Nouvelle de Gérald Tenenbaum (X72) : In memoriam circulo

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°782 Février 2023

Ce texte est issu d’une nou­velle parue en 2005 dans un recueil inti­tu­lé L’Engagement, publié par les édi­tions de La Trame (Bruxelles) et regrou­pant des contri­bu­tions de phi­lo­sophes, de scien­ti­fiques, d’écrivains et de plas­ti­ciens, fran­çais et belges. En l’espèce, il s’agissait là de témoi­gner que l’engagement dans un pro­blème mathé­ma­tique peut consti­tuer pour le cher­cheur une urgence pro­pre­ment vitale. Il miroite uti­le­ment avec notre dos­sier sur les mathé­ma­tiques. 

On me nomme Tibe­rius Vel­leius Sep­ti­mus. Bien­tôt, je quit­te­rai cette vie, et per­sonne ne se sou­vien­dra de moi. C’est un écri­vain public, un esclave, qui trempe pour moi son calame dans l’encre. C’est par ses mots, c’est à tra­vers ses phrases, ses termes et ses com­pa­rai­sons que mon récit par­vien­dra aux géné­ra­tions futures. En effet, je ne sais manier que le glaive : la plume de roseau se bri­se­rait entre mes doigts, le papy­rus se déchi­re­rait sous la rugo­si­té de mon bras. 

Au terme d’un che­min sans éclat et sans honte, ce sont presque trois périodes d’engagement de seize années dans les légions de Rome l’éternelle qui consti­tue­ront mon par­cours d’homme. Une vie pas­sée pour l’essentiel à por­ter la mort sur tous les champs de bataille, fidèle aux ordres de mon géné­ral, le glo­rieux consul Clau­dius Mar­cel­lus, que la lumière inonde son nom.

C’est en tria­rius, au sein de la mani­pule des plus expé­ri­men­tés d’entre nous, que je vais par­tir vers les champs Ély­séens, pour goû­ter enfin au nec­tar qui donne l’ivresse sans char­ger l’haleine et embrase le rêve sans empe­ser le som­meil. Cepen­dant, mes faits d’armes demeu­re­ront à jamais une pous­sière dans la mémoire du monde. De mon exis­tence, le seul épi­sode qui mérite d’être rete­nu remonte à l’époque où j’étais simple has­ta­tus, appren­ti, mal­adroit au glaive comme au pilum. 

Nous étions au cœur de la Seconde Guerre punique, plus de six années après la ter­rible bataille du Tes­sin, où Sci­pion l’Ancien fut défait et où mon frère Lici­nus, par­mi tant d’autres, per­dit la vie. Han­ni­bal avait éta­bli ses quar­tiers d’hiver à Capoue, où notre Sénat, sur les judi­cieux conseils de Fabius Cunc­ta­tor, l’avait cou­pé de ses ren­forts ibé­riques. 

C’était un temps d’orage. Très tôt, enve­lop­pés encore du man­teau humide et pro­tec­teur de la nuit, nous avons embar­qué dans les galères, avec à l’horizon Syra­cuse la rebelle, qu’il fal­lait sou­mettre. Le vin n’avait pas été comp­té. Les hommes ont chan­té en ramant. J’étais au qua­trième rang, le plus facile, à ce qu’il est dit, mais une mau­vaise écharde m’avait infec­té la paume et j’ai fer­mé les yeux pour ne pas crier ma dou­leur alors que j’empoignais la rame pour tirer en cadence. 

Nous avons débar­qué à l’aube : le soleil était trop jeune encore pour brû­ler nos vais­seaux. 

Comme pré­vu, nos com­plices ont ouvert les portes. 

Nous sommes entrés en hur­lant. En cou­rant, nous avons défer­lé. 

Seule la garde royale oppo­sa quelque résis­tance. Appro­chant du palais, je fus rapi­de­ment enga­gé dans un com­bat sin­gu­lier avec un Numide cour­taud, aux che­veux blan­chis, mais incroya­ble­ment agile. J’avais cru l’immobiliser avec mon pilum, mais il s’était déga­gé comme une anguille et, dans le même mou­ve­ment, avait pro­vo­qué mon dés­équi­libre. Tel une tor­tue impuis­sante, je m’agitais sur le dos, prêt à accueillir la lame de son poi­gnard qui brillait au soleil en tour­noyant. 

C’est le des­tin du sol­dat, je n’avais pas de haine. 

Mais les dieux sans doute en avaient déci­dé autre­ment : mon cama­rade Mem­mius Pos­tu­mus, né après la mort de son père, sur­git d’une poterne pour me por­ter secours et tran­cha pres­te­ment la gorge de mon adver­saire. 

Avant le milieu du jour, la cité était prise. 

Pen­dant les der­nières heures de lumière, nous avons par­cou­ru les rues et inves­ti les mai­sons pour par­ache­ver notre vic­toire et écra­ser dans l’œuf d’éventuels foyers de résis­tance. Je ruis­se­lais de sueur, ma main droite était en feu et, encore tout inon­dé du sang numide, j’errais comme un démon brun-rouge. 

Au cré­pus­cule, je tra­ver­sai l’atrium désert d’une riche demeure et par­vins sans encombre au tabli­num, où se tenait encore le maître des lieux. 

C’était un homme sec, brun de peau, dont l’âge sans doute avait déjà enta­mé la vigueur. Pieds nus, vêtu d’une simple tunique bleu pâle, il avait à la main un ins­tru­ment piquant qu’il fai­sait tour­noyer sans cesse sur un papy­rus ver­dâtre. Il avait l’air sou­cieux et fébrile, comme une sage-femme affai­rée par une déli­vrance cri­tique, à l’instant où la mort et la vie sont encore à ce point mêlées qu’il est impos­sible de dis­tin­guer le sort ultime pour la mère ou pour l’enfant. 

Il ne leva pas le regard sur moi, ni quand j’approchai, ni quand je l’interpellai, en latin d’abord, puis en grec. Sa che­ve­lure géné­reuse, tour­men­tée de boucles blanches enche­vê­trées, scin­tillait dans le cou­chant. 

— Sais-tu, lui dis-je, que ta cité est vain­cue, le sais-tu ? 

Il rele­va enfin la tête. Ses yeux étaient plus per­çants qu’un poi­gnard numide. 

— Ne vois-tu pas, homme inso­lent, que j’explore cette figure, ne le vois-tu pas ? 

De quelle figure par­lait-il ? De la mienne ? J’eus sou­dain conscience de mon état. Mais mon trouble fut de courte durée et je sen­tis la colère mon­ter en consta­tant que mon inter­lo­cu­teur avait à nou­veau plon­gé le regard vers sa table et s’était remis à agi­ter son ins­tru­ment en tous sens. J’approchai encore, jusqu’à ce qu’il per­çût les odeurs mêlées, sur ma peau, sueur et sang, mix­ture salée. 

— Cesse donc ces sima­grées, et suis-moi, vieil homme ! 

J’avais par­lé haut et fort, mais c’était comme si ma voix avait été sub­ti­li­sée par Mer­cure lui-même. Exas­pé­ré, je revins à la charge. 

— Vieil homme, tu dois m’accompagner ! 

Joi­gnant le geste à la parole, j’avais à pré­sent dégai­né mon glaive. 

Il consen­tit à lever les yeux, mais il ne me voyait tou­jours pas. 

— Ce cercle-ci n’attendra pas, cen­tu­rion, laisse-moi et passe ton che­min… 

Il y avait une telle déter­mi­na­tion dans cette voix, une telle éner­gie, que je m’immobilisai un ins­tant. 

Je pen­chai la tête vers la table. L’instrument scin­tillait. 

Il parut sur­pris et me jau­gea rapi­de­ment, de haut en bas. Je crus devi­ner une once d’hésitation, un balan­ce­ment sur la crête du temps. Mais son regard se per­dit à nou­veau, son visage se cou­vrit d’un voile. Ayant plan­té fer­me­ment son étrange appa­reil en plein centre du papy­rus, il res­ta figé là, sans remuer un cil, un vague sou­rire au coin des lèvres. 

C’est ce sou­rire qui me déci­da à en finir. Par deux fois, je lui plon­geai mon glaive en pleine poi­trine, ajou­tant quelques relents san­gui­no­lents à ceux qui recou­vraient déjà presque tout mon corps. Sans réflé­chir, j’arrachai le papy­rus de son sup­port, l’enfouis dans ma tunique et je sor­tis pré­ci­pi­tam­ment. 

Dehors, le soleil avait déjà som­bré et l’occident rou­geoyait. 

***

Lec­teur, à pré­sent que je suis par­ve­nu au terme de mon exis­tence, je ne veux pas quit­ter cette terre sans y lais­ser quelque chose de Sep­ti­mus. Moi, l’obscur cen­tu­rion par­mi des légions, moi qui n’ai même pas eu le bon­heur d’un enfant vivant, je noue à ce nou­veau papy­rus, d’un lien de cuir, je noue le papy­rus taché de sang jadis à Syra­cuse. Aux hommes qui vien­dront, à leurs enfants et petits-enfants, à tous leurs héri­tiers, j’offre ain­si, en sou­ve­nir de Tibe­rius Vel­leius Sep­ti­mus, comme un sym­bole à pous­ser vers l’avenir, la der­nière figure d’Archimède, l’immortel ingé­nieur. 

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