Pourquoi l’entreprise doit-elle financer la recherche

Dossier : Le financement de l'enseignement supérieur et de la rechercheMagazine N°634 Avril 2008
Par Nicolas CHANUT

Le secteur de la recherche et de l’enseignement supérieur, jusqu’alors pro­tégé à l’échelle nationale, est en quelques années devenu l’enjeu d’une sévère com­péti­tion mondiale. 

Aujourd’hui, l’économie d’innovation a rem­placé l’économie de rat­tra­page car­ac­téris­tique de l’Europe des trente glo­rieuses. Au cœur de l’économie d’innovation se trou­vent la recherche et l’enseignement supérieur.
 

Une « norme » inter­na­tionale
Qu’est-ce qui car­ac­térise une uni­ver­sité à voca­tion mon­di­ale ? La taille cri­tique qui per­met les économies d’échelle, la pluridis­ci­pli­nar­ité et la cir­cu­la­tion des idées ; la qual­ité et la diver­sité d’origine des étu­di­ants et des enseignants-chercheurs ; l’importance du doc­tor­at, les doc­tor­ants pou­vant con­stituer jusqu’à 25 % des effec­tifs étu­di­ants ; de gros moyens financiers, prin­ci­pale­ment éta­tiques, même si les droits d’inscription et le pro­duit de l’endow­ment (dota­tion des anciens élèves cap­i­tal­isée dans une fon­da­tion) peu­vent avoir leur impor­tance ; une con­nex­ion effi­cace au monde de l’entreprise, moins en ter­mes de ressources que de culture.

Alors que de nom­breux pays, dévelop­pés et émer­gents, investis­sent mas­sive­ment ce champ, plusieurs rap­ports dénon­cent l’insuffisance de la pro­duc­tion sci­en­tifique et tech­nologique du sys­tème français et la détéri­o­ra­tion de sa posi­tion rel­a­tive, en met­tant en avant trois raisons : faib­less­es finan­cières, inadap­ta­tion cul­turelle et maquis insti­tu­tion­nel. Ce maquis, nous sem­ble-t-il, con­stitue un véri­ta­ble désordre.

Un désordre institutionnel majeur

Même si les sys­tèmes d’enseignement supérieur et de recherche des dif­férents pays con­ser­vent de nom­breuses spé­ci­ficités, une norme s’impose pro­gres­sive­ment, bâtie autour d’une « insti­tu­tion de référence » qui a démon­tré son effi­cac­ité : l’université pluridis­ci­plinaire comp­tant de 10 000 à 30 000 étu­di­ants, assumant simul­tané­ment les fonc­tions de recherche et d’enseignement supérieur. La norme inter­na­tionale, c’est, dans chaque pays, un con­tin­u­um d’universités à voca­tion locale, nationale et mon­di­ale, le con­tin­u­um étant bien enten­du très important.

La France est très éloignée de cette norme inter­na­tionale. Nous avons la coquille (env­i­ron 85 uni­ver­sités) mais celle-ci est en par­tie vidée de sa sub­stance par les organ­ismes publics de recherche d’un côté et les grandes écoles de l’autre.
 

Quelques actions per­ti­nentes pour les entre­pris­es
Dévelop­per des parte­nar­i­ats opéra­tionnels (mis­sions de recherche, de for­ma­tion) rémunérés par l’entreprise ; au-delà de l’aspect financier, ces presta­tions par­ticipent au mix­age des cul­tures et per­me­t­tent con­crète­ment au monde académique d’enrichir ses prob­lé­ma­tiques de recherche.
Met­tre en place des poli­tiques de recrute­ment accom­pa­g­nant l’évolution du sys­tème vers la norme mon­di­ale ; on pense par­ti­c­ulière­ment à la pro­mo­tion du doc­tor­at, diplôme recon­nu sur la scène inter­na­tionale, mais peu prisé aujourd’hui en France.
Accorder des moyens financiers dédiés (chaire d’entreprise) ou non (Fon­da­tion) : bien que mar­gin­aux, ils amélioreront le quo­ti­di­en d’institutions réelle­ment à court d’argent (dans leur majorité) ; ils con­stituent en out­re, pour l’entreprise, le point d’entrée dans les mul­ti­ples lieux de gou­ver­nance du monde académique, pas­sage obligé pour la trans­mis­sion de know-how managérial.

Les organ­ismes publics de recherche (en France : CNRS, CEA, CNES, INSERM, INRA, INRIA…) exis­tent dans tous les pays. Le CNRS, cepen­dant, est atyp­ique de par sa taille : l’institution est très (trop) imposante. Ses con­nex­ions, fortes aujourd’hui, avec les uni­ver­sités et cer­taines écoles par UMR (Unités mixtes de recherche) inter­posées posent de sérieux prob­lèmes de gou­ver­nance et de cohérence.
 
Les grandes écoles assurent bien leur mis­sion d’enseignement supérieur en for­mant des cadres de bon niveau. On les cri­tique sou­vent pour leur fer­me­ture sociale et le car­ac­tère réduc­teur de leur mode de sélec­tion. Ces ques­tions sont sec­ondaires au regard de deux prob­lèmes majeurs. D’une part, elles créent un sys­tème dual, déval­orisant de fait le secteur uni­ver­si­taire. D’autre part, en matière de recherche, les écoles d’ingénieurs jouent mécanique­ment à con­tre-emploi : moins de 15 % d’admis y pré­par­ent un doc­tor­at. Ain­si, les meilleurs esprits sci­en­tifiques du pays sont majori­taire­ment détournés de la recherche et une frac­tion trop impor­tante du poten­tiel nation­al demeure inex­ploitée. D’autant que nom­bre d’ingénieurs occu­pent des postes de man­age­ment qui sont tout aus­si effi­cace­ment rem­plis par des diplômés d’écoles de com­merce.
Au lieu d’un con­tin­u­um d’universités (du local au mon­di­al) cohab­i­tant avec des organ­ismes publics de recherche cal­i­brés (en taille et en mis­sion), on dis­pose en France d’un patch­work com­pliqué, voire com­plexe, d’institutions hétérogènes, dont les mis­sions, les moyens et le fonc­tion­nement ne sont pas artic­ulés en fonc­tion de l’intérêt national.

Pour venir à bout de ce désor­dre insti­tu­tion­nel majeur, spé­ci­fique à la France, il faut organ­is­er la con­ver­gence vers la norme inter­na­tionale, préal­able au déploiement d’une poli­tique offen­sive de l’État sur la recherche et l’enseignement supérieur. Faute de pou­voir restruc­tur­er à vif, ce proces­sus passe par des com­pro­mis insti­tu­tion­nels, comme les PRES (Pôle de recherche et d’enseignement supérieur) et les RTRA (Réseaux thé­ma­tiques de recherche avancée). Il est trop tôt pour savoir si ces com­pro­mis per­me­t­tront de réalis­er la con­ver­gence néces­saire, ou s’ils créeront un degré sup­plé­men­taire de complexité.

La citoyenneté intéressée des entreprises

Les entre­pris­es sont gross­es con­som­ma­tri­ces de pro­fils bien formés

S’il revient en pri­or­ité à l’État d’orchestrer le proces­sus de nor­mal­i­sa­tion de notre sys­tème de recherche et d’enseignement supérieur, les entre­pris­es doivent apporter leur con­tri­bu­tion à cette réalisation.

C’est un investisse­ment bien com­pris car le monde de l’entreprise est, au pre­mier chef, intéressé à la per­for­mance d’un tel sys­tème : gross­es con­som­ma­tri­ces de pro­fils bien for­més, désireuses de nouer des parte­nar­i­ats avec des lab­o­ra­toires effi­cients, les entre­pris­es ne déploieront les capac­ités d’innovation req­ui­s­es par la mon­di­al­i­sa­tion qu’en syn­ergie avec un envi­ron­nement de recherche et d’enseignement supérieur com­plet et bien organ­isé. C’est donc par une citoyen­neté intéressée que les entre­pris­es doivent se mobilis­er sur le sujet.

L’exemple d’Exane

Exane
Créée en 1990 à par­tir d’une équipe d’une dizaine de per­son­nes, Exane est une entre­prise d’investissement indépen­dante spé­cial­isée sur les actions européennes. Elle exerce trois métiers : inter­mé­di­a­tion d’actions, émis­sion et dis­tri­b­u­tion de pro­duits dérivés et asset man­age­ment. Exane compte 900 col­lab­o­ra­teurs dans huit pays, avec un PNB de 500 mil­lions d’euros et un résul­tat net de 110 mil­lions d’euros (chiffres 2007).

Prenons l’exemple d’Exane et de ses man­agers qui ont décidé de relever le défi.
L’entreprise est déjà active dans le monde de la recherche et de l’enseignement supérieur. Mais ses con­nex­ions pour­raient être beau­coup plus fortes.

La présence de l’entreprise au cœur des lieux de gou­ver­nance est essen­tielle. Elle se traduit par un fort trans­fert de know-how sur l’ensemble des ques­tions man­agéri­ales : définir une stratégie, met­tre au point un bud­get inclu­ant des ressources extérieures, lancer une forte dynamique de col­lecte de ressources externes, éval­uer les per­for­mances, etc. Autant de pra­tiques pro­pres au monde de l’entreprise, dont le monde académique n’est pas cou­tu­mi­er et qu’il lui fau­dra bien maîtris­er, s’il veut réalis­er sa révo­lu­tion cul­turelle. Comme on le voit, il ne s’agit en aucun cas pour les entre­pris­es de peser sur les pro­grammes. Elles n’en ont ni la com­pé­tence ni l’envie. Et, dans le cas con­traire, le monde académique paraît par­faite­ment armé pour défendre ses prérogatives.

Pre­mières expéri­ences
Exane a noué cinq parte­nar­i­ats avec l’EEP (École d’économie de Paris), Paris­Tech, l’université Dauphine, HEC et l’ESSEC et va pour­suiv­re cette action en con­sacrant 20 mil­lions d’euros sur cinq ans à des uni­ver­sités et des pro­jets ambitieux ou inno­vants.
Ces parte­nar­i­ats obéis­sent à une logique sim­ple : 1) accorder un mil­lion d’euros (en moyenne) à l’institution sans aucune con­trepar­tie ; 2) accom­pa­g­n­er atten­tive­ment sa gou­ver­nance, sa stratégie et son fundrais­ing (lev­ée de fonds) ; 3) inve­stir du temps et de la com­pé­tence pour accélér­er son développement.

D’une culture de moyens à une culture de résultats

Quelles leçons pou­vons-nous tir­er des pre­mières expéri­ences d’Exane avec les insti­tu­tions de recherche et d’enseignement supérieur (voir encadré) ?

Sous-payés et dére­spon­s­abil­isés, beau­coup de chercheurs con­cen­trent leur engage­ment sur leur seul intérêt intellectuel

Le pre­mier enseigne­ment est clair : la prise de con­science du monde académique, certes récente, est puis­sante et générale. Les respon­s­ables d’institutions de recherche et d’enseignement supérieur, comme les loco­mo­tives intel­lectuelles du monde des enseignants-chercheurs, ont, dans leur ensem­ble, inté­gré les enjeux de l’économie d’innovation, le risque de décrochage inter­na­tion­al de notre sys­tème et la pro­fonde muta­tion insti­tu­tion­nelle et cul­turelle qu’ils devront affronter.

Mais, et c’est le deux­ième enseigne­ment, cette muta­tion cul­turelle sera longue : on ne passe pas aisé­ment d’une « cul­ture de moyens » (moyens faibles en ter­mes financiers comme en ter­mes de respon­s­abil­ité) à une « cul­ture du résul­tat ». À force d’être sous-payés et dére­spon­s­abil­isés, les pro­tag­o­nistes du monde académique ont, pour beau­coup, adap­té leur stratégie indi­vidu­elle à cet envi­ron­nement paupérisé (faible engage­ment, ou engage­ment con­cen­tré sur leur intérêt intel­lectuel). Redonner à l’ensemble de cette com­mu­nauté le goût de l’engagement dans le cadre de pro­jets col­lec­tifs, et la pra­tique man­agéri­ale qui va avec, con­stitue une révo­lu­tion cul­turelle qui pren­dra une dizaine d’années.

Enfin, et c’est le troisième enseigne­ment, pour les acteurs les plus dynamiques qui ont cerné les enjeux, et ont réal­isé leur « révo­lu­tion cul­turelle », la lenteur et la com­plex­ité de la muta­tion insti­tu­tion­nelle en cours et à venir se font sen­tir au quo­ti­di­en. Par­mi de mul­ti­ples exem­ples, citons la qua­si-impos­si­bil­ité de dis­pos­er d’un per­son­nel en fonc­tions sup­port (assis­tants, infor­mati­ciens, etc.), motivé, effi­cace et rémunéré en conséquence.

Trouver le rythme

La mon­di­al­i­sa­tion, c’est un rythme rapi­de. Notre risque majeur, c’est de faire d’importants efforts, mais à un rythme insuff­isant. Le gou­verne­ment a claire­ment pris le prob­lème à bras-le-corps. Mais il doit être obsédé par cette prob­lé­ma­tique de la vitesse d’adaptation.
Le monde académique est con­fron­té à un dou­ble défi, cul­turel et institutionnel.Le rôle des entre­pris­es est de con­tribuer à ce que la recherche et l’enseignement supérieur pro­gressent à la bonne vitesse.

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