Penser l’hétérogène

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°556 Juin/Juillet 2000Par : André de PERETTI (36) et Jacques ARDOINORédacteur : Gilbert BELAUBRE (51)

Deux col­lègues et amis dis­cutent des chan­ge­ments brusques et sou­vent radi­caux de notre époque. Ils adoptent la forme du dia­logue pour faire s’entrechoquer des idées phi­lo­so­phiques dont la pro­fon­deur et l’ampleur de vue sont por­tées par un style d’une légè­re­té et d’une viva­ci­té exceptionnelles.

Mar­qués dif­fé­rem­ment par leurs ori­gines uni­ver­si­taires et par leurs com­pé­tences en psy­cho­so­cio­lo­gie et en péda­go­gie, ils s’affrontent en accu­sant leurs dif­fé­rences et en recher­chant leurs consensus.

Par l’approche rai­son­née, mais affir­mée de leurs oppo­si­tions, ils évitent “d’homogénéiser à trop bon compte les dis­pa­ri­tés, les par­ti­cu­la­ri­tés ou les dif­fé­rences ”. Leur point de départ est donc la convic­tion que l’affrontement des idées don­ne­ra de l’énergie à leurs per­cep­tions des com­plexi­tés sociales, cultu­relles, tech­niques de notre temps.

Ils choi­sissent, dans les thèmes récur­rents de la com­plexi­té, de se repor­ter aux vues et aux théo­ries de Leib­niz et aux ana­lyses qu’en fait Michel Serres, pour mettre leurs réflexions dans la pers­pec­tive d’une com­bi­na­toire bâtie sur des sin­gu­la­ri­tés hété­ro­gènes. Sans pré­ju­ger d’une pos­sible rého­mo­gé­néi­sa­tion à un niveau supé­rieur de repré­sen­ta­tion, selon la thèse cen­trale de l’école de Palo Alto, ils accueillent l’hétérogène et le métis­sage comme la néces­si­té heu­reuse d’une vie dans son déploie­ment, l’approximatif comme fon­de­ment de toute repré­sen­ta­tion, de toute connais­sance. Cette pen­sée “baroque” les mène dans les contrastes très riches du pur et de l’exclusion, du com­pli­qué et du com­plexe, de l’ordre et de l’approximation, de la fic­tion et de la fac­ti­ci­té, de la tra­hi­son et de la fidé­li­té, de l’autorisation et de la transgression…

La richesse humaine de cette pen­sée dia­lec­tique et dis­cur­sive est sou­te­nue par une forme libre aux rebonds inces­sants. Le lec­teur rentre dans ce jeu et rebon­dit à son tour. Pla­ton use du dia­logue pour asseoir la dia­lec­tique socra­tique, Leib­niz lui-même a choi­si ce genre pour inven­ter une dis­cus­sion à laquelle Locke avait oppo­sé un refus mépri­sant (Nou­veaux Essais sur l’entendement humain), plus près de nous, Chan­geux et Ricoeur mono­loguent en chœur (La Nature et la Règle). Ici le dia­logue est ouvert, par­fois cocasse, tou­jours inven­tif. C’est un feu d’artifice. Mais la pen­sée y est sereine et maîtrisée.

Pen­ser l’hétérogène est un livre tonique, et généreux.

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