La finance durable peut-elle sauver le monde ?

La finance durable peut-elle sauver le monde ?

Dossier : Environnement et sociétéMagazine N°786 Juin 2023
Par Hélène BEAUGRAND (X21)
Par Raphaël DESCAMPS (X21)
Par Loman SEZESTRE (X21)
Par Emma VERDIER (X21)
Par Ariane VERZURA (X21)

Si l’on souhaite réin­ven­ter le monde, il fau­dra réin­ven­ter la finance avec lui. Par-delà ce con­stat indé­ni­able, quelles peu­vent-être les con­tri­bu­tions con­crètes des ban­ques, des assureurs, des ges­tion­naires d’actifs et autres acteurs du monde financier, à la réso­lu­tion des défis envi­ron­nemen­taux et, notam­ment, cli­ma­tiques ? Cet arti­cle a été réal­isé dans le cadre du sémi­naire « Intro­duc­tion aux enjeux de l’Union européenne », dis­pen­sé à des élèves en deux­ième année de l’X par François-Gilles Le Theule (X79).

Parce que la men­ace envi­ron­nemen­tale est glob­ale et néces­site une action coor­don­née à l’échelle la plus large pos­si­ble, l’Union européenne s’est, elle aus­si, investie des ques­tions cli­ma­tiques et de préser­va­tion de l’environnement. L’entrée en appli­ca­tion, en mars 2021 du règle­ment européen (UE) 2019/2088 SFDR (Sus­tain­able Finance Dis­clo­sure Reg­u­la­tion) vise ain­si à ori­en­ter les flux financiers vers des activ­ités respectueuses des Accords de Paris, con­traig­nant les acteurs de la finance à une poli­tique de trans­parence qui per­met aux clients d’évaluer la dura­bil­ité de leurs investisse­ments. Est-ce à dire qu’une finance « durable », c’est-à-dire qui ne se con­tenterait plus de chercher un com­pro­mis insat­is­faisant entre la rentabil­ité économique d’une part et la dura­bil­ité de l’autre, mais qui parviendrait, via l’investissement, à mobilis­er le levi­er économique pour opér­er une « trans­for­ma­tion écologique » serait pos­si­ble ? Qu’attendre par ailleurs de l’UE en matière de finance durable ?

Quatre grands témoins

Pour répon­dre à ces ques­tions, qua­tre acteurs majeurs de l’industrie finan­cière française et mon­di­ale ont accep­té de répon­dre à nos ques­tions : Bertrand Badré (ex-directeur financier du Crédit agri­cole, de la Société générale, puis directeur général de la Banque mon­di­ale, fon­da­teur et man­ag­ing part­ner du fonds d’in­vestisse­ment Blue Like an Orange Sus­tain­able Cap­i­tal), Éti­enne Barel (directeur général délégué de la Fédéra­tion ban­caire française et ancien Senior Advi­sor chez BNP Paribas), Xavier Mus­ca (directeur général délégué au Crédit Agri­cole, ex-secré­taire général de la prési­dence de la République et ex-directeur général du Tré­sor) et Nico­las Théry (prési­dent de la con­fédéra­tion nationale du Crédit mutuel, ex-prési­dent de la Fédéra­tion ban­caire française). Grâce à eux, nous avons pu essay­er d’identifier les acteurs, le mode de gou­ver­nance ain­si que les prin­ci­paux enjeux de la finance durable en 2023.

Le rôle des banques

S’il est dif­fi­cile de répon­dre à la ques­tion « la finance durable peut-elle sauver le monde ? », il est clair en revanche que les insti­tu­tions finan­cières comme les ban­ques ont un rôle essen­tiel à jouer pour y par­venir. D’abord en envis­ageant des efforts en interne, car elles ne peu­vent s’engager auprès de leurs clients que si elles-mêmes sont crédi­bles. Ensuite par le con­seil à leurs clients, pour les con­duire vers une approche plus durable. Cer­taines équipes internes aux ban­ques sont chargées de véri­fi­er la cohérence envi­ron­nemen­tale des actions de leur entreprise.

Mais Xavier Mus­ca alerte sur le car­ac­tère bal­bu­tiant des méth­odes de place sur lesquelles ces équipes peu­vent s’appuyer. Afin d’illustrer cet écueil, il donne un exem­ple mar­quant : pour éval­uer les émis­sions de CO2 « financées » par Crédit Agri­cole SA, la banque s’attribue une part de ce que ses clients, comme le groupe Total­En­er­gies, émet­tent en ramenant le mon­tant de finance­ment à la valeur de l’actif de leurs clients. Or les act­ifs dépen­dent eux-mêmes de la valeur bour­sière des entre­pris­es. Ain­si, lors d’une hausse de la cota­tion en bourse de Total­En­er­gies, Crédit Agri­cole SA « finance » moins de CO2.

Tous financiers ?

Par ailleurs, les dirigeants de grandes entre­pris­es assu­ment eux-aus­si un rôle clé. La présence de prési­dents du CAC 40 au sein du con­seil d’administration du nou­v­el Insti­tut de la finance durable (créé en fin d’année 2022) vise à hauss­er d’un cran le degré de prise en compte par les dirigeants de la ques­tion de la finance durable.

Nico­las Théry rap­pelle quant à lui qu’il est égale­ment impor­tant de com­mu­ni­quer sur le fait que nous sommes tous, cha­cun à son échelle, des financiers : la manière dont nous épargnons, con­som­mons et emprun­tons nous inscrit dans une finance durable (ou non) et, plus glob­ale­ment, dans un sys­tème qui est viable à long terme ou ne l’est pas.

Bertrand Badré va même jusqu’à décrire la société civile comme un moteur indis­pens­able à cette pro­fonde trans­for­ma­tion. Et ce d’autant plus que la finance verte soulève de nom­breuses ques­tions rel­e­vant du débat démoc­ra­tique, notam­ment sur le choix et l’évaluation des critères.

Le rôle de l’État

Pour autant, Xavier Mus­ca souligne qu’il est aujourd’hui demandé aux investis­seurs et ban­ques de tranch­er sur ces ques­tions alors même que cet arbi­trage relève peut-être plus des prérog­a­tives du lég­is­la­teur, sous l’impulsion de la société. Les grandes fig­ures de la finance que nous avons eu l’occasion de ren­con­tr­er appel­lent toutes à une prise de respon­s­abil­ité de la part du gou­verne­ment. Aujourd’hui, les pou­voirs publics ont trois leviers d’action prin­ci­paux : la régle­men­ta­tion, les con­traintes d’objectifs assor­ties d’obligation de moyens et le sig­nal-prix. Ce dernier est inef­fi­cace s’il ne com­bine pas les deux pre­mières approches : les émis­sions car­bone doivent être lim­itées par des normes et par une con­trainte oblig­eant à la trans­for­ma­tion de l’équipement.

Pour Xavier Mus­ca, l’État doit agir et impos­er des normes. Les investisse­ments liés au développe­ment durable sont struc­turants, con­séquents, s’inscrivent sur le long terme, et les risques qui leur sont asso­ciés peu­vent être con­sid­érables. Il cite en exem­ple le cas d’une cat­a­stro­phe nucléaire où ce ne sont pas les assureurs qui seraient sol­lic­ités, car ils ne pren­nent pas en charge ce genre de risque, mais bien l’État.

Les incertitudes des notations ESG

Pour éval­uer la prise en compte du développe­ment durable et des enjeux de long terme, des critères dits ESG (pour envi­ron­nemen­taux, soci­aux et de gou­ver­nance) sont le plus sou­vent util­isés. Ils per­me­t­tent d’évaluer aus­si bien les émis­sions de CO2 (pour le pili­er E) que la qual­ité du dia­logue social (pour le pili­er S) ou encore la lutte con­tre la cor­rup­tion (pour le pili­er G). Toute­fois, une enquête pub­liée par le MIT en 2019 a mon­tré que, pour une même entre­prise, les cinq prin­ci­pales agences de nota­tion ESG exis­tantes pou­vaient aboutir à des notes très dif­férentes. Au-delà de cette étude, les acteurs de la finance que nous avons inter­rogés nous ont fait part du même con­stat : le manque d’harmonisation nuit à la légitim­ité et à la fia­bil­ité des nota­tions ESG.

“Les banques françaises sont en avance.”

Ces dis­par­ités peu­vent en par­tie être expliquées par faible vol­ume de don­nées à dis­po­si­tion des agences de nota­tion (par manque d’indicateurs) sur lesquelles faire repos­er leur note finale, mais égale­ment par des « biais cul­turels » entre les dif­férentes agences. Par exem­ple, la présence, au sein du con­seil d’administration de salariés aux côtés des action­naires sera générale­ment beau­coup plus val­orisée par une agence de nota­tion européenne que par une agence américaine.

De plus, comme le souligne Bertrand Badré, l’harmonisation des critères n’est pas la seule ques­tion : savoir si l’on peut moné­tis­er les notes obtenues l’est tout autant. Com­ment faire l’agrégation des dif­férents piliers ESG ? Doit-on, par exem­ple, con­sid­ér­er qu’un impact néfaste sur l’environnement peut se com­penser avec une exter­nal­ité pos­i­tive sur le plan social ? Aujourd’hui, pour ren­forcer la fia­bil­ité des critères exis­tants, des organ­ismes tels que SBTi (Sci­ence Based Tar­get Ini­tia­tive) pro­posent de véri­fi­er sci­en­tifique­ment la vérac­ité des déc­la­ra­tions faites par les entreprises.

Sanctionner les activités polluantes ? 

Au niveau de la régle­men­ta­tion européenne, la direc­tive (UE) 2022/2464 CSRD (Cor­po­rate Sus­tain­abil­i­ty Report­ing Direc­tive) a récem­ment été adop­tée. Cette dernière a pour objec­tif d’imposer aux entre­pris­es européennes un report­ing extra-financier à pub­li­er annuelle­ment. Le Par­lement européen tra­vaille égale­ment sur un Brown Penal­iz­ing Fac­tor afin de sanc­tion­ner les activ­ités les plus pol­lu­antes. Les ban­ques européennes pour­raient alors octroy­er des prêts à un cer­tain taux pour un investisse­ment dans une mine de char­bon et un prêt à taux inférieur pour un investisse­ment dans l’énergie solaire. Cette ini­tia­tive, en l’état, s’oppose à l’avis émis par l’Agence ban­caire européenne (ABE). Cette dernière aver­tit de la poten­tielle con­tre-pro­duc­tiv­ité d’une telle mesure qui pour­rait, par manque de moyens, ralen­tir la tran­si­tion des entre­pris­es les plus polluantes.

Nico­las Théry pro­pose une approche sim­i­laire : sup­primer tout finance­ment de l’industrie char­bon­nière, indépen­dam­ment du taux (le Crédit mutuel a décidé de suiv­re cette ligne direc­trice depuis 2020). Il salue les propo­si­tions de règle­men­ta­tion qui empêcheraient le finance­ment du fos­sile et favoris­eraient celui de la sobriété et des renou­ve­lables. Il se posi­tionne par ailleurs con­tre l’avis de l’ABE, en soulig­nant qu’on peut financer des entre­pris­es anci­en­nement pol­lu­antes ayant une stratégie d’investissements durables claire et non celles qui con­tin­u­ent de dévelop­per leurs capac­ités d’émissions en investis­sant dans le fossile.

Le cadre européen

Plus générale­ment, les rival­ités nationales et les enjeux de pou­voirs que provoque la finance durable sont des freins majeurs à des poli­tiques publiques ambitieuses à l’échelle européenne. Pour Nico­las Théry, la solu­tion serait de met­tre en place des normes au niveau européen et ain­si de forcer les entre­pris­es (dont les ban­ques) à revoir leur busi­ness mod­èles sur ces ques­tions. Il prend pour exem­ple la sor­tie du char­bon (2019) et l’interdiction à venir des voitures ther­miques à l’échelle européenne (2035), deux mesures qui démon­trent selon lui l’efficacité des poli­tiques de réglementation.

Éti­enne Barel, quoiqu’en accord avec ce con­stat, appelle à aller encore plus loin : il affirme que les exclu­sions ne peu­vent suf­fire, et ce notam­ment par soucis d’efficacité (à titre d’exemple, il fait remar­quer qu’il n’y a eu aucun effet de baisse de l’utilisation du char­bon depuis 2019, les entre­pris­es s’orientant vers d’autres sources de finance­ment). Les ban­ques doivent-elles refuser cer­tains clients parce que le règle­ment l’impose ou parce que ceux-ci n’ont pas voulu engager une tran­si­tion vers le durable ? Enfin, tous les inter­venants ont tenu à rap­pel­er que l’opinion publique est un acteur clé dans la gou­ver­nance cli­ma­tique, puisque des poli­tiques de décar­bon­a­tion fortes sont sus­cep­ti­bles d’entraîner des con­séquences impor­tantes sur le pou­voir d’achat des con­som­ma­teurs, et ain­si d’avoir des retombées poli­tiques décisives.

Une révolution ?

Plus qu’une tran­si­tion écologique, c’est une révo­lu­tion à laque­lle Nico­las Théry nous somme de procéder. Le cli­mat doit être placé au cœur de nos préoc­cu­pa­tions. La rentabil­ité directe n’est plus viable : nous devons faire le choix fort de renon­cer à un stock de cap­i­tal car­boné apparem­ment rentable, mais en réal­ité dom­mage­able pour l’humanité, et adopter un mode de vie plus sobre. Impos­er ces pertes au sys­tème implique certes des inter­dic­tions, mais surtout un accom­pa­g­ne­ment con­séquent pour des change­ments onéreux. Ces objec­tifs sont ambitieux, alors même que réduire de 2 % les émis­sions de CO2 annuelles sem­ble déjà dif­fi­cile. Et nos efforts actuels sont loin d’être à la hau­teur : pour Bertrand Badré, l’enjeu prin­ci­pal est l’adaptation de nos sys­tèmes de pro­duc­tion et de financement.

Et toujours les banques… 

Éti­enne Barel souligne que l’enjeu pour les ban­ques réside dans la manière d’interagir avec les clients, pour les ori­en­ter vers des hori­zons plus durables par la déf­i­ni­tion d’une tra­jec­toire claire et par l’anticipation des mesures gou­verne­men­tales. C’est pourquoi il est impor­tant de con­serv­er des porte­feuilles diver­si­fiés, afin d’influencer les ten­dances dans des domaines var­iés. Nico­las Théry rap­pelle quant à lui que le pou­voir des ban­ques ne saurait être sures­timé : cer­taines entre­pris­es, pétrolières entre autres, ont des rentes telles que leur investisse­ment ne dépend pas des prêts qui leur sont ou non accordés. L’impact des acteurs du monde financier sur ces groupes est alors bien moin­dre, mais il n’est pas nul si le dia­logue persiste.

Ordonner les priorités

Le prési­dent de la con­fédéra­tion nationale du Crédit mutuel pour­suit : ne pou­vant gag­n­er toutes les batailles en même temps, il est essen­tiel d’ordonner claire­ment ses pri­or­ités. Sur les hydro­car­bu­res, la guerre en Ukraine a per­mis une accéléra­tion de la prise de con­science et de mesures. Xavier Mus­ca met alors en avant un nou­veau pili­er venant appuy­er celui de la souten­abil­ité de nos sys­tèmes : l’enjeu de sou­veraineté. Les ban­ques ont un rôle à jouer par la finance durable, mais régle­menter n’en fait pas par­tie. Si tous nos inter­locu­teurs ont recon­nu le besoin de puis­sance publique et d’engagement des États, ils ne s’accordent pas sur la néces­sité d’interdire le finance­ment de cer­tains produits.

Doit-on impos­er une adap­ta­tion à la société ou faut-il con­tin­uer à sub­ven­tion­ner même les entre­pris­es les plus pol­lu­antes pour les soutenir dans leur volon­té affichée d’adopter une stratégie plus respon­s­able ? Cette deux­ième stratégie plus « douce » est à ce jour la plus com­mune. Elle sem­ble toute­fois men­acée par « l’effet de loupe de la fin du mois face à la fin du monde », jeu d’échelles tem­porelles men­tion­né par Bertrand Badré, ou encore par la perte de con­fi­ance envers la finance causée par l’utilisation à des fins de mar­ket­ing des con­sid­éra­tions envi­ron­nemen­tales (green­wash­ing). Il y a besoin d’une pro­gres­siv­ité pour accom­pa­g­n­er ces change­ments, afin de réalis­er un bas­cule­ment et non une rupture.

S’exprimer d’une même voix

Pour répon­dre à tous les défis évo­qués ci-dessus, la ques­tion cli­ma­tique doit plus que jamais devenir une pri­or­ité. Bien qu’il soit unanime­ment recon­nu que, sur toutes ces ques­tions, les ban­ques français­es sont en avance, Nico­las Théry met en avant le besoin d’établir un cadre homogène et com­mun au plus grand nom­bre de pays, pour s’exprimer d’une même voix et men­er une poli­tique exclu­sive sur le cli­mat. L’Europe sem­ble idéale­ment placée pour jouer un rôle majeur dans cette trans­for­ma­tion, non seule­ment en définis­sant un socle lég­is­latif com­mun mais aus­si en accom­pa­g­nant les dif­férents acteurs pour qu’ils pren­nent con­science de leur rôle et qu’ils l’exercent.

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