Polytechniciens en Chine : entretien croisé entre alumni chinois et français

Dossier : Vie de l'associationMagazine N°791 Janvier 2024Par Wang Yuexiang (X09)Par Chen Dacheng (X08)Par Yannick Benichou (X03)

L’ambassadeur de l’AX en Chine rap­proche son expé­rience de Fran­çais en Chine de celles de deux anciens élèves chi­nois reve­nus au pays, lors d’une conver­sa­tion ami­cale. Excel­lente occa­sion de révi­ser cer­taines idées toutes faites… et d’en confir­mer d’autres !

Pourquoi avoir choisi l’X (Wang Yuexiang – Chen Dacheng), pourquoi avoir choisi de travailler en Chine (Yannick Benichou) ?

CD : J’ai fait mon bache­lor à la NUS (Sin­ga­pour), à cette époque il y avait un pro­gramme de double diplôme fran­çais qui était ouvert aux étu­diants de pre­mière année. Il exis­tait de nom­breux pro­grammes de double diplôme orga­ni­sés conjoin­te­ment avec des uni­ver­si­tés amé­ri­caines comme le MIT, Stan­ford, Ber­ke­ley, mais leur durée était assez courte, géné­ra­le­ment un an ou six mois, et seul le pro­gramme avec la France durait deux ans. Il me per­met­tait éga­le­ment d’apprendre une autre langue, ce que d’aucuns étu­diants trou­vaient très gênant. Une autre rai­son était que j’avais des proches qui tra­vaillaient aupa­ra­vant avec des ingé­nieurs fran­çais et que j’avais une cer­taine com­pré­hen­sion du sys­tème des grandes écoles fran­çaises. J’ai donc pen­sé que cela pour­rait être une expé­rience très précieuse.

WY : À cette époque, contrai­re­ment au Royaume-Uni et aux États-Unis, je ne connais­sais pas l’Europe conti­nen­tale et je sen­tais que, si je n’y étu­diais ou vivais pas, il me serait dif­fi­cile d’en avoir une com­pré­hen­sion plus pro­fonde et d’apprendre une autre langue. Je pense éga­le­ment que Poly­tech­nique a un sys­tème aca­dé­mique très par­ti­cu­lier : ensei­gne­ment géné­ral, école mili­taire, accent sur le sport et mul­tiples pos­si­bi­li­tés de stage, autant d’aspects qui n’étaient pas dis­po­nibles dans les pro­grammes de mas­tère et de doc­to­rat à l’étranger.

YB : J’ai décou­vert la langue chi­noise à l’X et je m’en suis tout de suite pas­sion­né, ain­si que de la culture pluri­millénaire de ce pays. Venir y étu­dier puis tra­vailler a rapi­de­ment été une évi­dence pour moi, c’est ce que j’ai fait en com­men­çant par ma 4A effec­tuée à l’université Tsing­hua, à Pékin.

Pour le retour en Chine, avoir fait l’X est-il un plus (WY-CD) ? Comment s’est passée ton arrivée en Chine (YB) ?

CD : Avoir une culture sup­plé­men­taire est évi­dem­ment un plus. D’un autre côté, cela per­met de mieux tra­vailler avec les groupes indus­triels fran­çais ; ain­si je pense d’abord aux entre­prises fran­çaises lorsque je noue des collabora­tions. Il y a quelques années, j’avais un pro­jet de construc­tion élec­trique au Ban­gla­desh, qui néces­si­tait de trou­ver un par­te­naire inter­na­tio­nal pour for­mer une JV. J’avais le choix entre trois solu­tions : l’une était Sie­mens, une autre Aben­goa (espa­gnol) et une autre encore Alstom. J’ai déci­dé de col­la­bo­rer avec Alstom. Mais malheureuse­ment le dépar­te­ment éner­gie a ensuite été ven­du à GE.

WY : À l’exception des entre­prises fran­çaises, la plu­part des entre­prises ne connaissent pas le sys­tème édu­ca­tif fran­çais. Peut-être que les écoles de com­merce sont plus connues, en rai­son du grand nombre d’étudiants. Mais, pour les entre­prises chi­noises inté­res­sées à se déve­lop­per sur le mar­ché euro­péen, les bons étu­diants avec une expé­rience euro­péenne sont rares et par là même des res­sources pré­cieuses. Par ailleurs, le réseau des anciens élèves est rela­ti­ve­ment dense, ce qui est très utile. Mais le rythme de tra­vail en Chine est très dif­fé­rent ; il m’a fal­lu une période d’adaptation après mes stages effec­tués dans des entre­prises étrangères.

YB : Mon arri­vée en tant qu’étudiant s’est très bien dérou­lée, même si j’étais le seul étran­ger du dépar­te­ment. Les jeunes Chi­nois sont plus sages et stu­dieux que les jeunes Fran­çais, mais très accueillants pour peu qu’on se donne la peine d’apprendre la langue et la culture.

“Il y a plus d’une centaine d’X en Chine.”

Combien d’X sont présents en Chine, que font-ils ? Comment animez-vous la communauté des anciens ? Comment évolue la population polytechnicienne en Chine, y a‑t-il plus ou moins de Français qu’il y a une dizaine d’années ? Les camarades chinois sont-ils plus ou moins nombreux à revenir en Chine ?

CD : Il y a plus d’une cen­taine d’X en Chine, dis­per­sés dans diverses villes. Des after­works sont régu­liè­re­ment orga­ni­sés et, même s’il y en a eu moins pen­dant les trois ans de Covid, cette année, sur­tout après l’annonce de la nou­velle poli­tique d’exemption de visa, il y en aura davantage.

WY : Les anciens X en Chine sont prin­ci­pa­le­ment des Chi­nois. Pour les diplô­més chi­nois de l’X se pré­sente le choix de res­ter en France-Europe ou de retour­ner en Chine mais, après une cer­taine période, il devient de plus en plus dif­fi­cile de bas­cu­ler de l’un à l’autre. Cer­tains vont aus­si en Grande-Bre­tagne et aux États-Unis, principale­ment pour y faire de la recherche scien­ti­fique ou de la finance. Il y a tou­jours eu très peu d’étudiants fran­çais en Chine, encore moins depuis la pan­dé­mie. De manière géné­rale ces trois années de fer­me­ture ont beau­coup affec­té les flux d’étudiants à l’étranger depuis ou vers la Chine.

YB : Notre com­mu­nau­té d’anciens en Chine est com­po­sée à 95 % de Chi­nois et 5 % de Fran­çais ou d’autres natio­na­li­tés. Cette ten­dance s’est accen­tuée ces der­nières années, avec de moins en moins d’expatriés en Chine, de plus en plus d’étudiants chi­nois diplô­més en France et reve­nant dans leur pays pro­fi­ter des pos­si­bi­li­tés pro­fes­sion­nelles et entre­pre­neu­riales, et tou­jours aus­si peu d’étudiants fran­çais en Chine. La fer­me­ture du pays pen­dant trois ans et la direc­tion poli­tique du pays ont ralen­ti les flux de retour de diplô­més chi­nois en Chine, avec même cer­tains anciens cher­chant à repar­tir en Europe ; mais il est encore trop tôt pour dire s’il s’agit d’une ten­dance de long terme. Les anciens sont pour plus de la moi­tié à Shan­ghai, le reste étant prin­ci­pa­le­ment répar­ti entre Pékin, Can­ton, Shenz­hen, Hong Kong.

Je fais figure d’exception en rési­dant dans la pro­vince du Yun­nan, plus connue pour le tou­risme que pour son déve­lop­pe­ment éco­no­mique. La plu­part des évé­ne­ments que nous orga­ni­sons sont faits au niveau de l’Institut poly­tech­nique de Paris dont l’X est la figure prin­ci­pale, d’une part pour atteindre une taille suf­fi­sante, d’autre part car les pro­grammes de recru­te­ment com­muns de ces écoles ont créé une com­mu­nau­té assez sou­dée (ori­gi­nel­le­ment au sein de ParisTech).

Yannick au sommet du Snow Lotus Peak, 5 301 m, dans la chaîne du Mont du Dragon de jade (à gauche, 5 596 m, point culminant de la région de Lijiang et haut lieu touristique de la region).
Yan­nick au som­met du Snow Lotus Peak, 5 301 m, dans la chaîne du Mont du Dra­gon de jade (à gauche, 5 596 m, point culmi­nant de la région de Lijiang et haut lieu tou­ris­tique de la region).
Mékong : village Tibétain proche de Deqin, avec ses vignes (apportées par les missionnaires français il y a plus d’un siècle), avec le Mékong en contrebas et le Kawa Karpo en haut à droite (point culminant de la province du Yunnan et montagne sacrée du Bouddhisme tibétain, 6 740 m).
Mékong : vil­lage Tibé­tain proche de Deqin, avec ses vignes (appor­tées par les mis­sion­naires fran­çais il y a plus d’un siècle), avec le Mékong en contre­bas et le Kawa Kar­po en haut à droite (point culmi­nant de la pro­vince du Yun­nan et mon­tagne sacrée du Boud­dhisme tibé­tain, 6 740 m).
Yannick avec ses enfants dans les gorges du Saut du tigre, sur le plus célèbre chemin de randonnée de Chine. Le Yangtze se faufile entre les imposants mont Haba (5 396 m) et mont du Dragon de jade (5 596 m) dans ce qui est sans doute le canyon le plus profond du monde.
Yan­nick avec ses enfants dans les gorges du Saut du tigre, sur le plus célèbre che­min de ran­don­née de Chine. Le Yangtze se fau­file entre les impo­sants mont Haba (5 396 m) et mont du Dra­gon de jade (5 596 m) dans ce qui est sans doute le canyon le plus pro­fond du monde.

Pouvez-vous comparer la vie quotidienne en Chine avec celle en France ? Qu’est-ce qui peut convaincre plus d’X de venir ou revenir en Chine ?

CD : La Chine est beau­coup plus sûre que la France au quo­ti­dien et pro­pose des mil­liers de sortes de cui­sine chi­noise : ces deux points sont impor­tants pour les diplô­més chi­nois. De plus, avoir des ori­gines cultu­relles dif­fé­rentes amène les gens à décou­vrir diverses occa­sions com­mer­ciales. Je crois que chaque X peut trou­ver des choses inté­res­santes en Chine.

WY : Au tra­vail ou dans les études, le rythme est très rapide, ce qui conduit à avoir une vie très dif­fé­rente de ce que l’on a si l’on reste à l’étranger. Par exemple, il est vrai­ment néces­saire de consa­crer beau­coup de temps libre au tra­vail et à se for­mer. Dans tous les sec­teurs, la concur­rence est extrê­me­ment féroce et il est très facile de se retrou­ver sub­mer­gé de tra­vail pour suivre le rythme. Pour les entre­pre­neurs, être en Chine signi­fie être au plus près des chaînes d’approvisionnement, ce qui est un grand avan­tage pour les entre­prises liées à l’Internet des objets ; vous pou­vez aus­si trou­ver des ingé­nieurs plus moti­vés et efficaces.

YB : La vie au quo­ti­dien en Chine est très simple, avec un nombre incal­cu­lable de ser­vices à la per­sonne acces­sibles par les smart­phones. La Chine est un pays très connec­té, où une grande par­tie de la popu­la­tion à faibles reve­nus four­nit de fac­to un cer­tain confort pour les per­sonnes aux reve­nus supé­rieurs (cour­siers, taxis, toutes sortes de ser­vices…) – cela n’est certes pas très « com­mu­niste » – et où les biens de consom­ma­tion sont glo­ba­le­ment très abor­dables. La sécu­ri­té au quo­ti­dien est aus­si un impor­tant point posi­tif, même si cela est contre­ba­lan­cé par une cer­taine absence de sécu­ri­té juridique.

Quelle est l’opinion sur la Chine des Français qui n’y sont jamais venus ? (YB) Quelle est l’opinion sur la France des Chinois qui n’y sont jamais venus ? (WY-CD)

CD : Pour ceux qui ne sont jamais allés en France, l’image du pays vient en grande par­tie des pro­duits ven­dus par les entre­prises fran­çaises, par exemple les sacs Louis Vuit­ton, les cos­mé­tiques, le luxe de manière géné­rale. Une petite anec­dote à ce sujet : dans un res­tau­rant un menu pro­po­sait deux types de riz sau­té : de Yangz­hou (ville célèbre pour son riz sau­té) et à la fran­çaise, pour cinq yuans de plus. J’ai deman­dé au patron pour­quoi c’était plus cher, il m’a dit qu’il y avait un œuf de plus, ajou­ter « à la fran­çaise » devant sem­bler plus cher.

WY : On reste sou­vent sur le cli­ché le plus cou­rant : on a l’impression que le sport natio­nal en France est la grève et qu’il y a des vacances illi­mi­tées. On a vrai­ment l’impression que la France est très dan­ge­reuse, Paris en par­ti­cu­lier. Cette mau­vaise image conduit les tou­ristes chi­nois à se détour­ner de la France.

YB : Il y a sou­vent en France une vision dicho­to­mique de la Chine : à la fois avec des moyens finan­ciers illi­mi­tés et tou­jours en sous-déve­lop­pe­ment, comme si les images du Shan­ghaï moderne et celles des cam­pagnes des années 1950 coexis­taient dans l’esprit de nos com­pa­triotes. La même dicho­to­mie existe sur le plan poli­tique, avec une double image d’un com­mu­nisme éga­li­taire et d’un capi­ta­lisme débri­dé. La Chine est sans doute un mélange com­plexe de tout cela…

ChatGPT est un des sujets technologiques suscitant le plus de réactions, y a‑t-il une différence d’opinion vis-à-vis du développement de l’intelligence artificielle en France et en Chine ?

CD : D’une manière géné­rale, les deux pays favo­risent le déve­lop­pe­ment de l’IA, je peux même ajou­ter Sin­ga­pour comme autre réfé­rence. Je crois que ces pays capables d’IA, du gou­ver­ne­ment à l’industrie, tentent tous d’adopter les der­nières tech­no­lo­gies. S’il y a une dif­fé­rence, c’est sur­tout dans les pro­jets spé­ci­fiques ou dans les niveaux de financement.

WY : Les entre­pre­neurs chi­nois sont plus anxieux et en même temps plus enclins à adop­ter de nou­velles choses ; comme toutes les autres indus­tries, les grandes entre­prises et les entre­pre­neurs se sont pré­ci­pi­tés sur ChatGPT. Cela a déjà eu un impact énorme dans de nom­breux sec­teurs tels que les jeux et la publi­ci­té, ain­si que sur les postes juniors.

YB : De manière géné­rale la Chine adopte très rapi­de­ment les nom­breuses nou­velles tech­no­lo­gies. L’arrivée mas­sive de l’IA en Chine est bien sûr une source d’opportunités mais éga­le­ment un dan­ger cer­tain, car les tech­no­lo­gies de sur­veillance et de col­lecte de don­nées sont déjà lar­ge­ment géné­ra­li­sées et à peu près accep­tées par la popu­la­tion, et l’addition de l’IA peut faci­le­ment nous emme­ner plus loin que dans le 1984 d’Orwell…

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