Philippe Champetier de Ribes (40) 1920–2006

Dossier : ExpressionsMagazine N°627 Septembre 2007Par : Yves Dupont de Dinechin (58), trésorier de X-Mémorial

« Et le désert fleuri­ra ». Cette anci­enne parole biblique fut à nou­veau proclamée le 25 juin 1962, lors de la pose de la pre­mière pierre de la future église du nou­veau monastère de Keur Mous­sa, au Séné­gal. Notre cama­rade Philippe Cham­peti­er de Ribes, envoyé par l’abbaye française de Solesmes, pour y fonder un nou­veau monastère, en fera sa devise ! 

Aux dires de sa famille, en par­ti­c­uli­er de sa sœur Rosine, épouse de Jean Claude Legrand (38), Philippe, aîné d’une famille nom­breuse, fit très jeune preuve d’un car­ac­tère affir­mé, volon­taire et taquin avec un goût cer­tain pour le com­man­de­ment. Bon élève comme il se doit, le scoutisme le mar­quera pro­fondé­ment. Entré en pré­pa­ra­tion au lycée Louis le Grand, il est reçu en 1940 à Poly­tech­nique ; l’École vient d’être trans­férée à Lyon en rai­son de la guerre. Ses qual­ités d’amitié et d’entraîneur le font élire « grosse caisse » de sa pro­mo­tion, comme étant celui qui avait recueil­li le plus de suffrages.

Étrange des­tin que celui de cette pro­mo­tion 1940 tel que le racon­te son cama­rade Bernard Main de Bois­sière, élu « petite caisse » (alors qu’il fai­sait tan­dem élec­toral avec André Tur­cat). L’École était, en l’absence d’anciens et de tra­di­tions, à réin­ven­ter : le trau­ma­tisme de la défaite, le désir de revanche, les dif­fi­cultés d’installation, l’exiguïté des locaux dans lesquels s’entassaient les pro­mo­tions 1939 et 1940 (plus l’École de San­té mil­i­taire !), le nou­veau statut civ­il de l’École, la faim, l’éloignement des familles, con­tribuaient à créer un cli­mat étrange et à pos­er à cha­cun des ques­tions existentielles.

Cer­tains, en par­ti­c­uli­er sous la con­duite de Claude Cheysson, « Géné Kom­miss » et futur min­istre, amé­nageaient les caves et y pra­ti­quaient à l’occasion des activ­ités clan­des­tines comme le maniement des armes. Nos deux caissiers se partageaient l’ouvrage : Philippe, dont l’autorité morale était con­sid­érable, se con­sacrait au présent et à l’avenir des élèves « il y aura dans la France en recon­struc­tion suff­isam­ment de tra­vail pour absorber large­ment toutes nos éner­gies » déclaraitil dans une adresse à ses cama­rades. Il sera l’artisan d’une refonte du « Code X ». Bernard, quant à lui, ani­mait les activ­ités sociales et car­i­ta­tives, caisse de sec­ours, vis­ite (et même con­cert) dans les trop célèbres pris­ons de Montluc et Saint-Paul, etc. Plusieurs cama­rades par­ticiper­ont à la Résis­tance, dont cer­tains, à l’image de l’aumônier de l’École, le Père Klein, don­neront leur vie pour la France. On se sou­vient égale­ment de l’enlèvement clan­des­tin en 1941 du dra­peau de l’École, dérobé par deux cama­rades de la pro­mo­tion 1938, puis caché à l’évêché de Bor­deaux et enfin resti­tué à la Libéra­tion par Mon­seigneur Feltin, devenu archevêque de Paris. Après le retour de l’École à Paris en 1943 les locaux lyon­nais de l’École seront réqui­si­tion­nés par la sin­istre Gestapo qui trans­formera les « binets » souter­rains des élèves en salles de tor­ture. Ils abri­tent aujourd’hui le musée de la Résistance.

Faut-il voir dans la dureté et la détresse de cette époque de remise en ques­tion, l’origine des cinq voca­tions religieuses apparues dans cette pro­mo­tion, dont celles de ses deux caissiers (le pre­mier béné­dictin et le sec­ond jésuite) ? Pourquoi pas. Alors que Philippe parais­sait s’orienter vers une car­rière d’officier « colo­nial », il décide, à l’issue d’une retraite en 1943 à l’abbaye Saint-Pierre de Solesme dans la Sarthe, de devenir moine et de s’y engager immé­di­ate­ment pour la vie. Ordon­né prêtre à trente ans, ses qual­ités remar­quables le font choisir, très jeune, trois ans plus tard comme « prieur claus­tral » c’est-à-dire celui qui sec­onde « l’Abbé » en charge de cette impor­tante com­mu­nauté de près de cent religieux.

Ceci nous amène à l’œuvre cap­i­tale de celui qui était devenu « Dom de Ribes ». En effet, au début des années soix­ante, l’archevêque de Dakar ayant demandé avec insis­tance à l’Église de France de l’aider à établir au Séné­gal une com­mu­nauté con­tem­pla­tive, l’abbaye de Solesme accueil­lit favor­able­ment cette requête ; Philippe fut choisi pour men­er à bien ce pro­jet et nom­mé supérieur de cette nou­velle fon­da­tion. C’est ain­si, qu’accompagné de huit moines, il s’envola en 1961 pour le Séné­gal. Il fut décidé d’implanter le nou­veau monastère à une cinquan­taine de kilo­mètres de Dakar, près du vil­lage de Keur Mous­sa, sur un ter­rain à peu près vide d’arbres et de végé­ta­tion et sans eau. Rapi­de­ment, tant sur les plans matériels que spir­ituel, le pro­jet con­nut un grand développe­ment : des con­struc­tions fonc­tion­nelles et har­monieuses, artis­tique­ment décorées de pein­tures col­orées, abritèrent bien­tôt une com­mu­nauté monas­tique sans cesse crois­sante en rai­son de l’engagement de nom­breuses voca­tions religieuses locales. Près de Keur Mous­sa, à Keur Guilaye, une fon­da­tion de moni­ales vit le jour. Des dis­pen­saires et des écoles s’établirent à prox­im­ité. Des for­ages per­mirent la créa­tion autour des bâti­ments d’un lux­u­ri­ant verg­er. En 1984, le statut d’abbaye à part entière fut accordé à Keur Mous­sa et Philippe Cham­peti­er de Ribes en fut élu le pre­mier abbé.

Mais le grand ray­on­nement extérieur de cette fon­da­tion vint de la musique. En effet, en 1963 alors qu’elle voy­ait le jour, (heureuse coïn­ci­dence où beau­coup ver­ront l’action de la prov­i­dence), la nou­velle con­sti­tu­tion sur la liturgie définie par le con­cile Vat­i­can II, autori­sait l’adaptation des rites aux cul­tures des dif­férents con­ti­nents. Sous la con­duite d’un musi­cien hors pair, le frère Dominique Cat­ta, une extra­or­di­naire syn­thèse har­monique fut réal­isée : mari­ant l’héritage gré­gorien aux rythmes africains et à leurs instru­ments, comme la « Kora », sorte de harpe locale, le bal­a­fon et le tam-tam, frère Dominique com­posa un ensem­ble liturgique d’une beauté pais­i­ble, joyeuse et inat­ten­due, à la fois fidèle à la tra­di­tion de Saint-Benoît et aux mélodies africaines. Cette « incul­tur­a­tion », ana­logue à celle de l’ordre médi­cal pra­tiquée par le célèbre doc­teur, fut récom­pen­sée en 1993 par le prix musi­cal « Albert Schweitzer ». Le monastère y con­fortera une notoriété inter­na­tionale sig­ni­fica­tive, avec un afflux crois­sant de retrai­tants, de pèlerins et de touristes.

Début de l’an 2000, le Père Philippe, que main­tenant tous appel­lent affectueuse­ment « Abba », estime le moment venu de don­ner sa démis­sion de la charge abba­tiale. Le monastère de Keur Mous­sa, avec plus de quar­ante moines, est arrivé à matu­rité. Le 8 mai 2000, frère Ange-Marie Niouky, Séné­galais, est élu deux­ième abbé de Keur Mous­sa. Sous sa con­duite, l’abbaye a entre­pris une nou­velle fon­da­tion en République de Guinée Conakry, le monastère Saint-Joseph de Séguéya. Notre cama­rade décédera à Dakar juste avant la fête de Noël 2006. À ses obsèques, son com­pagnon et frère béné­dictin Dominique évo­quera sa nature d’homme fort, doué pour le com­man­de­ment, mais qui à la fin de sa vie con­fes­sait à tout moment qu’il n’avait rien fait qui méritât d’être récom­pen­sé. Et pour­tant, quel parcours ! 

Pour ma part, j’ai eu le bon­heur de con­naître Abba Philippe au cours d’un séjour de plusieurs années à Dakar, puis à l’occasion de ses pas­sages à Paris et une dernière fois au Séné­gal. Chaque per­son­ne qui venait à lui béné­fi­ci­ait d’une atten­tion déli­cate et de sa richesse d’enseignement. Un jour où je lui demandais s’il n’avait pas l’impression de « tourn­er en rond » dans son chem­ine­ment spir­ituel, il m’avait répon­du avec un humour bien math­é­ma­tique : « oui, mais comme sur une hélice où chaque tour vous fait avancer d’un pas ». 

Para­doxale­ment, à par­tir d’un choix ini­tial de silence et de recueille­ment, Philippe Cham­peti­er de Ribes a vécu avec une inten­sité et une créa­tiv­ité que peu de poly­tech­ni­ciens ont eu ou auront la chance de con­naître. Aujourd’hui, le monastère de Keur Mous­sa est mon­di­ale­ment con­nu, comme le con­firme une sim­ple vis­ite sur Inter­net. Des tour-opéra­teurs vous y offriront même des retraites d’une semaine alliant spir­i­tu­al­ité et tourisme ! Plus mod­este­ment mais fidèle­ment, notre Asso­ci­a­tion X‑Mémorial lui apporte depuis plusieurs années son soutien. 

Yves Dupont de Dinechin (58), tré­sori­er de X‑Mémorial

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