André GIRAUD (44)

Dossier : ExpressionsMagazine N°529 Novembre 1997
Par François CHERRUAU (61)
Par Achille FERRARI (58)

Cette expéri­ence fut intense, riche et prof­itable, elle nous a mar­qués et nous mesurons tout ce qu’elle nous a apporté et com­bi­en nous sommes redev­ables à “Giraud” pour l’évo­lu­tion de notre car­rière. Et pour­tant, il s’in­ter­di­s­ait, du moins le procla­mait-il, d’in­ter­venir directe­ment en faveur de ses col­lab­o­ra­teurs directs. Il fai­sait mieux : il met­tait pleine­ment en oeu­vre le pré­cepte chi­nois : “Si tu ren­con­tres, au bord d’une riv­ière, un homme affamé, ne lui donne pas un pois­son, apprends-lui à pêch­er.” Don ines­timable, il nous a appris à pêch­er et con­va­in­cus que nous pou­vions être bons pêcheurs.

André Giraud, lors de la présentation au Drapeau de l’École de la promotion 1985.
André Giraud, lors de la présen­ta­tion au Dra­peau de l’École de la pro­mo­tion 1985. 
© ÉCOLE POLYTECHNIQUE

Tra­vailler pour lui n’é­tait pas tou­jours facile, c’é­tait un homme exigeant, sou­vent pressé, par­fois explosif.

Impa­tient, non par défaut de car­ac­tère, mais par pro­fu­sion d’en­t­hou­si­asme : à peine une idée émise, un pro­jet lancé, une recherche amor­cée, il voulait immé­di­ate­ment en con­naître les con­séquences, les résul­tats, les possibilités.

Il avait cou­tume de deman­der sous quar­ante-huit heures des résul­tats exigeant au moins huit jours de tra­vail ; de guerre lasse, car sa vital­ité nous sub­mergeait, nous finis­sions par promet­tre, et sur­prise nous réus­sis­sions l’im­pos­si­ble, pour retrou­ver aus­sitôt la même con­trainte, un pre­mier résul­tat sus­ci­tant de nou­velles idées, de nou­velles ques­tions, de nou­velles analy­ses… Comme il ne voulait pas savoir que ses exi­gences étaient irréal­istes, nous réus­sis­sions à les sat­is­faire. Dans son man­dat d’ad­min­is­tra­teur général du CEA, il ne soulig­nait qu’un seul apport : un sup­plé­ment d’enthousiasme.

Si exigeant qu’il fût, il savait, surtout vis-à-vis de jeunes col­lab­o­ra­teurs, être indul­gent sur les détails pourvu que l’essen­tiel soit obtenu et comme ses ordres étaient clairs, il était facile de se con­cen­tr­er sur l’essen­tiel et d’a­vancer dans la direc­tion choisie avec la jubi­la­tion de ceux qui se savent sur la bonne voie.

Com­bi­en de fois n’avons-nous pas enten­du cette remar­que, accom­pa­g­née d’un sourire mi-ironique et mi-com­plice : “Décidé­ment Mon­sieur Untel, vous n’avez pas le sens du détail.” Et s’il s’agis­sait d’un texte, il sor­tait son sty­lo pour réécrire, à l’en­cre bleue, un para­graphe et don­ner “l’im­pri­matur”. Il réser­vait ses vraies colères et ses emporte­ments pour les directeurs de grade élevé, mon­trant beau­coup plus de com­préhen­sion pour les col­lab­o­ra­teurs de niveau plus mod­este et une man­sué­tude absolue pour sa secré­taire et son chauf­feur. Il avait d’ailleurs érigé en principe un enseigne­ment qu’il s’ef­forçait de trans­met­tre aux futurs respon­s­ables : éviter de sanc­tion­ner l’er­reur indi­vidu­elle, l’homme isolé étant faible, mais se défi­er des groupes de pres­sion qui tirent leur force du nombre.

Surtout jamais n’é­tait rép­ri­mandée la sincérité. Dans notre fougue juvénile, il nous arrivait de le con­tredire verte­ment : “Mais cela n’a pas de sens !” Son œil alors com­mençait par lancer un éclair puis s’adoucis­sait cepen­dant que, d’une voix de velours, il demandait “Eh bien ! expliquez-moi pourquoi cela ne tient pas debout !” L’heure de vérité était arrivée : si l’on dis­po­sait d’ar­gu­ments clairs et solides, on sur­vivait ; on ne le con­va­in­quait pas néces­saire­ment, mais on obte­nait son écoute et son estime.

En vérité, il recher­chait de tels con­tacts, soucieux de dis­pos­er d’in­for­ma­tions non fil­trées ou non édul­corées par les canaux hiérarchiques.

Il était, à tort, jugé cen­tral­isa­teur. En fait, il était con­va­in­cu que la démul­ti­pli­ca­tion des cen­tres de déci­sion était per­for­mante à con­di­tion bien sûr que ceux qui rece­vaient une délé­ga­tion assu­ment les con­séquences pos­i­tives ou néga­tives de leurs déci­sions, éventuelle­ment de leur désobéissance.

Il pou­vait à l’oc­ca­sion faire preuve, sur tel ou tel sujet, d’une par­faite mau­vaise foi, mais si on ne se lais­sait pas con­va­in­cre, il finis­sait par par­tir d’un éclat de rire, vous regar­dait dans les yeux et rede­ve­nait sérieux pour déclar­er : “Bon, je vais vous dire les vraies raisons de ma déci­sion.” De temps en temps cepen­dant il est arrivé que notre atten­tion soit défail­lante, nous subis­sions alors l’or­age — par­fois mérité, par­fois immérité — mod­este prix à pay­er pour sa con­fi­ance, car l’am­nistie était rapi­de­ment accordée, plus rapi­de­ment peut-être quand nous avions totale­ment tort.

Mais il ne par­don­na jamais à ceux qui, retour­nant leur veste, lui man­quèrent de loy­auté, lors de l’al­ter­nance de 1981. Blessure assez vive pour qu’en­suite, le reflux s’an­nonçant, il laisse quelques oppor­tunistes se gliss­er dans les rangs des loyaux.

Jeunes hommes remuants en début de car­rière, il nous a pro­fondé­ment mar­qués et nous a insuf­flé force et déter­mi­na­tion pour nos entre­pris­es ultérieures. Arrivés à l’au­tomne de l’âge nous mesurons pleine­ment tout ce qu’il nous a apporté, tout ce que nous lui devons. Des voix plus autorisées diront tout ce qu’il a don­né au pays ; par-delà le grand ingénieur, le grand admin­is­tra­teur, le grand min­istre, nous avons pu appréci­er sa qual­ité d’homme. C’est le mod­este témoignage que nous voulions présenter.

Son départ nous laisse un grand vide.

Poster un commentaire