L’équipe de Mashup dans la cuisine en travaux, Julien Grebille à droite. © @mashupnantes

Travail et impact : Pourquoi j’ai créé Mashup, un brewpub d’insertion

Dossier : Environnement & SociétéMagazine N°794 Avril 2024
Par Julien GREBILLE (X14)

Mashup, c’est la notion de mélange, de mix qui trans­pa­raît dans nos envies d’échanges, mais c’est aus­si le mash, en bras­sage, qui est le com­men­ce­ment d’un bras­sin. C’est cela qui résume notre démarche, celle d’inventer un lieu où le bras­sage social com­mence, avec comme vœu le plus cher qu’il se conti­nue, avec ou sans nous !

Il y a cinq ans, notre remise de diplôme avait été émaillée de dis­cours sur la slow tech et le contact direct à la pro­duc­tion. J’avais moi-même pris la parole pour par­ta­ger des ques­tion­ne­ments très pré­sents pour moi à l’époque, autour de la créa­tion de cir­cuits courts et res­pec­tueux de l’environnement humain, éco­lo­gique et éco­no­mique. Cela me sem­blait pas­ser par notre par­ti­ci­pa­tion à l’économie locale, par la créa­tion de PME durables et adap­tées aux chan­ge­ments de notre socié­té. Depuis lors, ces ques­tion­ne­ments m’ont accom­pa­gné à tra­vers dif­fé­rents pays et dif­fé­rents postes. Plus j’avance, plus je crois en la capa­ci­té d’un réseau local et dense d’entreprises de taille moyenne pour construire une éco­no­mie adap­tée et res­pec­tueuse, non pas tour­née vers la pro­duc­tion mais appor­tant la réponse à nos besoins en tant que société.

Un restaurant qui brasse sa propre bière

Fort de ce constat, j’ai déci­dé de me lan­cer il y a dix-huit mois dans la créa­tion d’une PME nan­taise insé­rée dans son tis­su éco­no­mique et asso­cia­tif, en m’appuyant sur trois piliers : la pro­duc­tion arti­sa­nale (por­ter atten­tion au pro­duit et aux pro­duc­teurs et pro­duc­trices) ; l’insertion (s’ancrer dans un tis­su éco­no­mique et social) ; les his­toires (être vec­teurs de trans­mis­sion et de partage). 

Aujourd’hui, je connais un plai­sir fou à por­ter humai­ne­ment, phy­si­que­ment et poli­ti­que­ment cette ini­tia­tive qui a pris le nom et la forme de Mashup, un pro­jet col­lec­tif de brew­pub d’insertion. Petite tra­duc­tion pour celles et ceux qui n’auraient pas eu la chance de dis­cu­ter avec un BBman ou une BBwo­man (binet binouze) sur le pla­tâl : en tant que brew­pub, nous sommes un res­tau­rant qui brasse sur place sa propre bière. 

Lors des pre­mières réflexions sur la créa­tion d’un lieu de par­tage autour de la nour­ri­ture, cela nous a paru indis­pen­sable, car c’était l’occasion d’appeler l’attention sur le rôle encore cen­tral de l’industrie dans un centre-ville dont elle a été ban­nie au pro­fit des acti­vi­tés de ser­vices. Cet outil indus­triel sera visible par toutes et tous à tra­vers notre baie vitrée de six mètres de haut, face au lieu le plus tou­ris­tique de Nantes. Nous pré­sen­te­rons et ferons visi­ter une superbe uni­té de bras­sage semi-auto­ma­ti­sée de 500 litres que nous ferons tour­ner une fois par semaine pour pro­duire des bras­sins créa­tifs, ins­pi­rés de pro­duits (fruits, herbes, épices…) du territoire. 

Pour appor­ter notre pierre comme par­tie pre­nante à la socié­té et non simple obser­va­teur, j’ai eu à cœur d’inscrire ce pro­jet dans la vie poli­tique et asso­cia­tive du quar­tier. Les idées de col­la­bo­ra­tion et d’enrichissement mutuel avec les acteurs locaux ne manquent pas !

Pellets de houblon utilisés en brassage.
Pel­lets de hou­blon uti­li­sés en bras­sage. © @mashupnantes

Un projet d’insertion

Deuxième expli­ca­tion de texte pour celles et ceux qui n’auront pas eu la chance de décou­vrir une DDETS (direc­tion dépar­te­men­tale de l’emploi, du tra­vail et des soli­da­ri­tés) : une entre­prise d’insertion est une struc­ture conven­tion­née par l’État pour accom­pa­gner des per­sonnes en rup­ture vis-à-vis de l’emploi, vers un retour à l’emploi durable par le biais de contrats à durée déter­mi­née (de 6 à 24 mois). L’objectif est de construire une sor­tie posi­tive, c’est-à-dire un emploi stable (CDI) dans une struc­ture classique.

“Refuser de se voiler la face vis-à-vis des freins sociaux.”

Choi­sir d’accompagner des per­sonnes éloi­gnées de l’emploi, c’est accep­ter ce que notre socié­té a de violent et refu­ser de se voi­ler la face vis-à-vis des freins sociaux et éco­no­miques qui excluent une par­tie de la popu­la­tion. C’est aus­si apprendre à déve­lop­per un dis­cours d’accompagnement sans pater­na­lisme, où chaque per­sonne trouve à apprendre des autres. Para­doxa­le­ment, je n’ai jamais été aus­si révol­té par la fabrique de l’injustice que sont les inéga­li­tés ter­ri­to­riales, la pré­ca­ri­té, les vio­lences intra­fa­mi­liales, qui sont les moteurs de l’exclusion. Mais je pense que, en m’impliquant, j’ai réus­si à don­ner une porte de sor­tie à cette indignation.

Brassage en cours à Tête Haute.
Bras­sage en cours à Tête Haute. © @mashupnantes

Rendre visibles les personnes loin de l’emploi

Au-delà de l’enjeu humain fon­da­men­tal, la vision que je porte pour répondre à cette injus­tice, c’est de créer un lieu de ren­contres et d’échanges pour rendre visibles ces per­sonnes. En effet, bien qu’assez mécon­nues du public, il existe quelque mille entre­prises d’insertion en France (Dares, 2019) employant 15 000 sala­riés. La majeure par­tie d’entre elles sont regrou­pées dans les péri­phé­ries et sur des pro­po­si­tions de valeur (trai­teurs, BTP, recy­clage…) rela­ti­ve­ment éloi­gnées du grand public. Notre démarche est d’accompagner huit per­sonnes par an sur des par­cours d’insertion aux métiers de la cui­sine en cocons­trui­sant des plats, des entrées, des des­serts ins­pi­rés de leurs (en)vies. Cela en centre-ville, dans un res­tau­rant ouvert sur son quar­tier et la ville, au contact direct de la clien­tèle. C’est nour­ri de ces objec­tifs et autour de ces piliers qu’est né le pro­jet Mashup, copor­té avec une struc­ture d’insertion, déjà pro­duc­trice de bière, la bras­se­rie Tête Haute.

Mashup en travaux.
Mashup en tra­vaux. © @mashupnantes

Une force convaincante

Créer et diri­ger une telle struc­ture est à mille lieues de ce que j’avais ima­gi­né faire de ma car­rière et il aura fal­lu un long voyage à l’autre bout du monde pour trou­ver la foi (et la témé­ri­té) de le concré­ti­ser. La chance que j’ai eue est que ce pro­jet porte intrin­sè­que­ment une force qui a su très rapi­de­ment convaincre un riche ensemble de pro­ta­go­nistes (de l’architecte et des pou­voirs publics aux cheffes et bras­seurs qui nous ont rejoints en cours de route). Cela me per­met de réa­li­ser la richesse du sen­ti­ment que nous cher­chions (mal­adroi­te­ment) à expri­mer avec Marie-Anne Beche­reau (X14), à notre fameuse remise des diplômes. Un sen­ti­ment qui, au-delà d’une « quête du sens au tra­vail », répond au désir de se sen­tir par­tie pre­nante dans l’acte de faire, dans la res­pi­ra­tion de notre société.

“Être dans le temps de la société, c’est être fier de ce que l’on fait chaque jour.”

Être dans le temps de la socié­té, c’est être fier de ce que l’on fait chaque jour, c’est gagner la cer­ti­tude de ne pas regret­ter ses choix et leurs consé­quences. Car le pro­jet dépasse de loin le simple fait (déjà ambi­tieux, celles et ceux qui connaissent la res­tau­ra­tion le savent) de ser­vir une grosse cen­taine de clients par jour ; Mashup c’est un pro­jet de recon­nexion à l’histoire : se racon­ter par la cui­sine, tout sim­ple­ment. Se racon­ter, parce que la rup­ture mani­fes­tée par l’éloignement invo­lon­taire de l’emploi est une mani­fes­ta­tion de rup­ture sociale, une mani­fes­ta­tion de la sur­di­té du groupe à entendre une per­sonne pour ce qu’elle est et ce qu’elle a vécu. Don­ner l’occasion d’être dans le faire et de par­ta­ger un élé­ment de son his­toire per­son­nelle, de ses ori­gines, de sa culture fami­liale, peut-être une étape dans un par­cours de prise de confiance.

Une cuisine de partage et d’inspirations diverses.
Une cui­sine de par­tage et d’inspirations diverses. © @mashupnantes

Alors, naï­ve­ment, j’ai eu envie de fon­der une équipe, un col­lec­tif por­té par cette envie d’être conteur des his­toires de toutes ces per­sonnes qui pas­se­ront à Mashup, der­rière un four­neau ou face à un client. C’est l’occasion d’offrir, le temps d’un repas, une fenêtre, une res­pi­ra­tion pour décou­vrir une forme d’altérité que nos socié­tés poussent sou­vent à la péri­phé­rie. Accep­ter que tenir notre pro­messe répu­bli­caine d’égalité concerne tout le monde et montre que cha­cun peut par­ti­ci­per par ses choix de consom­ma­tion… et de socia­bi­li­sa­tion ! 


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