Pierre Laffitte

Pierre Laffitte (44) Hommage à un génie créatif

Dossier : TrajectoiresMagazine N°773 Mars 2022
Par Claude RIVELINE (56)
Par Michel BERRY (63)

Décédé le 7 juil­let 2021, Pierre Laf­fitte a mené une car­rière à la fois sci­en­tifique et poli­tique. Claude Riv­e­line (56) et Michel Berry (63) ont tenu à ren­dre hom­mage au fon­da­teur de la techno­pole Sophia Antipolis. 

Né à Saint-Paul-de-Vence le 1er jan­vi­er 1925, Pierre Laf­fitte est issu d’une famille d’artistes. Après des études sec­ondaires et des class­es pré­para­toires au lycée Massé­na de Nice, ce sera l’X dont il sort dans le corps des Mines. Sa pre­mière affec­ta­tion est le Bureau de recherch­es géologiques et minières, qui était alors un ser­vice du min­istère de l’industrie. Il obtient d’en faire un étab­lisse­ment pub­lic à car­ac­tère indus­triel et com­mer­cial (Epic), dont il est nom­mé directeur. En 1963, il retrou­ve l’École des mines comme sous-directeur chargé de l’enseignement du corps des Mines et de la recherche de l’École, qu’il développe en nouant des parte­nar­i­ats avec l’industrie. Il prend alors con­science des risques de dis­per­sion de cen­tres de recherche, du fait de leur développe­ment, et pro­pose de créer un « Quarti­er latin aux champs » : c’est ain­si qu’en 1969 Sophia Antipo­lis voit le jour, une techno­pole qui rassem­ble aujourd’hui près de Nice quelque 2 500 entre­pris­es et près de 40 000 emplois. Le choix de l’implantation n’est pas un hasard : Pierre est orig­i­naire de la région niçoise et s’intéresse très tôt à la vie de son pays. Con­seiller munic­i­pal de Saint-Paul-de-Vence en 1961, il devient sup­pléant du séna­teur Fran­cis Palmero en 1980 et lui suc­cède en 1985 lorsque ce dernier décède. Pierre Laf­fitte sera séna­teur jusqu’en 2008. Au sein de la Haute Assem­blée, il s’affirme comme spé­cial­iste des ques­tions d’innovation et s’implique dans les travaux de l’Office par­lemen­taire d’évaluation des choix sci­en­tifiques et tech­nologiques (OPECST), en tant que vice-président. 

Innover, innover toujours

Claude Riv­e­line en tant que chercheur et pro­fesseur de ges­tion à l’École des mines de Paris a con­nu Pierre Laf­fitte suc­ces­sive­ment comme directeur des recherch­es, directeur, puis prési­dent. « C’est dire si je l’ai bien con­nu, et je con­sid­ère que cela a été une des grandes chances de ma vie. Car c’était un esprit très bril­lant, tou­jours ent­hou­si­as­mé par de nou­veaux pro­jets, tou­jours opti­miste et ouvert aux dia­logues. Non que ces dia­logues fussent tou­jours faciles. Il avait de nou­velles idées sans cesse, mais il nég­ligeait sou­vent des détails d’exécution exigeants pour ses col­lab­o­ra­teurs. Il a œuvré pen­dant de nom­breuses années avec son prédécesseur, Ray­mond Fis­chess­er (31), métic­uleux ges­tion­naire, qui pro­tégeait l’essentiel con­tre ses ini­tia­tives par­fois brouil­lonnes. Mais beau­coup de ses idées ont prospéré, comme en témoigne le bilan de son pas­sage : au début, l’école ne comp­tait que quelques dizaines de per­ma­nents et, quand il l’a quit­tée, elle en comp­tait plus de mille. Je m’amuse à sché­ma­tis­er son style par la boutade suiv­ante : “Je n’ai pas les sous, ni les textes, ni les locaux, ni les hommes, mais on va essay­er quand même, car ton idée me plaît !” C’est ain­si que l’école s’est engagée avec suc­cès dans des voies auda­cieuses pour l’époque tels la soci­olo­gie ou les automatismes.

« Il a mis en œuvre des idées géniales, telles que l’idée de recherche ori­en­tée. Con­statant que la recherche fon­da­men­tale se can­tonne usuelle­ment dans des enjeux académiques et la recherche appliquée dans des prob­lèmes pra­tiques locaux, il favori­sait des recherch­es inno­va­tri­ces, mais après s’être assuré qu’elles s’appliqueraient à des créa­tions indus­trielles si elles aboutis­saient. Cela jus­ti­fi­ait des deman­des de sub­ven­tions mod­érées, mais qui com­plé­taient utile­ment les finance­ments publics.

« En plus de son rôle à l’école, il a rompu des lances pour l’ensemble des étab­lisse­ments ana­logues, en tant que prési­dent de la Con­férence des grandes écoles au temps où cer­taines pres­sions poli­tiques prô­naient leur disparition.

« Une œuvre majeure de Pierre Laf­fitte con­siste dans la créa­tion de la mag­nifique techno­pole de Sophia Antipo­lis, réu­nion de nom­breuses entre­pris­es de recherche au voisi­nage d’Antibes, accom­pa­g­née de la créa­tion de mil­liers d’emplois. Cette mag­nifique réal­i­sa­tion n’est pas sans liens avec son élec­tion comme séna­teur des Alpes-Mar­itimes, qui lui témoignent d’une pro­fonde estime locale, ain­si qu’au Sénat où son immense cul­ture a été très appréciée.

« Pierre Laf­fitte a apporté à tous ceux qui ont eu des rela­tions avec lui, comme moi-même et Michel Berry, un amour de la vie et des col­lab­o­ra­tions divers­es et à des niveaux exigeants, un opti­misme à tout crin et d’audacieuses réal­i­sa­tions qui lui sur­vivront longtemps. C’était une mag­nifique fig­ure de poly­tech­ni­cien, épris de sci­ences et de tech­nique, éclairé par l’heureux soleil de sa méditer­ranée natale. »

Noblesse oblige

Michel Berry a con­nu Pierre Laf­fitte en 1966 lors du voy­age de décou­verte géologique qu’il fai­sait à Aube­nas dans le cadre de la for­ma­tion au corps des Mines. « J’ai beau­coup échangé avec lui car c’était un puits à idées comme je n’en avais encore jamais ren­con­tré. Au retour, il me fait venir dans son bureau pour me deman­der quel stage en entre­prise j’aimerais faire pen­dant le début de ma sco­lar­ité. Je lui réponds que j’aimerais aller à l’étranger, lui citant le Viêt­nam ou la Côte d’Ivoire. Trois jours plus tard, il me dit qu’il m’a trou­vé quelque chose de très bien à la direc­tion inter­na­tionale de Renault à… Bil­lan­court : le Viêt­nam était trop dan­gereux et ce n’était pas le moment pour la Côte d’Ivoire. J’ai com­pris qu’il me faudrait être un peu plus direc­tif avec lui la prochaine fois, mais j’ai passé un moment pas­sion­nant dans le bureau de José Canet­ti (40) qui m’a asso­cié à des coups qu’il mon­tait à l’international.

« Pierre Laf­fitte m’a à nou­veau invité pour la deux­ième année en me deman­dant ce que je voulais faire comme stage de recherche. Je lui dis : “N’importe, pourvu que cela me mette en rela­tion avec des gens en désac­cord et si pos­si­ble de mau­vaise foi !” Il me répond : “Alors c’est la recherche en ges­tion qu’il vous faut !” J’ai fait un stage au Cen­tre de ges­tion sci­en­tifique de l’École des Mines (CGS), tout en étant beau­coup chez Renault où j’avais déniché des sujets passionnants.

« En fin de troisième année je ne voy­ais pas d’un bon œil l’idée d’aller en province con­trôler des appareils à pres­sion pen­dant la phase de “ser­vice ordi­naire”. Pierre Laf­fitte en avait-il eu vent, je ne sais, mais il m’invite à nou­veau en me dis­ant : “J’ai besoin de vous ! Riv­e­line quitte l’année prochaine la direc­tion du CGS et il faut que vous lui suc­cédiez ! Vous pour­riez exercer quelques années, vous faire des rela­tions, puis aller dans l’industrie puisque c’est ce qui vous intéresse.” J’ai accep­té sur-le-champ. Le début a été un peu com­pliqué, puisque Riv­e­line n’avait pas du tout man­i­festé l’intention de par­tir, mais j’ai trou­vé ma place au CGS, où j’ai passé cinq années pas­sion­nantes. Puis l’X a créé en 1972 un cen­tre de recherche en ges­tion, sur une idée de… Pierre Laf­fitte, alors mem­bre de la nou­velle com­mis­sion de la recherche de l’X. Bertrand Col­lomb, son pre­mier directeur, m’a pro­posé de lui suc­céder en 1974, et je suis par­ti dans une aven­ture riche et un peu folle.

« Pierre Laf­fitte était un ardent défenseur de la recherche. Il savait qu’il fal­lait faire flèche de tout bois pour attir­er des ingénieurs des Mines dans un domaine peu val­orisé à l’époque. Il n’a pas lés­iné sur les moyens avec moi, mais je lui ai été recon­nais­sant du men­songe vertueux par lequel il a dévié ma tra­jec­toire ini­tiale. Et je pense que je ne suis pas le seul qu’il a attiré dans la recherche avec des moyens quelque peu détournés.

« Une chose m’intriguait chez lui, c’était le nom­bre de pro­jets fous qu’il lançait, et je lui ai un jour demandé pourquoi il lançait sans cesse des pro­jets aven­tureux dont l’issue était plus qu’incertaine, et dont la réal­i­sa­tion lui sus­cit­erait à coup sûr bien des dif­fi­cultés. Sa réponse a été déci­sive pour moi : “En étant ingénieur des Mines, la France me donne la sécu­rité de l’emploi, un riche réseau de rela­tions et de nom­breux priv­ilèges. La seule manière d’assumer ces priv­ilèges est de men­er des pro­jets qu’on n’aurait pas pu réalis­er si on ne les avait pas ». 

« Je me suis dit : voilà un principe qui me guidera dans ma vie. J’en par­le régulière­ment à des jeunes que cette vision sem­ble gal­vanis­er. L’exemple de Pierre Laf­fitte pour­rait ain­si don­ner un principe directeur aux corps : noblesse d’État oblige. » 

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