Que faut-il enseigner ? La question du socle commun

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006
Par Luc FERRY
Par Catherine LACRONIQUE

Vous appa­raît-il néces­saire de don­ner une place au poli­tique dans la déf­i­ni­tion des programmes ?

Deman­der au Par­lement de se pronon­cer sur les pro­grammes sco­laires est le type même de la fausse bonne idée. Il ne faut pas poli­tis­er les pro­grammes ; ceux-ci doivent être le pro­duit d’une libre dis­cus­sion entre savants et pro­fesseurs. Je con­sid­ère donc, mais cela ne vous sur­pren­dra pas de la part de quelqu’un qui en a été le prési­dent durant huit ans, que la sup­pres­sion du Con­seil nation­al des pro­grammes (CNP) n’est, de ce point de vue, pas une bonne nou­velle. Je suis tout à fait hos­tile à l’idée que les poli­tiques s’oc­cu­pent de définir les pro­grammes. On peut être répub­li­cain, et même répub­li­cain ortho­doxe, tout en con­sid­érant qu’il n’ap­par­tient pas au Par­lement de dis­cuter de cette ques­tion. Le Par­lement peut certes se pronon­cer sur de grands objec­tifs con­sen­suels, il faut toute­fois avoir con­science qu’il se car­ac­térise essen­tielle­ment comme un lieu de con­flits. La polémique actuelle rel­a­tive aux lois dans lesquelles les poli­tiques ont inscrit une doc­trine offi­cielle sur des points d’his­toire tels que l’esclavage, la coloni­sa­tion ou les cham­bres à gaz mon­tre suff­isam­ment à quel point il est néces­saire de sous­traire aux par­lemen­taires la tâche de définir les programmes. 

Quel bilan faites-vous du Con­seil nation­al des programmes ?

Le CNP, que l’on a eu, je le répète, tort de sup­primer, a per­mis de réalis­er quelques pro­grammes excel­lents. Je suis notam­ment très fier des pro­grammes sci­en­tifiques de sec­onde et de pre­mière : ceux de biolo­gie sont sans doute un peu dif­fi­ciles, mais les pro­grammes de math­é­ma­tiques et de physique-chimie sont très bons. Les pro­grammes d’his­toire-géo­gra­phie égale­ment. Nous avons réus­si à amélior­er les pro­grammes de français du lycée mais, mal­heureuse­ment, pas ceux du col­lège, qui demeurent désas­treux. Je con­sid­ère qu’il s’ag­it là de l’un de mes deux grands échecs, l’autre étant celui de la réforme des pro­grammes de philoso­phie — prob­a­ble­ment parce que j’é­tais, en cette matière, à la fois juge et par­tie. Mon autre grande fierté con­cerne les pro­grammes de l’é­cole pri­maire : c’est dans ce domaine, ain­si que dans celui des pro­grammes de physique-chimie, que la valeur ajoutée du CNP a été la plus grande. 

Avez-vous tra­vail­lé, dans le cadre du CNP, à la déf­i­ni­tion d’un socle commun ?


Le min­istère de l’é­d­u­ca­tion nationale, rue de Grenelle, à Paris

Je vous rap­pelle que c’est même nous qui avons inven­té l’ex­pres­sion. Nous nous sommes inspirés d’un rap­port — le Livre blanc des col­lèges — dont l’au­teur, un Prin­ci­pal de col­lège, M. Blan­chard, par­lait de “champs dis­ci­plinaires”. À l’époque le SNES par­lait de “cul­ture com­mune”. J’ai choisi l’ex­pres­sion “socle com­mun” dans la mesure où le terme de “cul­ture” ne me parais­sait pas très adap­té — la cul­ture, c’est plutôt ce qui reste après l’é­cole. Le rap­port de la Com­mis­sion Fau­roux a par la suite don­né à la notion de socle com­mun le sens de SMIC cul­turel, ce qui ne cor­re­spondait pas à notre con­cep­tion initiale. 

L’idée était de réfléchir à la for­ma­tion com­mune pour pou­voir ensuite imag­in­er une réelle diver­si­fi­ca­tion des par­cours, notam­ment de vrais amé­nage­ments du col­lège unique. L’ob­jec­tif était d’of­frir la pos­si­bil­ité aux élèves de la classe de qua­trième, sans rétablir le palier d’ori­en­ta­tion en fin de cinquième, d’ac­céder à des par­cours réelle­ment diver­si­fiés, mais sur une véri­ta­ble base com­mune, sur un “socle commun”. 

À par­tir de cet objec­tif, nous avons réfléchi à la manière dont il fal­lait enten­dre cette notion. Il y a en effet deux con­cep­tions pos­si­bles du socle com­mun. La pre­mière, la plus naïve, cor­re­spond à la manière dont on a inter­prété la loi Fil­lon. Définir le socle com­mun con­sis­terait à se met­tre d’ac­cord sur un petit nom­bre d’élé­ments de con­nais­sance à maîtris­er : les vingt dates his­toriques, les quinze per­son­nages clefs, les trois livres qu’il faut avoir lu, etc. 

Un tel pro­jet est absurde, et ce pour deux raisons : d’une part, il est utopique d’imag­in­er que l’on puisse met­tre d’ac­cord une com­mu­nauté de pro­fesseurs sur un ensem­ble de con­nais­sances élé­men­taires ain­si com­pris­es — on peut débat­tre indéfin­i­ment sur les raisons de choisir Flaubert plutôt que Stend­hal, Robe­spierre plutôt que Dan­ton, etc. ; d’autre part, en admet­tant qu’une com­mis­sion parvi­enne à un tel accord, il faut se représen­ter que cela aurait néces­saire­ment pour con­séquence d’in­valid­er le reste du pro­gramme. Si l’on estime que dans les pro­grammes il y a l’essen­tiel et l’ac­ces­soire, autant sup­primer ce qui n’ap­pa­raît pas fondamental. 

C’est cette pre­mière con­cep­tion qui est la plus répan­due, celle, notam­ment, qu’ont reprise les par­lemen­taires qui ont dernière­ment voulu réfléchir au socle commun. 

La sec­onde con­cep­tion du socle com­mun con­siste à chercher à définir l’essen­tiel des pro­grammes en un autre sens. Prenons une métaphore : vous avez lu un grand livre — L’É­d­u­ca­tion sen­ti­men­tale, Le Rouge et le Noir, etc., et vous souhaitez, après l’avoir refer­mé, le racon­ter à quelqu’un : il vous faut néces­saire­ment aller à l’essen­tiel. Vous n’allez pas réciter chaque phrase du livre ; vous évo­querez l’ap­port his­torique, le con­tenu psy­chologique, la grande expéri­ence humaine (l’as­cen­sion sociale, par exem­ple, pour Le Rouge et le Noir) sur lesquels le livre donne à penser. C’est ain­si qu’il faut com­pren­dre le socle com­mun : il s’ag­it, dans les pro­grammes, de soulign­er ce qu’il faut avoir acquis. Cela ne sig­ni­fie pas que le reste est acces­soire ; le roman ne con­stitue pas “l’ac­ces­soire” rel­a­tive­ment au résumé, lequel n’est en fait qu’une béquille per­me­t­tant d’ac­céder au roman. Dans le roman, chaque phrase compte — ou chaque mot, chaque réc­it, chaque descrip­tion — mais les phras­es, les descrip­tions par­ti­c­ulières sont au ser­vice d’un “mes­sage” dont le résumé peut ren­dre compte. 

D’une cer­taine façon, on peut donc con­sid­ér­er que définir le socle com­mun revient à trans­former le savoir en cul­ture — ce qu’il reste quand on a tout oublié. Voyez cepen­dant que ce qu’on a oublié ne con­stitue pas l’ac­ces­soire : s’il n’y avait pas toutes les phras­es écrites par Stend­hal, on ne lirait pas Le Rouge et le Noir. Le socle com­mun, c’est donc ce qui con­stitue l’essen­tiel des pro­grammes en ce sens bien pré­cis : il s’ag­it de définir ce vers quoi ten­dent les moments qui peu­vent paraître sec­ondaires dans les pro­grammes — “sec­ondaires”, ne sig­nifi­ant pas “inutiles”.

Le socle com­mun ne peut donc pas se réduire à l’idée d’outils fon­da­men­taux — “lire, écrire, compter” par exemple ?

Non, parce qu’il n’y a pas que des out­ils et des com­pé­tences dans les pro­grammes, il y a aus­si des moments de cul­ture, des expéri­ences humaines fon­da­men­tales. On ne peut pas avoir une con­cep­tion unique­ment instru­men­tale du socle com­mun. Il com­prend des élé­ments de cul­ture human­iste qui relève des human­ités, de la for­ma­tion de soi : il ne s’ag­it pas là, à pro­pre­ment par­ler, de com­pé­tences instru­men­tales. Autrement dit, et c’est une autre idée fausse qu’il faut com­bat­tre en matière de con­cep­tion des pro­grammes, ce serait une erreur de con­sid­ér­er que le but de l’é­cole est de for­mer des citoyens. Ce n’est pas parce qu’on l’en­tend dire partout que c’est juste, même s’il s’ag­it de l’un des aspects de la for­ma­tion sco­laire. Il est vrai, acces­soire­ment, que nos col­légiens devi­en­nent des citoyens capa­bles de penser par eux-mêmes et d’aller vot­er. Mais ce n’est pas le but de l’é­cole, lequel est de faire entr­er les enfants dans le monde du savoir. 

Qu’est-ce, en effet, qu’un grand pro­fesseur ? C’est quelqu’un qui vous fait entr­er dans le monde du savoir et de la cul­ture, non quelqu’un qui fait de vous un bon citoyen, capa­ble d’aller vot­er. Une fois que vous êtes entré dans le monde du savoir, vous en faites ce que vous voulez : vous pou­vez être anar­chiste ; vous n’êtes pas obligé d’être un bon citoyen. 

Le but de l’é­cole n’est pas de délivr­er une for­ma­tion morale et poli­tique mais de faire entr­er les enfants dans le monde des adultes. Dans celui-ci, il y a bien enten­du la capac­ité d’être citoyen, mais il ne s’ag­it là que d’une com­pé­tence par­mi dix autres pos­si­bles. Le plus impor­tant, c’est que les enfants entrent dans la sci­ence, dans la lit­téra­ture, dans la philoso­phie, dans les élé­ments d’une cul­ture qui n’est pas la cul­ture des enfants. 

La citoyen­neté n’est qu’un élé­ment par­mi sept ou huit autres — la biolo­gie, les math­é­ma­tiques, la lit­téra­ture, tous les élé­ments qui définis­sent la cul­ture des adultes. La par­tic­i­pa­tion à la vie poli­tique n’est pas la seule final­ité de l’ex­is­tence. La biolo­gie, les math­é­ma­tiques, la lit­téra­ture ne sont pas des aux­il­i­aires de la citoyen­neté. On est allé telle­ment loin dans l’idée qu’il fal­lait for­mer des citoyens autonomes, dotés d’e­sprit cri­tique et capa­bles d’aller vot­er, que l’on a oublié le fait que la qua­si-total­ité de ce qu’on apprend à l’é­cole avait avant tout pour objec­tif de faire entr­er les enfants dans le monde de la cul­ture. Dit autrement : le but de l’é­cole est de sor­tir les enfants du monde de Peter Pan, afin qu’ils cessent de con­sid­ér­er que rester jeune con­stitue la seule final­ité de la vie. 

Que les pro­grammes soient des­tinés à pré­par­er l’en­trée dans le monde du savoir et non à for­mer le citoyen ren­force bien enten­du ce que j’af­fir­mais à l’in­stant : ce n’est pas le rôle des poli­tiques de définir les pro­grammes. Les pro­grammes doivent être l’ef­fet d’une dis­cus­sion libre entre des gens savants. Pour faire un bon pro­gramme d’his­toire ou de biolo­gie, il faut être incroy­able­ment savant. Au sein du CNP, je souhaitais qu’il y ait des par­ents, parce qu’ils con­nais­sent les enfants, des pro­fesseurs, lesquels savent ce qu’est une classe, et des très grands savants, par­mi ceux qui sont allés le plus loin dans leur dis­ci­pline et qui sont capa­bles de dire ce qu’il faut retenir d’essen­tiel dans celle-ci. En sup­p­ri­mant le CNP, on a per­du l’a­van­tage que con­sti­tu­ait la présence de ces trois composantes. 

Du débat nation­al sur l’avenir de l’é­cole que vous avez lancé et dont Le miroir du débat rend compte des résul­tats, il ressort que la moti­va­tion des élèves con­stitue la préoc­cu­pa­tion pre­mière des enseignants. Quels sont, selon vous, les leviers qui per­me­t­traient de motiv­er et de faire tra­vailler effi­cace­ment les élèves ?

Pen­dant ces trente dernières années, sous l’ef­fet de ce qu’on a appelé la réno­va­tion péd­a­gogique, on s’est posé la ques­tion de la moti­va­tion des élèves : le but était de con­cevoir des hameçons affûtés, bril­lants mais pas trop vis­i­bles. L’idée était de motiv­er les élèves pour les faire tra­vailler. Je pense, tout à l’in­verse, qu’il faut d’abord tra­vailler et que la moti­va­tion vient ensuite. Nous nous apercevons en vieil­lis­sant que nous ne nous intéres­sons vrai­ment qu’aux dis­ci­plines dans lesquelles nous avons énor­mé­ment travaillé. 

Le tra­vail précède donc la moti­va­tion. Or, il n’y a pas de tra­vail sans con­trainte : l’idée que l’on puisse rem­plac­er le tra­vail par la moti­va­tion est donc une idée absurde. Il y a un moment de con­trainte absol­u­ment néces­saire, la moti­va­tion ne s’in­stalle qu’après. Vous ne lirez jamais Kant ou Spin­oza sans accepter un moment de con­trainte ; ce n’est qu’après une grande quan­tité de tra­vail que l’on perçoit le génie de ces auteurs. On peut dire la même chose du solfège qu’il faut tra­vailler pour faire de la musique. La maîtrise — qui passe par une immense quan­tité de tra­vail — vous donne la liberté. 

Ma thèse est très sim­ple : c’est le tra­vail qui précède la moti­va­tion, et pas l’in­verse. Les enfants, du reste, sen­tent la dém­a­gogie et ne respectent pas le pro­fesseur qui joue les gen­tils animateurs. 

Com­ment jugez-vous les modal­ités actuelles de la for­ma­tion des enseignants ?

La créa­tion des IUFM a été un désas­tre. Deman­der à des uni­ver­si­taires, quelle que soit leur valeur — elle est le plus sou­vent indé­ni­able — de réalis­er la for­ma­tion des pro­fesseurs des écoles a con­sti­tué une erreur : com­ment voulez-vous, par exem­ple, qu’un pro­fesseur d’u­ni­ver­sité ait la moin­dre idée sur la manière dont doit s’opér­er l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture ! La for­ma­tion des enseignants, idéale­ment, devrait inté­gr­er deux exi­gences : d’un côté, une for­ma­tion uni­ver­si­taire de haut niveau, et, de l’autre, une véri­ta­ble for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. Il faudrait donc davan­tage de maîtres-for­ma­teurs en vue d’in­stituer davan­tage de stages — plus fréquents et plus longs. La for­ma­tion uni­ver­si­taire étant assurée par le fait qu’on recru­tait les pro­fesseurs à bac plus trois, il fal­lait établir un appren­tis­sage pro­fes­sion­nel, une école des métiers. Il importerait en out­re de chang­er le con­cours, afin de l’in­dex­er sur les pro­grammes du pri­maire, en met­tant l’ac­cent sur les com­pé­tences sci­en­tifiques, lesquelles font aujour­d’hui générale­ment défaut aux pro­fesseurs des écoles. 

Vous avez sou­vent évo­qué, lorsque vous étiez min­istre, le prob­lème de l’il­let­trisme : à quelles caus­es est-il selon vous imputable ?

Les expli­ca­tions habituelle­ment avancées sont fauss­es. Le mal ne vient ni de la télévi­sion, ni de la mas­si­fi­ca­tion, ni de la méth­ode glob­ale. Ain­si que je l’avais souligné dans La let­tre à tous ceux qui aiment l’é­cole, la ten­dance à vouloir priv­ilégi­er, au cours des quar­ante dernières années, la stim­u­la­tion des capac­ités de spon­tanéité des enfants, a con­duit à oubli­er que l’é­d­u­ca­tion est, pour l’essen­tiel, trans­mis­sion d’un héritage et d’un patrimoine. 

En matière d’ap­pren­tis­sage de la gram­maire, la val­ori­sa­tion de la créa­tiv­ité des enfants est rarement une réus­site. La langue comme les règles de civil­ité con­stituent pour cha­cun de nous un héritage : ni vous ni moi n’avons inven­té le français, pas plus que les for­mules de civil­ité dont nous faisons usage tous les jours. Même Céline n’a pas inven­té le français ! 

Dans 99 % des cas, le con­tenu de l’en­seigne­ment est con­sti­tué par du pat­ri­moine, de l’héritage, du tra­di­tion­nel, par rap­port à quoi l’at­ti­tude qui con­vient n’est pas celle de l’en­fant roi mais l’hu­mil­ité et le respect. La péd­a­gogie qui a mis l’ac­cent sur l’ex­pres­sion de soi, sur la spon­tanéité des enfants depuis quar­ante ans — la réno­va­tion péd­a­gogique que nous évo­quions à l’in­stant — a donc occulté la dimen­sion de la transmission. 

Au lieu de faire des auto­d­ic­tées, il faut faire des dic­tées ; au lieu de faire des textes d’imag­i­na­tion, il faut faire des rédac­tions ; au lieu de faire La main à la pâte il faut faire des sci­ences ; au lieu de faire de l’his­toire appuyée sur des doc­u­ments, il faut faire des cours d’his­toire. Quand un enfant utilise pour la pre­mière fois un micro­scope, la pre­mière chose qu’il voit, c’est son doigt ! La main à la pâte est une chose amu­sante pen­dant deux ans : vous met­tez à la dis­po­si­tion des enfants des tech­niques et du matériel d’ob­ser­va­tion qui les amusent. Vous leur don­nez ain­si le sen­ti­ment que la sci­ence est une dis­ci­pline ludique. Or, la sci­ence n’est pas ludique : out­re le temps per­du, on trompe l’en­fant, lequel éprou­vera une décep­tion lorsqu’il devra affron­ter la con­nais­sance dans sa dureté. 

Quand vous quit­tez les activ­ités d’éveil, vous entrez dans des appren­tis­sages qui ne relèvent pas de l’ex­pres­sion de soi. La main à la pâte représente donc l’arché­type de la péd­a­gogie de l’hameçon que je dénonçais précédem­ment. Pour enseign­er il faut avoir le courage de dire : c’est dif­fi­cile, il faut d’abord appren­dre et tra­vailler avant de pou­voir décou­vrir le plaisir que peut pro­cur­er l’ex­péri­ence de la con­nais­sance. Le fait que la struc­ture de l’ADN soit le pro­duit de qua­tre acides aminés, cela ne se dis­cute pas, cela ne se met pas au vote, cela s’ap­prend. L’en­seigne­ment des sci­ences ne peut donc, lui aus­si, que souf­frir de la sur­val­ori­sa­tion de l’ex­pres­sion de soi dans la société depuis quar­ante ans. 

Que pensez-vous du projet d’instituer la bivalence des professeurs ?

Il s’ag­it d’une excel­lente idée, à la con­di­tion que la biva­lence soit inscrite intel­ligem­ment dans le con­cours de recrute­ment. Cha­cun admet que l’on puisse être pro­fesseur de français et de latin-grec. Pourquoi ne pour­rait-on pas être pro­fesseur de français et d’alle­mand, ou d’his­toire et d’alle­mand, ou de français et d’histoire ? 

Ce qui n’est pas raisonnable, c’est de deman­der à un pro­fesseur qui a obtenu un CAPES d’his­toire d’en­seign­er l’alle­mand. Qu’il y ait dans le CAPES une ou deux épreuves qui pré­par­ent à l’en­seigne­ment dans deux dis­ci­plines. Cela existe déjà, avec le CAPES d’his­toire-géo­gra­phie, qui est du reste une spé­ci­ficité française ; on pour­rait aus­si bien reli­er géo­gra­phie et sci­ences de la vie et de la Terre (SVT) ; de même, on pour­rait reli­er l’alle­mand, plutôt que le français, au latin-grec. La biva­lence est donc une bonne idée mais il faudrait qu’elle soit inscrite dans les con­cours et pré­parée à l’université. 

Qu’un pro­fesseur de français puisse enseign­er l’his­toire en six­ième, cela n’a rien de choquant. Ce n’est pas revenir aux pro­fesseurs d’en­seigne­ment général de col­lège (PEGC), ni abaiss­er le niveau de for­ma­tion, que de deman­der à un pro­fesseur d’his­toire d’en­seign­er le français ou à un pro­fesseur de français d’en­seign­er l’his­toire. Cela ne peut que con­tribuer à enrichir et à appro­fondir leur for­ma­tion académique. La pluridis­ci­plinaire n’opère pas au détri­ment du dis­ci­plinaire : ce ne peut être, si l’on choisit bien les dis­ci­plines qui tra­vail­lent entre elles, qu’une occa­sion d’en­richisse­ment et d’approfondissement. 

Je ne conçois pas, par exem­ple, en fonc­tion de ce que sont les pro­grammes, qu’un pro­fesseur de let­tres soit inca­pable d’en­seign­er l’his­toire en classe de six­ième. Le pro­gramme d’his­toire de six­ième, qui enseigne les piliers de la civil­i­sa­tion européenne, est for­mi­da­ble pour un pro­fesseur de let­tres, et récipro­que­ment. Intel­ligem­ment pré­parée au niveau du Capes et de l’a­gré­ga­tion, la biva­lence ain­si conçue ne peut qu’être béné­fique, sans entraîn­er aucune baisse de niveau dis­ci­plinaire. Cela per­me­t­trait en out­re aux enfants d’avoir en classe de six­ième trois ou qua­tre pro­fesseurs là où, dans la sit­u­a­tion actuelle, ils passent subite­ment d’un enseigne­ment par le seul pro­fesseur des écoles à un enseigne­ment qui les met en rela­tion avec neuf professeurs. 

À l’é­cole pri­maire, l’en­seigne­ment des langues devrait à l’in­verse con­duire à con­cevoir une excep­tion à la poly­va­lence. Il aurait fal­lu, quand l’en­seigne­ment des langues a été intro­duit, ouvrir un véri­ta­ble plan de recrute­ment sur dix ans de pro­fesseurs bilingues. On aurait besoin d’un corps d’in­sti­tu­teurs qui soit vrai­ment bilingues et capa­bles, comme on le fait dans les écoles bilingues, d’en­seign­er une heure par jour dans une école en suiv­ant le pro­gramme. J’au­rais donc souhaité que l’on mette une option langue au con­cours de recrute­ment des IUFM et que l’on accepte cette excep­tion à la polyvalence.

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