Paris, faculté de Droit.

Notre système d’éducation peut-il être un moteur de développement ?

Dossier : La formationMagazine N°544 Avril 1999
Par Marcel BONVALET

La dynamique du statisme

La dynamique du statisme

Voici main­tenant plusieurs décen­nies que la chronique quo­ti­di­enne s’al­i­mente de ce sujet obsé­dant pour les familles qu’est devenu celui de l’é­d­u­ca­tion. De fait, on peut dif­fi­cile­ment con­tester cette évi­dence que la sit­u­a­tion n’est pas bril­lante. Per­son­ne ne croit plus vrai­ment aux ver­tus de la cul­ture, l’ag­i­ta­tion est pra­tique­ment con­tin­ue dans les étab­lisse­ments, tourne sou­vent à la vio­lence, les angoiss­es crois­santes des familles et de leur progéni­ture ont pour réplique un déploiement d’é­tats d’âme général­isé chez les personnels.

Pour­tant, ce ne sont pas les rap­ports qui ont man­qué, com­mandés par des min­istres à des per­son­nal­ités bru­tale­ment exposées à un univers per­vers qu’elles décou­vrent avec effroi mais un peu tar­di­ve­ment. Ce type de recours n’ayant jamais eu d’autre final­ité réelle que celle de faire gag­n­er du temps au min­istre du moment, il n’y a rien de sur­prenant à ce que les doc­u­ments pro­duits ont tous eu pour sort com­mun de faire l’ob­jet d’un rapi­de classe­ment circulaire.

Le pre­mier d’en­tre eux dans la tra­di­tion, celui du pro­fesseur Lau­rent Schwartz, était pour­tant aus­si lucide que courageux mais il n’avait aucune chance d’être pris en con­sid­éra­tion dans le cli­mat poli­tique syn­chrone de sa pub­li­ca­tion. Quant à la plu­part des autres, nous aurons le bon goût d’ad­met­tre que leurs auteurs n’ont pas vrai­ment osé met­tre les sujets de fond sur la place publique et pro­pos­er des mesures inévitable­ment impop­u­laires, se con­tentant de vagues recom­man­da­tions para­doxale­ment dévul­néra­bil­isantes par leur insolvabilité.

En fait, on a spéculé con­stam­ment sur l’in­dul­gence d’une opin­ion publique résignée à admet­tre qu’au­cun pro­gramme sérieux n’est com­pat­i­ble avec la durée de vie moyenne d’un min­istre ou de celle d’un gou­verne­ment. C’est ain­si que s’est instal­lée cette pra­tique de la fuite en avant à con­no­ta­tion anesthésique qui con­siste en l’an­nonce de mesures aus­si peu crédi­bles en ter­mes de capac­ité d’or­gan­i­sa­tion qu’in­solv­ables en ter­mes financiers. En somme, on s’est tou­jours dérobé devant l’as­sainisse­ment d’une ges­tion dev­enue aber­rante ou pris pour pré­texte au sta­tisme les réti­cences prêtées aux per­son­nels envers une poli­tique innovante.

Bref, le spec­ta­cle qui nous est offert ne traduit ni plus ni moins que le fait de sub­or­don­ner notre poli­tique d’é­d­u­ca­tion à la con­tem­pla­tion per­ma­nente de l’ac­tu­al­ité sociale en prévi­sion des prochaines élec­tions. En d’autres ter­mes, on peut légitime­ment con­sid­ér­er que ce monde poli­tique com­plexe dont dépend notre sys­tème d’é­d­u­ca­tion n’est pas vrai­ment con­scient du véri­ta­ble enjeu de l’é­d­u­ca­tion, à savoir celui d’élever le niveau de civil­i­sa­tion de la nation. Il est vrai qu’une telle mis­sion demande une telle capac­ité de réflex­ion qu’elle ne peut être que celle de pro­fes­sion­nels dis­tin­gués ayant les coudées franch­es. Mais il est bien con­nu que leur per­son­nal­ité est peu com­pat­i­ble avec la déon­tolo­gie d’un monde poli­tique attaché à ses pou­voirs. Et il est de fait que la con­ven­tion n’ac­corde aucune place aux vrais stratèges d’é­d­u­ca­tion et cela devient grave au moment où il faudrait beau­coup de con­ti­nu­ité dans l’ac­tion et surtout ne pas se tromper de siè­cle dans ses jugements.

Ce n’est pas une réfor­mite chronique qui réglera nos prob­lèmes en attribuant une impor­tance démesurée à des sujets tels que le poids du cartable, le cal­en­dri­er des vacances, les rythmes du som­meil ou l’élim­i­na­tion de toute dis­ci­pline perçue comme trop dif­fi­cile. La poli­tique de l’autruche coûte vrai­ment trop cher pour accepter qu’elle dure encore longtemps.

Nous avons eu un bel exem­ple de manque de juge­ment à pro­pos du grand désor­dre de 1968 qui a fait vac­iller l’É­tat alors que la crois­sance se soute­nait à hau­teur de 6 % depuis des années et que le chô­mage n’ex­is­tait pra­tique­ment pas. La réduc­tion du con­flit a coûté cher. Cette savante véronique qu’au­ra été la loi d’ori­en­ta­tion n’au­ra eu d’autre effet que celui d’oc­cul­ter momen­tané­ment les vraies échéances d’une société en crise par une dém­a­gogie dont nous n’avons d’ailleurs pas encore sol­dé la note. Quant au prix que l’on a payé, réputé pour sol­de de tout compte, il n’é­tait en réal­ité que celui du main­tien d’un ordre établi passéiste, autrement dit du main­tien en posi­tion de force de ces deux géants qu’é­taient le patronat, dont l’É­tat, et les syndicats.

Les caus­es du con­flit ne con­cer­naient pas directe­ment ce face à face qui était déjà un sujet dépassé vis-à-vis de la déon­tolo­gie inter­na­tionale mais per­son­ne n’en était vrai­ment con­scient et le résul­tat final aura été spec­tac­u­laire­ment favor­able au gigan­tisme. Moins que jamais on ne souhaitait bris­er la struc­ture mono­lithique d’une Édu­ca­tion nationale dont l’im­age était en tous points con­forme à celle du sys­tème socio­pro­fes­sion­nel français pour­tant déjà en retard sur son temps. Péren­nis­er le mono­lithisme d’un sys­tème d’é­d­u­ca­tion qui venait de démon­tr­er son pen­chant à l’in­sta­bil­ité ne pou­vait alors que con­duire à terme à un désas­tre dû à l’hy­per­tro­phie non con­trôlée des flux démo­graphiques s’a­bat­tant sur des struc­tures sco­laires inadaptées.

Les vagues défer­lantes d’ef­fec­tifs ont sub­mergé les col­lèges, puis les lycées et inon­dent main­tenant les uni­ver­sités et les écoles, boulever­sant des struc­tures peu pré­parées à de tels séismes. Il n’est de secret pour per­son­ne que l’É­d­u­ca­tion nationale affecte depuis longtemps la phy­s­ionomie d’un gour­mand de plus en plus insa­tiable. Per­son­ne ne peut plus maîtris­er une demande qui s’emballe et qui entraîne inex­orable­ment l’É­tat, mais aus­si les assem­blées ter­ri­to­ri­ales, locales et les familles, vers une sit­u­a­tion d’in­solv­abil­ité de plus en plus évidente.

Pour­tant, dès avant les années 70, les stratèges de l’OCDE s’é­taient déjà accordés sur le fait que le gigan­tisme était incom­pat­i­ble avec la déon­tolo­gie des sociétés postin­dus­trielles nais­santes et la fameuse maxime de Schu­mach­er Small is beau­ti­ful recueil­lait l’assen­ti­ment général. Les grandes entre­pris­es de taille mon­di­ale, telles que la Gen­er­al Motors, frag­men­taient les effec­tifs qu’elles employ­aient en créant autant de fil­iales que néces­saire pour assur­er la sta­bil­ité de leur groupe. Cela se fit sans con­ces­sion et surtout sans perte de puis­sance, bien au contraire.

Con­cer­nant l’É­d­u­ca­tion, les rap­ports du moment don­naient pour prix d’esquive à tous les maux poten­tiels des sociétés occi­den­tales l’af­fec­ta­tion de 3 % de la pro­duc­tion intérieure brute au poste de l’é­d­u­ca­tion. L’op­tion pro­posée était hardie pour l’époque, coû­teuse, et fatale­ment peu explicite sur les options à retenir du seul fait de la diver­sité des sit­u­a­tions nationales.

En ce qui con­cerne notre pays, on doit aujour­d’hui se ren­dre à l’év­i­dence que les choix qui ont traduit l’ad­hé­sion finan­cière de nos gou­verne­ments suc­ces­sifs aux thès­es des mages offi­ciels ont reposé sur des dis­po­si­tions inadéquates entremêlant con­ser­vatisme et dém­a­gogie. Nous devions déjà faire face à l’ex­ten­sion du paupérisme de la société qu’il était presque incon­venant de dénon­cer quand un nou­veau fléau est rapi­de­ment apparu, aggra­vant une sit­u­a­tion qui se détéri­o­rait per­ni­cieuse­ment mais con­tinû­ment. Ce fut le chô­mage, qui com­mença à inquiéter et le cap des 5 % était alors présen­té comme une éven­tu­al­ité apocalyptique.

Le fait brut est que nous investis­sons actuelle­ment sur le seul poste de l’é­d­u­ca­tion le dou­ble de ce pour­cent­age de la pib qui nous était présen­té comme mirac­uleux, con­sacré à des pro­grammes dont on peut red­outer qu’ils ne soient en grande par­tie stériles. Quant au chô­mage, étroite­ment lié à l’é­d­u­ca­tion, il n’est pas déraisonnable de l’é­val­uer à hau­teur du triple du seuil qui nous était présen­té comme fatidique. Et l’on ne peut guère fonder d’e­spoir sur la pour­suite d’une poli­tique d’é­d­u­ca­tion à la petite semaine aus­si ruineuse qu’ob­jec­tive­ment peu probante. Elle résulte de pro­grammes issus de plusieurs min­istères, trop sou­vent mal ciblés et tou­jours assor­tis de procé­dures effroy­able­ment com­pliquées sans préju­dice de frais d’in­fra­struc­tures inouïs.

Voici trop longtemps que nous nous bor­no­ns à pour­suiv­re à grands frais et par des arti­fices sans résul­tats con­va­in­cants les effets de cette cause pro­fonde de nos ennuis qui n’est autre que l’i­nadap­ta­tion de nos struc­tures à la mon­di­al­i­sa­tion des économies et à la soci­olo­gie qui en découle. Il nous faut cepen­dant pro­cur­er des ressources à soix­ante mil­lions de per­son­nes, et cela dans un con­texte de con­cur­rence inter­na­tionale sauvage. Cela implique donc d’ac­croître notre créa­tiv­ité et notre pro­duc­tiv­ité dans des domaines solv­ables pour assur­er à la nation le train de vie auquel elle aspire.

C’est par excel­lence la mis­sion prin­ci­pale d’un sys­tème d’é­d­u­ca­tion que celui de pro­jeter sur la société les ressources humaines dont elle a besoin, dotées d’une éthique mod­erne et organ­isées en pro­fils et en flux con­ven­ables. Nous dis­posons pour ce faire des moyens poten­tiels en hommes et même, quoi qu’on en dise, en ressources finan­cières. Encore faut-il les libér­er et con­stru­ire une syn­ergie entre les moteurs de notre économie et les options fon­da­men­tales de notre poli­tique d’éducation.

Mais force nous est de con­stater qu’une pareille per­spec­tive est hypothéquée du seul fait de l’in­vraisem­blable poids de procé­dures éculées dont on ne s’af­fran­chit pas suff­isam­ment vite. L’équili­bre de notre société est métastable et il n’est pas impos­si­ble qu’il ne se rompe un jour si nous n’y prenons pas garde. À moins de bris­er rapi­de­ment l’ar­chaïsme de nos struc­tures, on voit mal com­ment leur main­tien et le traite­ment sou­vent vieil­lot et tim­o­ré que l’on dis­pense à nos enfants pour­ront con­tribuer à redy­namiser la société. L’ob­jet de cet arti­cle est de mon­tr­er com­ment on a pu en arriv­er là et peut-être com­ment sor­tir d’une sit­u­a­tion dev­enue insoutenable.

Éducation et développement

1. Le mécanisme du développement

Il n’est pas donc pas inin­téres­sant de se faire une représen­ta­tion de l’élé­va­tion du niveau de civil­i­sa­tion d’un pays. Dans cette per­spec­tive, nous évo­querons l’ob­ser­va­tion clas­sique selon laque­lle les pays les plus dévelop­pés ont évolué selon un proces­sus immuable. Ce dernier s’est sché­ma­tique­ment déployé sur trois phas­es fon­da­men­tales dont la durée d’exé­cu­tion s’est comp­tée en ter­mes de siè­cles pour la pre­mière, cepen­dant que les deux dernières n’en auront finale­ment exigé qu’un seul. Il reste que la dis­per­sion des niveaux de civil­i­sa­tion à laque­lle on assiste actuelle­ment dans le monde ne fait que traduire la rapid­ité des divers­es nations à s’être adap­tées aux boule­verse­ments successifs.

Elle mesure donc a pos­te­ri­ori les ini­tia­tives antic­i­patri­ces déployées en temps voulu par les gou­verne­ments sous la pres­sion des événe­ments et sur le sup­port de leurs sys­tèmes d’é­d­u­ca­tion. En effet, si ces derniers avaient pour mis­sion de main­tenir le pat­ri­moine cul­turel nation­al, ils étaient en out­re cen­sés assur­er sa pro­gres­sion en cap­tant la con­nais­sance d’où qu’elle vienne, son assim­i­la­tion par la pop­u­la­tion devenant ensuite une affaire d’or­gan­i­sa­tion péd­a­gogique et donc un gage de pro­grès. Toute déro­ga­tion à ce pro­gramme a eu pour prix un décrochage cul­turel sou­vent irréparable.

2. L’éducation en France dans l’ère primaire

Ce fut naturelle­ment la pre­mière préoc­cu­pa­tion des hommes que celle de sat­is­faire leurs besoins vitaux. Dans un con­texte aus­si restreint, une économie peut se con­stru­ire sur des cir­cuits de pro­duc­tion et de con­som­ma­tion, débor­der le strict cadre nation­al, inté­gr­er un arti­sanat et même des arts plas­tiques qui peu­vent être pres­tigieux. Mais on ne compte pas les pays qui ne sont jamais par­venus à s’ex­traire du stade d’une économie à aus­si faible valeur ajoutée et cer­tains souf­frent encore de la faim.

Une telle typolo­gie ressem­ble beau­coup à celle de l’Eu­rope dans une péri­ode allant grossière­ment du Moyen Âge au pre­mier Empire, au sec­ond en France. Le pou­voir poli­tique pre­nait alors appui sur un petit nom­bre de per­son­nes qui pos­sé­daient à peu près tout. En clair, le revenu de la terre, c’est-à-dire le tra­vail des paysans, ali­men­tait une économie rel­a­tive­ment sta­ble assise sur la spéculation.

À cette époque, la France dis­po­sait d’une élite pres­tigieuse. Les lycées exis­taient en petit nom­bre et l’hon­nête homme à la française qu’ils pro­dui­saient était cité en exem­ple. Les ency­clopédistes maîtri­saient pra­tique­ment une cul­ture qui priv­ilé­giait à parts égales sci­ence et lit­téra­ture. Voltaire tradui­sait New­ton. Les arts et l’ar­ti­sanat étaient floris­sants et un tel état de fait s’est pro­longé jusqu’à la fin du dix-neu­vième siè­cle dans un con­fort réservé à un petit nom­bre d’élus.

Cette sit­u­a­tion n’avait de chance de pren­dre fin que s’il exis­tait un noy­au nova­teur suff­isam­ment puis­sant dans le pays pour provo­quer la mise en œuvre d’une poli­tique por­teuse d’e­spérance pour un plus grand nom­bre qui, au cas par­ti­c­uli­er, ne pou­vait être que celle d’une industrialisation.

Nos Grandes Écoles exis­taient dues aux ini­tia­tives des derniers rois, de la Con­ven­tion et de l’Em­pire et s’in­téres­saient alors aux appli­ca­tions. Elles auraient sans doute eu la capac­ité d’a­gir con­struc­tive­ment, mais la classe dirigeante encore jacobine a longtemps tardé à com­pren­dre son siè­cle. Elle fut enfin con­va­in­cue d’in­ve­stir par les ban­quiers. Mais la France du moment était anal­phabète et il aura fal­lu atten­dre la République et Jules Fer­ry pour que la pop­u­la­tion française sache enfin lire, écrire et compter, bref soit ouverte au pro­grès et puisse y par­ticiper. Avec deux généra­tions de retard. L’in­er­tie de notre pays devant le traite­ment des prob­lèmes d’é­d­u­ca­tion est une con­stante de notre histoire.

3. L’éducation conduite dans l’ère secondaire

C’est sur de tels préal­ables que, vers la sec­onde moitié du dix-neu­vième siè­cle, un cer­tain nom­bre de nations, telles que les États-Unis, le Japon, l’An­gleterre, l’Alle­magne ont investi les pro­duits d’une épargne d’o­rig­ine agraire dans des pro­grammes indus­triels. L’ac­cès de la France à l’ère indus­trielle a été plus tardif puisque sur­venant un demi-siè­cle env­i­ron après celui de l’An­gleterre. Pour combler son retard, notre pays a donc dû importer un cer­tain nom­bre de tech­nolo­gies, telles par exem­ple que celle du chemin de fer, mais, fait bien plus grave encore, s’est ren­du a pri­ori et pour très longtemps dépen­dant de l’é­tranger par le biais de moyens de pro­duc­tion qu’il a bien fal­lu importer et surtout de la cul­ture qui les accom­pa­g­nait. Cela fut pos­si­ble car les ban­quiers du moment dis­po­saient de moyens financiers con­sid­érables et accor­daient toute pri­or­ité à la mod­erni­sa­tion du pays.

On sait que les économies qui se sont con­stru­ites sur le mod­èle indus­triel ont eu pour effet prin­ci­pal de drain­er en milieu urbain les mass­es humaines venant de la cam­pagne, et de les organ­is­er en cohort­es des­tinées aux usines. Il était dès lors fatal que l’on vise à pro­mou­voir ces dernières au rang d’une clien­tèle solv­able. La réduc­tion des coûts de pro­duc­tion sup­po­sait donc une stratégie visant à stim­uler la con­som­ma­tion. Cela revient à dire qu’il fal­lait organ­is­er le marché et par con­séquent la vie des citoyens en les per­suadant, autant que pos­si­ble, que les options pro­posées devaient faire leur bonheur.

Ce mod­èle économique s’im­posa aus­si bien en France que dans tout autre pays occi­den­tal, et cela quelle que soit l’idéolo­gie dom­i­nante. Ain­si le tay­lorisme naquit-il chez Ford d’abord pour sat­is­faire aux besoins des agricul­teurs et ensuite pour élargir ces méth­odes à l’ensem­ble du marché. ” L’au­to­mo­bile sera pop­u­laire ou ne sera pas. ” Le développe­ment de l’in­dus­trie auto­mo­bile alle­mande pen­dant l’ère hitléri­enne a été dû au lance­ment de la Volk­swa­gen, voiture pop­u­laire con­stru­ite en grande série au prof­it des ouvri­ers dont le salaire gageait le finance­ment des chaînes. L’U­nion sovié­tique elle-même n’a pas échap­pé au tay­lorisme, et se fai­sait para­doxale­ment une gloire de l’avoir porté au sum­mum de la per­fec­tion dans les années trente. L’en­seigne­ment tech­nique actuel porte encore les stig­mates de l’ère indus­trielle. Les Cen­tres d’ap­pren­tis­sage, devenus CET puis LEP et LP, les écoles nationales pro­fes­sion­nelles dev­enues lycées tech­niques ont été conçus et équipés sur le mod­èle de l’u­sine tay­lo­ri­enne qui n’a plus cours aujour­d’hui en France. Nous l’avons large­ment externalisée.

Il est dif­fi­cile­ment croy­able que notre sys­tème d’é­d­u­ca­tion n’ait guère évolué jusqu’à la fin des années cinquante. Quelques grands cen­tres urbains de province avaient le priv­ilège d’une uni­ver­sité unique. Quant à la Sor­bonne, elle était ali­men­tée par la jeunesse aisée de la France entière, fascinée par le charme du quarti­er Latin. Les licences décernées par les fac­ultés des let­tres ou les fac­ultés des sci­ences étaient dédiées aux aspects fon­da­men­taux de la con­nais­sance et leur nom­bre se comp­tait en ter­mes d’unités.

Jusqu’aux années 1960, les enseigne­ments de sci­ences physiques ne se pro­longeaient pas par ces sujets dits ” triv­i­aux ” comme le cal­cul sci­en­tifique ou l’élec­tron­ique. Et pour clore ce triste por­trait, l’en­seigne­ment supérieur comp­tait en tout et pour tout deux mille per­son­nes, tous per­son­nels con­fon­dus. On com­prend pourquoi les thès­es étaient dis­tribuées aus­si parcimonieusement.

Il est exact qu’un effort gigan­tesque ait été entre­pris vers les années 70 où l’on se glo­ri­fi­ait de con­stru­ire un CES par jour. Cette ini­tia­tive était d’au­tant plus louable qu’elle était assor­tie d’une mod­este ten­ta­tive de diver­si­fi­ca­tion des enseigne­ments par le biais de fil­ières plus ou moins prépro­fes­sion­nal­isantes dont l’ex­ten­sion des oblig­a­tions sco­laires et les lois de 1971 avaient con­di­tion­né le lance­ment. Il reste que, dans la majorité des cas, des sommes con­sid­érables ont été investies dans ce qui n’é­tait que la dilata­tion homoth­é­tique d’un sys­tème dont on a nég­ligé de repenser le mod­èle. Bien plus, les par­tis archi­tec­turaux retenus aus­si bien pour les étab­lisse­ments du sec­ond degré que pour les uni­ver­sités ont irréversible­ment per­pé­tué une image tay­lo­ri­enne de l’é­cole-usine dont on sait qu’elle est de plus en plus mal sup­port­ée. Il faudrait peut-être bien veiller à ce qu’une aug­men­ta­tion du per­son­nel de sur­veil­lance ne lui donne pas la phy­s­ionomie d’un univers carcéral.

4. Les dominantes de l’éducation dans l’ère postindustrielle

Les développe­ments qui précè­dent avaient pour but de mon­tr­er com­bi­en peut être com­plexe la soci­olo­gie d’un pays dévelop­pé où un glisse­ment spon­tané vers une con­di­tion postin­dus­trielle est con­stam­ment ralen­ti par la per­sis­tance de mythes hérités tout aus­si bien de l’ère pri­maire que de l’ère sec­ondaire. La recherche d’une con­di­tion de notable par le diplôme per­siste et cette pra­tique est aus­si stérile pour la nation que son coût est exces­sif. Il en a résulté que l’in­dus­trie n’a pas évolué suff­isam­ment tôt par défaut d’être soutenue par un sys­tème d’é­d­u­ca­tion con­va­in­cant. Sans doute a‑t-on ten­té de la dot­er d’une organ­i­sa­tion par­al­lèle ayant pour final­ité affichée la cul­ture tech­nique, mais les résul­tats en sont déce­vants. On ne s’im­pro­vise pas édu­ca­teur comme cela.

À titre de com­para­i­son, et seule­ment pen­dant les années 1977–1980, les États-Unis ont per­du dix points en vol­ume de la part qu’ils avaient dans la pro­duc­tion indus­trielle des pays de l’OCDE et cela en appli­ca­tion des dis­po­si­tions prévues par les con­férences de Lima et de Lomé visant à trans­fér­er au tiers-monde une par­tie de la pro­duc­tion. Ramenée à une vision domes­tique, cette infor­ma­tion se traduit par la perte d’un tiers de la pro­duc­tion nationale, et cela, tout en gar­dant le pnb le plus élevé du monde.

C’est dire l’ex­tra­or­di­naire trans­fert d’ac­tiv­ités qui s’est fait en direc­tion du secteur postin­dus­triel et la fan­tas­tique organ­i­sa­tion qui aura été néces­saire à la réal­i­sa­tion d’un pareil pro­gramme dans lequel les uni­ver­sités, et le sys­tème sco­laire dans son ensem­ble, auront joué et pour­suiv­ent encore un rôle décisif depuis une trentaine d’années.

L’in­ca­pac­ité d’un sys­tème d’é­d­u­ca­tion à s’adapter à la con­jonc­ture qui vient d’être décrite, et notam­ment dans sa par­tie tech­nique, a pour con­séquence red­outable que son rôle se lim­ite à génér­er un véri­ta­ble tiers-monde interne de rich­es, qui sera prob­a­ble­ment banal­isé à terme dans le tiers-monde tout court. En d’autres ter­mes, les pays récem­ment engagés dans une stratégie de développe­ment fondée sur une acti­va­tion du secteur ter­ti­aire supérieur par le secteur sec­ondaire supérieur ont à faire face à d’énormes prob­lèmes humains dont les solu­tions sont encore mal cernées, mais qui, de toute façon, exi­gent la remise en cause de leur sys­tème d’éducation.

Ils sont con­damnés à la recherche d’une nou­velle dis­tri­b­u­tion des qual­i­fi­ca­tions et à redéfinir les pro­fils des postes à respon­s­abil­ité sous peine de s’ex­pos­er à des sit­u­a­tions poten­tielle­ment destruc­tri­ces de leur civil­i­sa­tion. L’u­ni­for­mité n’est plus per­mise. Telle est finale­ment, par­mi d’autres, la sit­u­a­tion française qui nous intéresse au pre­mier chef. Des choix pri­or­i­taires s’im­posent à met­tre en œuvre avec déter­mi­na­tion et acharne­ment. Atten­dre encore serait suicidaire.

La nécessité d’un nouvel humanisme

En syn­thèse de ce qui précède, on peut résumer l’his­torique de l’É­d­u­ca­tion nationale à une suite de réformes dont les régimes tran­si­toires se super­posent, ne s’éteignent jamais et pour­suiv­ent tou­jours un objec­tif aus­si utopique qu’anachronique. En effet, l’ac­tion per­sis­tante des divers min­istres n’au­ra eu d’autre final­ité que celle de réin­sér­er dans la voie réputée royale le plus grand nom­bre d’é­garés. Ces dis­po­si­tions qui se voulaient généreuses furent nom­breuses : sup­pres­sion des class­es de réten­tion du pre­mier degré en 1973, créa­tion des class­es de tran­si­tion, sys­té­ma­ti­sa­tion des passerelles, mesures Stoleru, etc. Certes, il n’est pas d’in­ten­tion plus louable que celle d’en­gager la lutte con­tre l’échec sco­laire. Mais une telle atti­tude serait plus con­va­in­cante si elle admet­tait aus­si une lutte con­tre l’échec de l’é­cole qui n’a jamais su con­fér­er à l’in­tel­li­gence con­crète les let­tres de noblesse qu’elle mérite.

Les enseigne­ments à voca­tion pro­fes­sion­nelle de bas de gamme ne sont ali­men­tés que par une sélec­tion par l’échec sco­laire clas­sique et non par l’i­den­ti­fi­ca­tion de qual­ités intrin­sèques recon­nues et sus­cep­ti­bles de con­sécra­tion. On peut même éten­dre cette remar­que aux for­ma­tions de haut de gamme, celle des ingénieurs par exem­ple, où nos cen­tres d’ex­cel­lence dis­pensent des enseigne­ments théoriques dont la prin­ci­pale qual­ité est d’être presque par­faits mais peu durables par défaut d’avoir été suff­isam­ment cor­rélés au con­texte physique qui leur a don­né nais­sance. L’en­seigne­ment du cal­cul dif­féren­tiel ren­dra en principe un étu­di­ant capa­ble de résoudre une équa­tion du même nom mais il ne saura pas spon­tané­ment en recon­naître l’o­rig­ine dans l’ob­ser­va­tion du fonc­tion­nement d’une auto­mo­bile. Pour être car­i­cat­ur­al, nous sommes un peu dans la sit­u­a­tion de la Chine antique qui recru­tait ses man­darins sur des con­cours de poésie.

Le ren­de­ment d’une poli­tique refu­sant l’idée que le con­cret peut non seule­ment nour­rir l’ab­strait mais le faire prospér­er ne peut qu’être faible par nature. Ain­si notre enseigne­ment tech­nique, tous niveaux con­fon­dus, n’a pas fait l’ob­jet d’une con­cep­tion mono­lithique telle que chaque élève trou­vera sa place naturelle dans la grille des emplois. La triste réal­ité est que les pro­duits des LP ou lycées tech­niques ne sont pas pré­parés dès le stade de l’é­cole à œuvr­er de con­cert avec les ingénieurs et cela a des réper­cus­sions sournois­es dans la vie de l’entreprise.

Par défaut de place à la ren­trée dans les étab­lisse­ments tech­niques, on réaf­fecte actuelle­ment dans les class­es de lycée des enfants qui venaient d’en être écartés et l’ap­pareil sco­laire s’alour­dit encore de ces ” déchets ” recy­clés qui se répar­tis­sent ensuite sur tous les niveaux. Force nous est d’ad­met­tre que ces expé­di­ents n’ont pour résul­tat que celui d’af­faib­lir la voie royale qui n’en avait pour­tant pas besoin et méri­tait une sérieuse réac­tu­al­i­sa­tion de son poten­tiel de logique et de son pat­ri­moine de connaissances.

À aucun moment, les ini­tia­tives pris­es en matière d’é­d­u­ca­tion n’ont eu pour objec­tif déclaré que la con­sécra­tion sociale pou­vait être atteinte par des voies nou­velles. Tout se passe donc comme si les stratèges d’é­d­u­ca­tion ne perce­vaient pas les courants soci­ologiques de leur époque.

Leur com­porte­ment sem­ble davan­tage être inspiré par des com­plex­es de cul­pa­bil­ité que par une vision lucide et prospec­tive de la mou­vance générale des nations. Ils ne remet­tent pas en cause les final­ités clas­siques de l’é­d­u­ca­tion et acceptent donc les con­ces­sions néces­saires pour élargir le cer­cle des priv­ilégiés à de nou­veaux can­di­dats à la con­for­mité. On croit que là se trou­ve le prix de la paix sociale et l’on se donne ain­si bonne conscience.

Un exem­ple typ­ique de cette men­tal­ité aura con­duit aux nou­velles for­ma­tions d’ingénieurs prin­ci­pale­ment dis­pen­sées en for­ma­tion con­tin­ue. Les entre­pris­es les utilisent volon­tiers pour récom­penser cer­tains de leurs agents par­ti­c­ulière­ment méri­tants. On se demande alors pourquoi, sinon pour les moti­va­tions précédem­ment évo­quées, elles ne les nom­ment pas tout sim­ple­ment cadres. Le résul­tat serait le même pour les intéressés et l’on pro­tégerait utile­ment un titre d’ingénieur qui se dévalorise.

Il est par­faite­ment com­préhen­si­ble que les familles souhait­ent la réus­site sociale de leurs enfants et que d’hon­nêtes acteurs économiques aspirent à une recon­nais­sance de leur valeur. Mais il n’est pas indis­pens­able de référ­er la pro­mo­tion sociale à des diplômes dont la plu­part, et ils sont nom­breux, sont sans rela­tion aucune avec les réalités.

La seule voie raisonnable de pro­grès est à rechercher dans un nou­veau souf­fle qui ne peut qu’être d’or­dre cul­turel et qui rénoverait la notion d’hu­man­isme telle qu’elle est encore com­prise aujour­d’hui. Et dans cet esprit, il serait grand temps d’in­tro­duire la dimen­sion tech­nologique dans nos enseigne­ments fon­da­men­taux, notam­ment au niveau du col­lège en ces­sant de con­fon­dre tech­nolo­gie et tech­nique. Cha­cun a en mémoire les funestes ten­ta­tives con­duites dans le passé sous le fal­lac­i­eux pré­texte d’une intro­duc­tion de la ” tech­nolo­gie ” qui cul­mi­nait au niveau de l’ar­rêt de porte ou à celui de la targette.

On se sou­vient égale­ment de ce vaste pro­gramme d’équipement des col­lèges en ate­liers Alti, situés dans des baraques démonta­bles et équipés de machines conçues à la façon d’un mou­ton à cinq pattes sans doute mais à fia­bil­ité mod­érée. Compte tenu des coûts exor­bi­tants d’une telle poli­tique et du mai­gre intérêt qu’elle aura sus­cité chez les élèves, on peut par­faite­ment com­pren­dre que l’on ait aban­don­né ce pro­jet en cours de réal­i­sa­tion. Là encore on se trompait de siè­cle. Le col­lège est un lieu d’ac­qui­si­tion de cul­ture générale et de sen­si­bil­i­sa­tion aux dom­i­nantes de l’environnement.

Les per­son­nels chargés du pro­gramme préc­ité n’é­taient pas ceux dont on avait besoin pour le con­duire. Ils étaient des tech­ni­ciens et il n’est pas d’ap­proche plus dis­sua­sive de l’ap­pren­tis­sage de la tech­nolo­gie que celle de l’ap­pren­tis­sage de la tech­nique. Ces enseignants n’ont pas démérité, ils ont tout sim­ple­ment été piégés car ils étaient con­damnés à l’échec en trans­met­tant leur savoir tech­nique, celui d’un méti­er que la plu­part des enfants ne pra­ti­queraient jamais.

Il est grand temps de penser à ce que l’hon­nête homme d’au­jour­d’hui ait dès le stade de son ado­les­cence quelque chance de com­pren­dre pourquoi le vent souf­fle, com­ment fonc­tionne la mon­tre qu’il a au poignet, ou tout autre phénomène de la vie courante qui, dans l’é­tat actuel des choses, demeur­era encore un pro­fond mys­tère pour lui. Il est urgent d’ap­pren­dre aux enfants à raison­ner en ter­mes d’analo­gies et s’ac­cou­tumer à la notion de bilan. La descrip­tion du fonc­tion­nement d’une cen­trale nucléaire relève du même mécan­isme de pen­sée que celle d’un super­marché quand on éval­ue les entrées et les sor­ties des deux sys­tèmes, qui sont d’essence dif­férente mais qui n’en sont pas moins des entrées et des sorties.

Ceci est un vaste pro­gramme sans doute quand on prend en con­sid­éra­tion les mass­es à traiter et l’ef­froy­able den­sité d’il­let­trés qu’elles com­por­tent. Mais ce serait peut-être un excel­lent moyen de lut­ter con­tre ce fléau en provo­quant l’ef­fort par la curiosité et de toute façon on ne peut plus atten­dre. On peut cer­taine­ment sus­citer l’ad­hé­sion des élèves et donc leur ouver­ture d’e­sprit à la con­di­tion de penser d’un seul ten­ant la pro­gres­sion devant cou­vrir le pre­mier cycle et faire en sorte qu’elle puisse servir de plate-forme à un sec­ond cycle sérieuse­ment rechar­p­en­té. Les échecs précé­dents ne devraient pas peser comme une hypothèque sur un pro­jet de cette ampleur dont l’im­pact sur la société entraîn­erait d’emblée un apaise­ment durable de cer­taines ten­sions per­sis­tantes entre com­posantes sociales qui ne se com­pren­nent pas.

Dans l’é­tat actuel des choses, il n’est pas raisonnable d’at­ten­dre de notre sys­tème d’é­d­u­ca­tion qu’il soit un véri­ta­ble moteur de développe­ment, et on ne peut que le regret­ter. Mais ce n’est tout de même pas l’Apoc­a­lypse. L’in­sti­tu­tion sco­laire peut tout de même fournir des acteurs à un développe­ment inclus dans la banal­i­sa­tion mon­di­al­isée des actions indus­trielles. Mais on ne peut pas dire que les pro­jec­tions de diplômés sur la société soient a pri­ori créa­tri­ces d’ac­tiv­ités orig­i­nales et donc d’emploi. La rai­son en est qu’elles ne sont pas cohérentes.

Bien sûr, on ne doit pas se résign­er à dés­espér­er de l’in­sti­tu­tion sco­laire et se forg­er l’idée que tout espoir est inter­dit. Les actes de dés­espérance se mul­ti­plient ça et là et il faut rapi­de­ment y met­tre un terme en atten­dant des respon­s­ables l’an­nonce d’une stratégie de com­bat. Mais dans cette per­spec­tive, on doit se faire à l’idée qu’un engage­ment sol­idaire de la nation envers une poli­tique rénovée, cohérente, énergique et assor­tie d’emblée du max­i­mum de chances de suc­cès devien­dra aus­si indis­pens­able qu’il devra être durable. Il n’est donc pas impos­si­ble qu’il faille en arriv­er un jour à organ­is­er un référen­dum sur le sujet, précédé d’une cam­pagne loyale d’ex­pli­ca­tion de nature à ral­li­er les suffrages.

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