutée max­i­male ” ? Dans le domaine des décou­vertes et de la recherche d’in­for­ma­tions, il est illu­soire de pré­ten­dre prédire une valeur ajoutée, entre autres, parce qu’il faudrait spé­ci­fi­er à la fois la durée sur laque­lle cette valeur ajoutée se con­solide et la manière dont elle le fait, et c’est exacte­ment cela qu’il est impos­si­ble de prédire. La valeur ajoutée des lois de l’élec­tro­dy­namique ou de la décou­verte de Pas­teur est zéro, pour leurs auteurs et l’in­fi­ni, cinquante ans plus tard. Ain­si, la recherche, par déf­i­ni­tion, n’est en général ni pro­gram­ma­ble dans ses résul­tats, ni évalu­able au sens marc­hand. Évidem­ment, nous avons tous des pro­jets. L’É­tat, les entre­pris­es peu­vent et doivent aus­si en avoir. Mais, sou­vent, ces pro­jets ne se réalisent pas tels qu’ils furent imag­inés. La réal­ité se charge de ramen­er rapi­de­ment l’imag­i­naire des pro­jets et pro­grammes à ce qu’il est : à la fois, tout, comme moteur de l’ac­tion, et, sou­vent, rien, comme résul­tat de la connaissance.

La recherche sur objec­tifs nous paraît donc con­stituer une impos­si­bil­ité logique, il en est de même de son éval­u­a­tion a pri­ori. Une régu­la­tion de la recherche par la ” demande sociale ” con­stitue une mal­hon­nêteté intel­lectuelle et une impos­ture vis-à-vis de la société. La demande sociale sem­ble être un pré­texte invo­qué par des respon­s­ables désireux de con­trôler le sys­tème. Le véri­ta­ble ques­tion­nement apporte une réponse qui n’i­ra pas oblig­a­toire­ment dans le sens voulu par la con­tin­gence poli­tique ou la ” demande sociale “. La nature, que nous inter­ro­geons et qui répond tou­jours, ne con­naît ni sens poli­tique ni demande sociale.

D’où la néces­sité vitale d’une recherche libre et indépen­dante. Le xxe siè­cle nous a fourni de douloureux exem­ples de ce qui se pro­duit lorsqu’on oublie cette remar­que. Sans compter que les développe­ments de nou­velles tech­nolo­gies ou de nou­velles men­aces néces­si­tent des débats con­tra­dic­toires et impliquent donc que des per­son­nes indépen­dantes et com­pé­tentes infor­ment des risques et con­fron­tent libre­ment les divers­es solu­tions entre elles. La reven­di­ca­tion fon­da­men­tale de ceux qui font effec­tive­ment le tra­vail dans l’en­seigne­ment supérieur et la recherche, c’est qu’on les laisse enfin tra­vailler dans l’indépen­dance et la sérénité indis­pens­ables à la réflex­ion et à la créa­tion intel­lectuelle. Et il n’est pas clair qu’ils revendiquent autant de moyens que le récla­ment ceux qui pré­ten­dent les représenter.

Le prob­lème des rela­tions entre la recherche, l’en­seigne­ment et le pou­voir ne date pas d’au­jour­d’hui. Il y a 2 400 ans, à Athènes, Pla­ton nous rap­porte qu’un philosophe étranger, venu d’Élée, essaie de définir le pou­voir poli­tique et ses dif­férentes caté­gories, à la demande de Socrate, de Socrate le Jeune. L’É­tranger, comme l’ap­pelle Socrate le Jeune, en arrive à la descrip­tion d’une car­ac­téris­tique de la tyran­nie : les tyrans veu­lent encadr­er la liber­té de la recherche et en délim­iter les résul­tats par la loi. Repro­duisons, en la traduisant libre­ment, la par­tie du dia­logue qui nous intéresse, elle se trou­ve au chapitre 38 du Poli­tique.

” L’É­tranger : Il fau­dra établir une loi pré­cisant que quiconque effectue des recherch­es sur le pilotage, sur la san­té et la médecine, sur le chaud et le froid et les vents et à imag­in­er quelques nou­veautés sera traité de sophiste et de bavard et sera ensuite traîné devant les tri­bunaux, et s’il est démon­tré qu’il donne des con­seils con­traires aux lois en ces matières, il sera puni des derniers sup­plices. Car il ne doit y avoir rien de plus sage que les lois. S’il en est ain­si, Socrate, de ces sci­ences, et de la stratégie, de la pein­ture, de l’a­gri­cul­ture et de la fab­ri­ca­tion d’usten­siles, si nous devions voir pra­ti­quer selon des règles écrites l’art d’élever les chevaux et les trou­peaux, l’art de servir ou la sci­ence des nom­bres appliquée aux sur­faces planes, aux solides et aux mou­ve­ments, que deviendraient tous ces arts ain­si réglés sur des lois écrites au lieu de l’être sur la nature et l’art ?

Socrate le Jeune : Il est évi­dent, Étranger, que c’en serait fait pour nous de tous les arts qui ne pour­raient plus jamais renaître par suite de cette loi qui régle­mente la recherche. Et notre vie, déjà si dure à présent, deviendrait alors absol­u­ment insup­port­able.

(Pla­ton, Œuvres. t. II, La Pléiade)

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