Pilier d’Angle, une entreprise d’insertion par l’économique

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Jean-Claude PONSIN (50)

L’É­tat l’aide dans son tra­vail d’in­ser­tion en la sub­ven­tion­nant pour les postes d’in­ser­tion qui lui sont attribués en début de chaque année, les sub­ven­tions étant util­isées pour com­penser la faib­lesse du ren­de­ment des employés en cours d’in­ser­tion et pour financer le sou­tien social.

Glob­ale­ment ça marche, grâce aux sub­ven­tions, qui représen­tent moins de dix pour cent du chiffre d’af­faires, grâce aus­si au réseau de bonnes volon­tés, depuis l’ingénieur bénév­ole jusqu’au dona­teur qui ali­mente le fonds de roule­ment, mais surtout grâce aux efforts des employés qui pren­nent chaque jour plus con­science du rôle de l’en­tre­prise dans leur retour à la citoyenneté.

Quoi de plus élo­quent et encour­ageant, à cet égard, que l’évo­lu­tion de ces exclus qui devi­en­nent pro­prié­taires de leur out­il de tra­vail, comme socié­taires de la coopéra­tive ? Pili­er d’An­gle forme en effet des citoyens, non assistés, qui n’ont plus besoin d’avoir recours à des activ­ités délictueuses pour s’en sor­tir, le tra­vail “au noir” étant la plus répan­due. J’en donne deux exem­ples, deux his­toires de vie dans la suite de cet article.

L’histoire de Pilier d’Angle

Le pro­jet ini­tial de Pili­er d’An­gle est né, en 1987, au sein d’un groupe d’al­cooliques men­acés d’ex­clu­sion sociale qui désir­aient retrou­ver une place dans la société. La pre­mière con­di­tion est évidem­ment l’ab­sti­nence, mais si elle est néces­saire, elle n’est pas suff­isante car, pour sor­tir de l’en­fer de la tox­i­co­manie, il faut retrou­ver con­fi­ance en soi en bâtis­sant un pro­jet de vie à long terme.

Au départ, Pili­er d’An­gle a donc pro­posé à ces malades alcooliques un emploi dans le sec­ond œuvre du bâti­ment qui leur a per­mis de trou­ver un loge­ment, de renouer les fils dis­ten­dus de leur vie affec­tive et sociale, de retrou­ver des gestes pro­fes­sion­nels et une dis­ci­pline de vie. Plusieurs d’en­tre eux, cer­tains arrivés en bout de course, vivant de men­dic­ité, buvant dix litres de vin par jour, ont ain­si retrou­vé dig­nité et joie de vivre. L’his­toire d’Alain cor­re­spond à cette période.

Pili­er d’An­gle n’é­tait pas alors entre­prise d’in­ser­tion : elle viv­otait, avec cinq à six employés, tra­vail­lant pour des par­ti­c­uliers ou des asso­ci­a­tions amies. Elle n’a été recon­nue qu’en 1990 par les admin­is­tra­tions publiques (DDTE et DDASS) et elle s’est alors ouverte à d’autres publics exclus ou en voie de l’être : “RMIstes”, chômeurs de longue durée, sor­tants de prison et autres jeunes sans assistance.

L’his­toire d’Ab­del illus­tre cette sec­onde péri­ode. L’en­tre­prise a pris un essor cer­tain, ses effec­tifs atteignant 50 per­son­nes en 1993. Développe­ment trop rapi­de, avec ten­ta­tive de diver­si­fi­ca­tion des activ­ités, qui s’est sol­dé par de grandes dif­fi­cultés finan­cières dès 1994, lesquelles n’ont pas été sur­mon­tées mal­gré une aug­men­ta­tion des sub­ven­tions publiques.

En fait, c’est l’in­suff­i­sance des marchés et leur car­ac­tère aléa­toire qui ont provo­qué la liq­ui­da­tion judi­ci­aire de l’as­so­ci­a­tion en 1997, brisant le pro­jet d’in­ser­tion de plusieurs dizaines de per­son­nes. Aujour­d’hui une Société coopéra­tive ouvrière de pro­duc­tion (SCOP), fondée par huit rescapés de l’as­so­ci­a­tion, a pris le relais et tente de sur­vivre avec un effec­tif de vingt employés, tous issus des zones de l’ex­clu­sion sociale.

Les aléas et les difficultés de l’entreprise

La SCOP marche bien, lorsqu’elle a des marchés. Mal­heureuse­ment ces derniers sont trop peu nom­breux. Cepen­dant Pili­er d’An­gle per­met à la Nation de faire l’é­conomie du coût fort élevé de l’ex­clu­sion (estimé à au moins 100 000 francs par indi­vidu et par an), puisqu’elle rap­porte à la col­lec­tiv­ité nationale de l’or­dre de 1,5 mil­lion de francs par an en tax­es, impôts et charges alors qu’elle reçoit 400 000 francs au titre des subventions.

Cepen­dant le prix des travaux a énor­mé­ment bais­sé, alors que les coûts de la matière pre­mière ont aug­men­té. Il y a là un mystère !
L’ex­pli­ca­tion, c’est que le prix réel de la main-d’œu­vre a bais­sé con­sid­érable­ment, à cause du tra­vail clan­des­tin : d’abord le tra­vail au noir de maints béné­fi­ci­aires du RMI, des ASSEDIC, des retraites anticipées, mais aus­si par le biais de la sous-trai­tance des marchés dont sont tit­u­laires de grandes entre­pris­es, qui par­fois nous don­nent des leçons de morale ou de saine ges­tion, mais qui n’hési­tent pas à sous-traiter à des entre­pris­es qui sous-trait­ent à leur tour pour employ­er en fin de chaîne des tra­vailleurs en sit­u­a­tion d’illégalité.

Cepen­dant Pili­er d’An­gle vit mal, elle est péri­odique­ment au bord de la fail­lite par manque de marchés. Pour s’en sor­tir elle est con­trainte d’ac­cepter soit des marchés au rabais soit de petits con­trats qui ne con­vi­en­nent pas à son pro­jet d’in­ser­tion car ils doivent être exé­cutés par des équipes réduites, dis­per­sées dans toute la région parisi­enne, dont le suivi est donc dif­fi­cile. Pili­er d’An­gle subit de plein fou­et la con­cur­rence déloyale du tra­vail déré­gle­men­té qui sévit de plus en plus dans le secteur du sec­ond œuvre du bâtiment.

On désigne bien sou­vent, et avec rai­son, deux coupables pour expli­quer la crise économique que nous tra­ver­sons : le pro­grès tech­nologique et la mon­di­al­i­sa­tion. Mais dans le secteur où inter­vient Pili­er d’An­gle (la réno­va­tion de locaux), aucun de ces fac­teurs n’a joué dans les dix dernières années : la pein­ture se fait tou­jours à la main et la con­cur­rence mon­di­ale ne s’y exerce pas.

L’emploi d’ou­vri­ers sous-payés arrange tout le monde : les ouvri­ers eux-mêmes qui, bien sou­vent, sans sor­tir des dis­posi­tifs d’as­sis­tance, se pro­curent ain­si un com­plé­ment de revenus ; les respon­s­ables des organ­ismes publics qui font plus de travaux avec le même bud­get ; les entre­pris­es adju­di­cataires des marchés, qui, prél­e­vant leur dîme au pas­sage, n’ont pas à gér­er les embauch­es et les débauch­es de début et de fin de chantier, pou­vant ain­si fonc­tion­ner avec un effec­tif min­i­mum de cadres. Tous y trou­vent leur compte, sauf la col­lec­tiv­ité et des organ­ismes qui col­lectent les presta­tions sociales1.

Une mission à remplir

C’est ain­si que l’ar­mée de réserve des exclus de la pro­duc­tion offre ses ser­vices à des con­di­tions que notre société esti­mait infrahu­maines il y a quelques années. A. Lip­i­etz appelle cela la “brésil­ia­na­tion” de notre monde, l’im­plan­ta­tion d’un tiers-monde au sein de notre société, qui boule­verse les règles sociales mis­es en place au cours du siè­cle écoulé. On ne peut laiss­er faire cela sous peine de piétin­er nos valeurs essen­tielles. Pili­er d’An­gle par­ticipe à sa manière et à son échelle à la lutte pour sauver notre société de l’éclatement.

Beau­coup de cama­rades de l’É­cole, à la retraite ou en activ­ité, ont per­mis la créa­tion de la coopéra­tive, en appor­tant en moins de deux semaines le finance­ment des 350 000 francs des­tinés au fonds de roule­ment. Depuis l’an­née dernière, la direc­tion de l’É­cole a autorisé deux jeunes à faire leur ser­vice nation­al au sein de Pili­er d’An­gle. En mai et juin 1998, Pili­er d’An­gle exé­cute des travaux de bâti­ment dans l’É­cole, qui s’im­plique donc con­crète­ment dans le com­bat con­tre l’ex­clu­sion. Je pense qu’il est pos­si­ble d’aller plus loin en deman­dant à nos cama­rades qui occu­pent des postes de déci­sion d’aider Pili­er d’An­gle à trou­ver des marchés, sur la base d’une con­cur­rence véritable.

L’histoire d’Alain

J’ai con­nu Alain en 1986, alors que j’ex­erçais comme médecin alcoo­logue dans un hôpi­tal parisien. Alain était très mar­gin­al à l’époque, sans emploi ni loge­ment, sans ressources, pas même le RMI, il était nour­ri et hébergé par les fran­cis­cains de la rue du Ruis­seau, dans le XVIIIe. Le frère Alix me l’avait envoyé pour ten­ter d’en finir avec son alcoolisme qui était un fac­teur de dégra­da­tion physique et psy­chique tel que les fran­cis­cains eux-mêmes ne le sup­por­t­aient plus et étaient sur le point de le ren­voy­er au ruisseau…

Alain était une véri­ta­ble loque. À la fois agres­sif et pleur­nichard, il était con­fus et ne savait pas expli­quer com­ment il en était arrivé là, alors qu’il avait une bonne for­ma­tion de base (il avait fréquen­té le lycée, sans toute­fois aller jusqu’au bac) et qu’il avait même tra­vail­lé sur ordi­na­teur dans l’en­tre­prise qui l’employait. Il sem­blait bien que l’al­coolisme ait été la cause prin­ci­pale de son licen­ciement, mais je n’avais aucune cer­ti­tude à cet égard et Alain pré­tendait au con­traire qu’il buvait pour sup­port­er sa con­di­tion d’exclu.

En fait, je l’ai com­pris plus tard, il buvait parce qu’il était SDF et il avait oublié les caus­es inau­gu­rales de son intox­i­ca­tion. J’ai pro­posé à Alain de faire une cure de dés­in­tox­i­ca­tion, en milieu pro­tégé évidem­ment car il était hors de ques­tion d’ar­rêter l’al­cool dans la sit­u­a­tion où il se trou­vait. Alain a donc suivi une cure dans un cen­tre éloigné de Paris et il est revenu un mois plus tard absti­nent et ragail­lar­di physique­ment et morale­ment, prêt à par­tir pour de nou­velles aven­tures, jurant qu’il ne reboirait plus, qu’il allait fréquenter régulière­ment les réu­nions de Vie Libre et que l’avenir lui appartenait.

Moins de deux mois plus tard, il était de retour à la con­sul­ta­tion, sale, puant l’al­cool et men­acé à nou­veau d’ex­pul­sion par les fran­cis­cains. Il n’avait pas trou­vé de tra­vail, et était donc revenu à la case départ, avec, en plus, la honte de la rechute, la cul­pa­bil­ité de n’avoir pas été capa­ble de s’as­sumer, mal­gré l’aide des fran­cis­cains et du per­son­nel hos­pi­tal­ier. La rechute ren­voie en effet à l’al­coolique une très mau­vaise image de lui-même, con­firme son autodépré­ci­a­tion et aggrave sa dépres­sion morale (“nerveuse” dis­ent les médecins).

C’est un phénomène clas­sique chez les exclus : la société les rejette et leur dit en sub­stance qu’ils ne sont plus utiles. Eux-mêmes adhèrent à ce dis­cours, esti­mant qu’ils ne sont plus “bons à rien”. Autre cure donc, car il faut bien répon­dre pos­i­tive­ment à la demande de dés­in­tox­i­ca­tion pour éviter les con­séquences dra­ma­tiques de l’ag­gra­va­tion de l’ex­clu­sion, qui se ter­mi­nent tou­jours, lorsqu’on en est là, par la dis­pari­tion physique du patient. Le scé­nario s’est renou­velé trois fois.

Mes col­lègues de l’hôpi­tal ne me reprochaient pas mon inef­fi­cac­ité car ils savaient que la solu­tion n’ex­is­tait pas, ils le savaient si bien que plusieurs d’en­tre eux refu­saient tout sim­ple­ment d’hos­pi­talis­er pour cure des alcooliques SDF, tant étaient minces les chances de succès.

C’est alors que j’ai décidé de fonder, en 1987, Pili­er d’An­gle avec des patients alcooliques (absti­nents), moins atteints sociale­ment mais égale­ment en voie d’ex­clu­sion sociale parce que chronique­ment au chô­mage. Pili­er d’An­gle est, au départ, une asso­ci­a­tion à but non lucratif dont l’ob­jec­tif est de pro­pos­er un con­trat de tra­vail à des alcooliques désireux de sor­tir de l’al­cool et de retrou­ver une place dans la société des hommes. Son pre­mier employé a été Alain, qui pré­tendait ne boire que parce qu’il était exclu et qui a donc, logique­ment, cessé effec­tive­ment de boire dès qu’il a béné­fi­cié d’un con­trat de tra­vail au sein de Pili­er d’Angle.

La créa­tion de Pili­er d’An­gle a été dif­fi­cile : il fal­lait trou­ver suff­isam­ment d’ac­tiv­ités pour rémunér­er les trois employés de l’époque. L’as­so­ci­a­tion a exé­cuté quelques travaux de réha­bil­i­ta­tion pour la fac­ulté de médecine et pour des par­ti­c­uliers. Le car­net de com­man­des n’é­tait cepen­dant pas très gar­ni, et j’ai pro­posé à Alain de faire du net­toy­age d’im­meu­ble pour un syn­dic bénév­ole. Il n’a pas refusé net, mais m’a fait com­pren­dre claire­ment qu’il préférait revenir au chô­mage qu’ac­cepter ma propo­si­tion. Un esprit non aver­ti pour­rait dire qu’Alain fai­sait preuve de bien peu de grat­i­tude et qu’il ne méri­tait pas l’aide et la sol­lic­i­tude qu’on lui témoignait : ce serait là ignor­er que le pre­mier pas de la réin­ser­tion sociale c’est le rétab­lisse­ment de l’im­age nar­cis­sique, la répa­ra­tion des blessures de l’amour pro­pre, et que cette étape ne peut avoir lieu que par un emploi recon­nu sociale­ment, un emploi “d’homme” libre et fier.

Alain est donc devenu pein­tre puis chef d’équipe. Bon ouvri­er, très soigneux, il recher­chait dans son tra­vail la recon­nais­sance de l’autre, du client, plus que la rentabil­ité pour l’en­tre­prise. Pen­dant près de cinq années, la sit­u­a­tion d’Alain a été en s’amélio­rant : logé au départ par Pili­er d’An­gle, il a loué ensuite un apparte­ment plutôt bour­geois pour y habiter avec sa com­pagne. Il attendait un enfant lorsque tout a bas­culé. Ce fut la rechute dans l’al­cool, bru­tale et ter­ri­ble, détru­isant tout sur son pas­sage. Pili­er d’An­gle n’a pas licen­cié Alain, bien qu’il l’ait demandé, mais l’a encour­agé à être suivi par médecins et psy­cho­logues, pour sor­tir à nou­veau de l’alcool.

Alain a arrêté et rechuté de nom­breuses fois au cours des six mois de l’ar­rêt mal­adie. Un jour, il a com­pris que l’o­rig­ine de son alcoolisme n’é­tait pas l’ex­clu­sion sociale, mais un prob­lème plus ancien, une souf­france non for­mulée qui avait bas­culé dans l’in­con­scient et était la cause d’une névrose si cru­elle qu’il ten­tait de la con­tenir par l’al­cool. Alain s’é­tait présen­té à nous comme Bre­ton. Sa mère vivait tou­jours en Bre­tagne et il allait la voir régulière­ment. Il por­tait en fait le nom de sa mère et sa présen­ta­tion physique ne nous a jamais fait sup­pos­er qu’il avait une autre origine.

En fait, le père d’Alain était un har­ki. Son enfance, dans un petit vil­lage de la Bre­tagne pro­fonde, avait été pro­fondé­ment mar­quée par son orig­ine eth­nique. On n’ef­face pas son passé, on l’as­sume ou il vous pour­suit. Alain avait été rat­trapé par son passé une pre­mière fois, bien avant notre ren­con­tre, et il s’é­tait mis à boire. Il a été rat­trapé une deux­ième fois lorsqu’il s’ap­prê­tait à devenir père et à assumer la respon­s­abil­ité d’élever un enfant. Il s’est alors remis à boire. Une telle rechute est béné­fique, à con­di­tion évidem­ment d’en sortir.

Elle est fréquente chez Pili­er d’An­gle et nous l’at­ten­dons. Elle ne sig­ni­fie nulle­ment que les alcooliques ne peu­vent pas sup­port­er une vie sans prob­lèmes. Elle est au con­traire le signe que les per­son­nes con­cernées sont enfin en con­di­tion d’analyser les caus­es véri­ta­bles de leur alcoolisme et d’en sor­tir vraiment.

Alain s’en est sor­ti. Il est revenu tra­vailler dans Pili­er d’An­gle puis a demandé à sor­tir pour ten­ter de créer sa pro­pre entre­prise. Il n’a pas vrai­ment réus­si : il est dif­fi­cile de se lancer sur le marché du bâti­ment de nos jours. Il vit de petits boulots, en intérim, au noir le plus sou­vent. Il sup­porte donc la pré­car­ité, mais il est armé pour le faire, parce qu’il a retrou­vé une bonne image de lui-même, il a con­fi­ance en lui et sa femme, qui ne l’a jamais lâché, a aus­si con­fi­ance en lui et en leur couple.

L’histoire d’Abdel

J’ai con­nu Abdel en 1989, alors que j’ex­erçais comme médecin général­iste dans le quarti­er de la Goutte d’Or à Paris. Il avait 25 ans. J’é­tais le médecin de la famille de son frère, maro­cain instal­lé en France depuis une dizaine d’an­nées. Abdel était arrivé du Maroc avec un visa de touriste pour ren­dre vis­ite à son frère. Il souf­frait d’une pneu­mopathie alar­mante, avec une fièvre très élevée et une insuff­i­sance res­pi­ra­toire majeure. Il était en out­re por­teur d’un souf­fle car­diaque évo­quant un rétré­cisse­ment aor­tique important.

Abdel n’avait pas les moyens de se soign­er car il avait investi ses mai­gres économies dans ce voy­age en France. Je l’ai appris plus tard : le motif de son voy­age n’é­tait pas seule­ment une vis­ite ami­cale à son frère, mais l’e­spoir de trou­ver en France le moyen de soign­er une mal­adie chronique qui le fai­sait dépérir depuis plusieurs mois et que les médecins maro­cains ne par­ve­naient pas à guérir. J’ai don­né à Abdel des antibi­o­tiques et je l’ai envoyé faire un bilan res­pi­ra­toire et car­diaque à l’hôpi­tal où des col­lègues l’ont reçu sans qu’il n’ait rien à débours­er. La mal­adie res­pi­ra­toire a été guérie et le rétré­cisse­ment aor­tique était ancien, bien sup­porté, sans con­séquences graves dans l’immédiat.

Tout allait donc bien lorsque j’ai reçu le résul­tat des exa­m­ens de sang que j’avais pre­scrits dans le cadre d’un bilan sys­té­ma­tique. Ceux-ci prou­vaient à l’év­i­dence qu’Ab­del était insuff­isant rénal et qu’il devait impéra­tive­ment être dialysé dans les semaines à venir, sous peine de mourir d’une crise d’urémie. J’ai alors fait le tour des hôpi­taux pour deman­der qu’Ab­del béné­fi­cie d’une dial­yse. Tous les cen­tres con­sultés ont refusé net : Abdel devait retourn­er au Maroc, qui a plusieurs cen­tres de dial­yse dirigés par des médecins qui ont reçu une for­ma­tion en France.

Ce que ne savaient pas — ou ne voulaient pas savoir — les médecins respon­s­ables de ser­vice et les admin­is­tra­teurs des hôpi­taux, c’est que la dial­yse n’est pas, au Maroc, à la dis­po­si­tion des ouvri­ers agri­coles comme Abdel, mais réservée à des priv­ilégiés. Ceci expli­quait d’ailleurs ” l’in­com­pé­tence ” des médecins maro­cains, qui avaient très prob­a­ble­ment diag­nos­tiqué l’in­suff­i­sance rénale d’Ab­del mais lais­saient traîn­er les choses, sachant qu’il était impos­si­ble de lui pro­pos­er une dial­yse (dans un tel cas, laiss­er traîn­er les choses, c’est con­damn­er le patient à mort !).

Impos­si­ble donc de ren­voy­er Abdel chez lui sans accepter, moi aus­si, de le con­damn­er à mort. La seule issue pos­si­ble était le recours aux asso­ci­a­tions médi­cales qui s’il­lus­trent, en France et à l’é­tranger, par leurs inter­ven­tions en faveur des pau­vres. À ma grande sur­prise, la réponse unanime a été néga­tive et sans appel : trop cher !

J’ai con­vo­qué la famille d’Ab­del qui était en France : frère, oncle et tante. Ils n’avaient bien sûr pas les moyens de pay­er la dial­yse d’Ab­del : une peut-être, mais pas deux ou trois par semaine pen­dant une durée indéfinie. Nous avons donc décidé de con­tin­uer à nous bat­tre, de la façon suiv­ante : une loi existe en France, qui n’a tou­jours pas été abolie par le libéral­isme tri­om­phant, con­damnant la non-assis­tance à per­son­ne en dan­ger de mort. Les hôpi­taux sont donc con­traints d’ac­cepter toute per­son­ne, quelles que soient ses ressources ou l’ab­sence de celles-ci, si elle est en dan­ger de mort immédiate.

Nous avons décidé d’at­ten­dre qu’Ab­del soit dans le coma, ce qui était prob­a­ble à court terme. Par­al­lèle­ment, j’ai sol­lic­ité du préfet de police l’au­tori­sa­tion de séjour et de tra­vail en France d’Ab­del, en rédi­geant une promesse d’embauche par Pili­er d’An­gle (cette promesse était jus­ti­fiée car Abdel con­nais­sait bien la soudure et pou­vait donc nous être réelle­ment utile en plomberie). Tous les jours la famille me don­nait des nou­velles de l’évo­lu­tion de sa mal­adie et le grand jour est arrivé : Abdel était dans le coma. Les urgences d’un hôpi­tal parisien l’ont immé­di­ate­ment admis et dialysé.

Son état étant jugé sérieux, il est resté à l’hôpi­tal suff­isam­ment longtemps pour qu’une équipe médi­cale le prenne en charge et le défende con­tre les admin­is­trat­ifs, se récla­mant des tra­di­tions de l’hôpi­tal qui était, autre­fois, le dernier refuge des pau­vres gens. C’est ain­si que, grâce à la sol­i­dar­ité de quelques per­son­nes, Abdel a été sauvé.

Il a été dialysé deux ans et son per­mis de tra­vail a été accordé par la pré­fec­ture (c’é­tait le bon temps !). Il a donc été embauché par Pili­er d’An­gle et a obtenu ain­si une cou­ver­ture sociale, devenant un malade comme les autres, soigné par une équipe médi­cale de qual­ité qui l’a pro­posé, compte tenu de son jeune âge, pour une greffe rénale. Abdel a été gref­fé il y a trois ans et il se porte bien, si bien qu’il est devenu chef d’équipe de Pili­er d’An­gle et a des ressources suff­isantes pour louer un apparte­ment de qual­ité. Son prob­lème pour pro­gress­er est l’il­let­trisme, en français au moins, mais prob­a­ble­ment égale­ment en arabe.

Pili­er d’An­gle organ­ise actuelle­ment des cours d’al­phabéti­sa­tion, avec son assis­tante sociale et un jeune poly­tech­ni­cien effec­tu­ant son ser­vice civ­il. Dans ce domaine rien n’est sim­ple ni gag­né d’a­vance, mal­gré la bonne volon­té et le dévoue­ment des ani­ma­teurs. Il faut en effet que les intéressés acceptent de suiv­re ces cours, qu’ils aient con­science de leur util­ité pour eux-mêmes. Abdel est telle­ment heureux de sa résur­rec­tion qu’il a décidé, sans atten­dre les sol­lic­i­ta­tions de Pili­er d’An­gle, de suiv­re en cours du soir l’al­phabéti­sa­tion et de la for­ma­tion professionnelle.

Il pro­gresse donc éton­nam­ment et devien­dra prochaine­ment un cadre de Pili­er d’An­gle, du niveau chef de chantier. Il a déjà les qual­ités essen­tielles de droi­ture et d’in­tégrité qui lui per­me­t­tront d’ac­céder à de nou­velles respon­s­abil­ités dès que son prob­lème d’il­let­trisme sera résolu. Il est revenu récem­ment au Maroc vis­iter ses par­ents, qui pen­saient ne jamais le revoir vivant. Il vient de se mari­er avec une jeune fille d’o­rig­ine maro­caine qui a la nation­al­ité française. Il a lui aus­si fait les démarch­es pour devenir Français, pour lesquelles il est sur le point d’obtenir satisfaction.

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1.
Les arti­sans souf­frent, comme nous, de la pres­sion de “l’é­conomie informelle”. Mais ils ont la ressource de s’au­to-exploiter, en tra­vail­lant par exem­ple 60 et 70 heures par semaine pour attein­dre un chiffre d’af­faires suff­isant en fin de mois. Les entre­pris­es d’in­ser­tion ne peu­vent pas adopter des atti­tudes sem­blables, pour des raisons morales (on ne réin­sère pas en trichant) et pour des raisons économiques (l’en­tre­prise paie les heures sup­plé­men­taires éventuelles au tarif légal).

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