Soldat français du génie au Mali

Le Sahel : L’Afghanistan de la France ?

Dossier : L'AfriqueMagazine N°716 Juin/Juillet 2016
Par Serge MICHAÏLOF

L’ac­tion mil­i­taire française au Sahel ne peut résoudre seule le prob­lème et la com­mu­nauté inter­na­tionale doit chang­er rad­i­cale­ment ses modes de sou­tien pour éviter une désta­bil­i­sa­tion de toute l’Afrique de l’Ouest. Il s’ag­it de pren­dre à bras-le-corps les caus­es qui sont à la fois démo­graphiques, économiques, insti­tu­tion­nelles, idéologiques et religieuses. 


Mal­gré la présence de civils, les traces du con­flit malien restent présentes. Août 2013 : un chef de groupe du génie véri­fie l’absence de piégeage de caiss­es de muni­tions et mar­que le terrain.

La récente attaque ter­ror­iste com­mise à Bamako, la pour­suite des inci­dents au Nord où les troupes des Nations unies subis­sent des pertes régulières, l’enlisement du proces­sus de paix et enfin de réguliers déra­pages de gou­ver­nance nous rap­pel­lent que ni le Mali (ni l’armée française) ne sont sor­tis d’affaire.

Cela d’autant moins que le Mali n’est qu’un élé­ment d’un arc de crise qui, depuis l’Afghanistan, cou­vre une bonne part du Moyen-Ori­ent, le Sinaï et la Libye. 

Dans un con­texte mar­qué par l’implosion de la Libye et l’implantation dans ce pays de Daech qui cherche à met­tre la main sur sa richesse pétrolière et à désta­bilis­er les pays voisins, nous sommes en droit de nous deman­der pour com­bi­en de temps nos sol­dats sont engagés dans ces con­fins saharo-sahéliens et s’ils ne vont pas s’y enliser. 

En un mot le Sahel ne risque-t-il pas de devenir l’Afghanistan de la France ? 

REPÈRES

La France s’est trouvée contrainte, en janvier 2013, d’intervenir en urgence pour sauver le Mali d’une prise de contrôle par des groupes djihadistes qui occupaient déjà le nord du pays. Les enjeux étaient considérables : il s’agissait d’empêcher la constitution d’un califat au coeur du Sahel, de prévenir la capture non plus de trois ou quatre otages mais de 5 000 à 6 000 de nos compatriotes, et d’empêcher une déstabilisation de la Côte‑d’Ivoire.

UNE RÉPONSE TRÈS PARTIELLE

La sécu­rité, en fait, se dégrade depuis plus d’une décen­nie dans toute cette région (rap­pelons le départ du « Paris-Dakar » vers l’Amérique latine) et cette dégra­da­tion s’est accélérée depuis la chute du régime de Kad­hafi qui a provo­qué un retour des mer­ce­naires sahéliens du régime, ren­trés chez eux avec leurs out­ils de tra­vail favoris. 

À l’effondrement malien et à la dégra­da­tion sécu­ri­taire du Sahel, la France a essen­tielle­ment répon­du par un effort mil­i­taire, matéri­al­isé main­tenant par le dis­posi­tif Barkhane qui mobilise env­i­ron 4 000 hommes pour sur­veiller et inter­venir sur une zone cou­vrant une bonne part de la région et représen­tant cinq à six fois la super­fi­cie de notre pays. 

Cet effort mil­i­taire s’est accom­pa­g­né depuis 2014 d’un accroisse­ment de l’action des grandes agences d’aide inter­na­tionales. Leur inter­ven­tion se com­prend car le début d’incendie qui se man­i­feste dans tout le nord du Sahel mais aus­si dans la zone d’influence du groupe ter­ror­iste Boko Haram (nord du Nige­ria, sud du Niger et du Tchad et nord du Camer­oun) ne pour­ra man­i­feste­ment pas être traité par les seuls moyens militaires. 

Les caus­es sont en effet à la fois démo­graphiques, économiques, insti­tu­tion­nelles, idéologiques et religieuses. 

DES CAUSES DÉMOGRAPHIQUES

Ces caus­es sont démo­graphiques car ces pays sont les seuls au monde (hormis l’Afghanistan) où la tran­si­tion démo­graphique n’a pas même été amorcée. 

Le Niger, par exem­ple, qui avait 3 mil­lions d’habitants à son indépen­dance, en aura au moins 42 mil­lions dans vingt ans et près de 90 mil­lions en 2050 si la fécon­dité reste au même niveau qu’au cours des cinquante ans passés. 

Or dans ce pays, seule­ment 8 % de la super­fi­cie est cultivable. 

DES CAUSES ÉCONOMIQUES

Elles sont économiques car le monde rur­al sahélien est dans une impasse agri­cole et envi­ron­nemen­tale. La crois­sance de la pop­u­la­tion rurale, qui atteint 3 % par an en cer­taines régions, se heurte à d’évidentes lim­ites en ter­mes de disponi­bil­ités foncières. 

Or l’intensification est en panne par suite de l’inadaptation des poli­tiques agri­coles, de la faib­lesse de la recherche et de l’insuffisance des investisse­ments publics struc­turants (routes rurales, réseaux d’irrigation, élec­tri­fi­ca­tion rurale). 

DES SYSTÈMES MAFIEUX

Légionnaire au Sahel
L’armée française peut se pré­val­oir d’un bon con­tact avec la pop­u­la­tion. Août 2013 : pho­to d’un ser­gent de la Légion avec des Touaregs dans le vil­lage d’Anefis, où la pop­u­la­tion est hos­tile à l’Azawad et aux Touaregs.

Elles sont aus­si insti­tu­tion­nelles, liées à la faib­lesse de l’appareil d’État dans des zones immenses où la gen­darmerie ne sort plus de ses casernes, où l’administration ter­ri­to­ri­ale est exsangue et la jus­tice absente. 

Dans un tel con­texte des sys­tèmes mafieux se présen­tant sous des ori­peaux dji­hadistes se dévelop­pent et s’appuient sur les réseaux de trafics divers por­tant désor­mais sur l’essence, la cocaïne en prove­nance d’Amérique latine, les armes et les migrants. 

UN MÉLANGE EXPLOSIF

Mais les raisons sont enfin idéologiques et religieuses car le wah­habisme dif­fusé depuis plus de trois décen­nies dans toute cette région par des fon­da­tions du Golfe se sub­stitue de plus en plus à l’islam tra­di­tion­nel soufiste tolérant. 

Il con­duit à la rad­i­cal­i­sa­tion une jeunesse désori­en­tée, sans espoir d’insertion sociale, en lui offrant à la fois une expli­ca­tion des raisons de ses mal­heurs et des per­spec­tives de gains et de pro­mo­tion sociale. 

Entre manque d’éducation, chô­mage, per­cep­tion de pro­fonde injus­tice et enfin l’expansion du wah­habisme, le mélange est devenu explosif. 

CONTRAINTES SÉCURITAIRES ET BUDGÉTAIRES

Coincés entre Boko Haram au sud et une Libye qui implose au nord, Niger, Mali et Tchad se trou­vent actuelle­ment pris en tenaille entre des con­traintes sécu­ri­taires et budgé­taires ; leurs économies trop restreintes ne leur per­me­t­tent pas de faire à la fois face aux dépens­es de sécu­rité imposées par les men­aces à leurs fron­tières et aux besoins de développement. 

Leurs dépens­es mil­i­taires, qui approchent 4 % de leurs PIB, sont très insuff­isantes pour faire face aux men­aces ; or leur niveau exige une réduc­tion des dépens­es de développe­ment qui per­me­t­traient de lut­ter con­tre la mis­ère des populations. 

LES LEÇONS D’UN ÉCHEC

Ces défis por­tant à la fois sur des enjeux de sécu­rité, de con­struc­tion d’appareils d’État, de développe­ment insti­tu­tion­nel et de relance de l’économie rurale dans un con­texte de crise envi­ron­nemen­tale de type malthusien rap­pel­lent étrange­ment ceux aux­quels s’est trou­vé con­fron­té l’Afghanistan depuis quinze ans. 

Récupération d’eau lors d’une mission de reconnaissance dans la ville d’Anefis
Récupéra­tion d’eau lors d’une mis­sion de recon­nais­sance dans la ville d’Anefis .

Or, si quelques leçons peu­vent être tirées de l’échec occi­den­tal dans ce pays, con­crétisé par le retrait des forces de l’OTAN sans qu’aucun de leurs objec­tifs stratégiques n’ait été atteint, c’est en pre­mier que des forces étrangères ne peu­vent assur­er la sécu­rité qui implique essen­tielle­ment la con­struc­tion ou recon­struc­tion d’un appareil régalien effi­cace (armée, gen­darmerie, police, jus­tice, admin­is­tra­tion territoriale). 

Une deux­ième leçon est que les grandes agences inter­na­tionales qui ont déver­sé sur ce pays des mon­tants d’aide équiv­a­lents cer­taines années à son PIB ne savent pas tra­vailler dans ces pays déstruc­turés, car elles se révè­lent inca­pables de gér­er leurs ressources de manière coor­don­née et stratégique. 

Elles se con­tentent d’aller à la pêche aux pro­jets, choi­sis pour con­tenter leurs opin­ions publiques en suiv­ant des effets de mode et non pour répon­dre aux besoins réels des pays aidés. 

UNE EXPLOSION PROGRAMMÉE

Si la mèche est désor­mais allumée, l’explosion pro­gram­mée au Sahel peut néan­moins encore être évitée ou dif­férée. Mais, la France, qui est en pre­mière ligne au plan mil­i­taire, ne doit pas oubli­er les raisons de l’échec de l’aide en Afghanistan, où per­son­ne ne s’est occupé de la gér­er en fonc­tion d’objectifs stratégiques clairs. 

Ain­si, sur les 10 mil­liards de dol­lars d’aide à l’Afghanistan décais­sés de 2002 à 2007, seuls 5 % ont été con­sacrés à l’agriculture qui fai­sait vivre 80 % de la pop­u­la­tion. La même sit­u­a­tion est en train de se répéter au Sahel. Ain­si au Mali, sur les 3,4 mil­liards d’euros d’aide promis en octo­bre dernier par la com­mu­nauté inter­na­tionale, seuls 3,7 % sont des­tinés à l’agriculture et l’élevage dont vit à peu près la même pro­por­tion de la population. 

UNE ACTION INEFFICACE

L’EXPERTISE LIMITÉE DES AGENCES D’AIDE

Il est aussi permis de s’inquiéter car ces agences d’aide se refusent toujours à financer tant les dépenses de sécurité que le fonctionnement des institutions régaliennes.
Ces agences n’ont également qu’une expertise très limitée en matière de développement rural, domaine fondamental au Sahel mais délaissé par l’aide internationale depuis trente ans.
Elles n’ont qu’une faible expertise en matière de développement municipal décentralisé.
Enfin elles n’ont aucune expertise en matière de planning familial qui ne mobilise, au plan mondial, que 0,2 % des flux d’aide.

Si toutes les grandes agences d’aide se sont pré­cip­itées depuis 2014 sur le Sahel, il est per­mis de s’interroger sur l’efficacité de leur action. Le cas de l’Afghanistan mon­tre que la pagaille qu’elles provo­quent dans ce type de pays fait que leur présence finit par faire par­tie du prob­lème et non de la solution. 

Pour revenir au Mali, ce pays a pu « digér­er » sans dif­fi­culté plus d’un mil­liard de dol­lars d’aide inter­na­tionale par an pour se retrou­ver dans la sit­u­a­tion où on l’a trou­vé en jan­vi­er 2013, entière­ment gan­grené par la cor­rup­tion et une gou­ver­nance déplorable. 

REMETTRE À PLAT LES PRIORITÉS

La France dis­pose de la plus grande exper­tise sur ces régions grâce à son agence de développe­ment qu’est l’AFD, ses ONG de ter­rain et ses insti­tuts de recherche. 

Elle pour­rait jouer un rôle de coor­di­na­tion et de pilotage stratégique en met­tant en place et en con­trôlant de fac­to des fonds fidu­ci­aires abondés par les grandes agences inter­na­tionales qui per­me­t­traient de gér­er l’aide inter­na­tionale de manière rationnelle. 

POUR EN SAVOIR PLUS

Serge Michailof, African­istan, l’Afrique en crise va-t-elle se retrou­ver dans nos ban­lieues ? Fayard, octo­bre 2015. 

Cela impli­querait bien sûr que la France y par­ticipe finan­cière­ment pour des mon­tants sig­ni­fi­cat­ifs, ce qui impli­querait de douloureux arbi­trages budgé­taires au sein d’un bud­get con­sacré à l’aide au développe­ment où les objec­tifs actuels sont décon­nec­tés des risques géopoli­tiques que nous avons à nos portes. 

Un effort de remise à plat des pri­or­ités est ici urgent.

Poster un commentaire