Musiques sacrées, sacrée musique

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°565 Mai 2001Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Cha­cun de nous ressent – ou fuit – son angoisse méta­physique à sa manière, selon qu’il est croy­ant, agnos­tique, athée, pan­théiste… Et la musique est un des meilleurs moyens – le seul moyen uni­versel, car, quoi qu’en ait dit Pas­cal, la prière n’a guère d’effet sur un non-croy­ant – de s’isoler ou de com­mu­nier avec les autres pour con­tem­pler sans effroi le grand mys­tère et essay­er de comprendre.

Aus­si, religieux de quelque reli­gion que ce soit, ou non croy­ant, la musique sacrée nous trans­porte, si nous voulons bien l’écouter dans cer­taines con­di­tions prop­ices à la médi­ta­tion, quelle que soit la reli­gion à laque­lle elle fait référence, quel que soit le texte sur lequel elle s’appuie.

Cela est vrai aus­si, bien sûr, de la musique pro­fane, à con­di­tion qu’elle ait – ou que nous puis­sions lui prêter, tant cela est sub­jec­tif – cette pro­fondeur, cette puis­sance d’envoûtement qui nous per­met de nous abstraire du monde qui nous entoure, et de nous absen­ter, très loin, au dessus…

Franz Schmidt, le Livre des sept sceaux

Lorsque Schmidt ter­mine à Vienne son ora­to­rio Das Buch mit sieben Siegeln, en 1937, à la veille de l’Anschluss, la grande apoc­a­lypse se pré­pare. Il mour­ra sans en être le témoin, en 1939. Peu con­nu du grand pub­lic d’aujourd’hui, Schmidt a joué devant Brahms, a été dirigé par Mahler, a con­nu – et respec­té – Schoen­berg et Alban Berg. Sa musique, rigoureuse­ment tonale, est, pour­rait-on dire, au barycen­tre – avec pondéra­tions égales – de celles de Fau­ré, Puc­ci­ni, Wag­n­er, Mahler, Schoen­berg (celui d’avant la musique sérielle). C’est-à-dire qu’elle est très séduisante, lyrique, mais aus­si recher­chée et inven­tive, superbe­ment orchestrée.

Écrit sur le texte fan­tas­tique de l’Apocalypse de saint Jean, le Livre des sept sceaux est une œuvre tout à fait hors du com­mun, qui ne peut être com­parée, par son esprit et par la fas­ci­na­tion immé­di­ate qu’elle exerce sur l’auditeur, qu’au Requiem alle­mand de Brahms ou à la Messe en si de Bach.

Il est inex­plic­a­ble que cette œuvre, que l’on peut préfér­er à bon droit au Requiem de Ver­di, soit restée pra­tique­ment incon­nue jusqu’à l’enregistrement de Niko­laus Harnon­court avec le Phil­har­monique de Vienne, le Wiener Singvere­in, et des solistes par­mi lesquels se détache Kurt Stre­it, ténor, dans le rôle de l’évangéliste1. Le lan­gage pra­tiqué par Schmidt, qui a fait choix, comme Bach, non d’innover dans la forme mais de cap­i­talis­er sur tout ce qui a été écrit avant lui, est sans doute un élé­ment majeur du pou­voir de péné­tra­tion de l’oratorio. Mais au-delà de cette rel­a­tive facil­ité d’accès, il y a un souf­fle, une force, qui font du Livre des sept sceaux une œuvre majeure du XXe siè­cle, un authen­tique chef d’œuvre.

Bach, la Passion selon saint Matthieu, par Harnoncourt

À la dif­férence de l’oratorio de Schmidt, la Pas­sion selon saint Matthieu fait par­tie de notre univers fam­i­li­er de mélo­mane, de notre pan­théon. Et c’est non sur l’œuvre mais sur l’interprétation que l’on peut juger un enreg­istrement nou­veau. Harnon­court, qui avait déjà enreg­istré la Pas­sion selon saint Matthieu dans les années 70, y revient trente ans après, à la tête du Con­cen­tus Musi­cus Wien, du Chœur Arnold Schoen­berg, et d’une pléi­ade de solistes dont Christoph Pré­gar­di­en dans le rôle de l’évangéliste2. C’est le bon­heur total. Chaque mesure est l’occasion de décou­vrir des nuances jamais remar­quées, l’ensemble orches­tral atteint la per­fec­tion absolue, les solistes sont par­faite­ment en sit­u­a­tion, et même les réc­i­tat­ifs sont géniaux.

Et Harnon­court a eu la bonne idée, icon­o­claste mais salu­taire, de rem­plac­er les chœurs d’enfants par des altos et sopra­nos féminins, beau­coup plus rich­es en har­moniques et plus puis­santes (au XVIIe siè­cle, les voix des enfants muaient vers 12–13 ans, con­tre 9–10 aujourd’hui). Il faut écouter ces chorals, dont chaque note est mod­ulée en puis­sance sur toute la durée de sa tenue, et qui vous pren­nent lit­térale­ment aux tripes. Du côté tech­nique de l’enregistrement, on ne peut faire mieux (chaque instru­ment, chaque voix se détache avec une absolue clarté). Au total, l’interprétation de toute une vie.

Messiaen, Turangalîla-Symphonie

Le lan­gage musi­cal auquel nos oreilles et notre cerveau sont habitués, celui de la gamme tem­pérée à 7 tons et 12 demi-tons, de l’accord par­fait et des autres accords de base, est notre lan­gage uni­versel d’Occidentaux. C’est dans ce lan­gage que chantent les rock­ers comme les enfants des écoles, qu’improvisent les jazzmen aus­si bien que les joueurs de gui­tare fla­men­co. C’est aus­si dans cette langue que se répan­dent, hélas, les musiques de fond des ascenseurs et des supermarchés.

L’échec de la musique sérielle s’explique par le car­ac­tère tout à fait arbi­traire de son lan­gage, qui n’est lié à aucune cul­ture, aucune tra­di­tion. Les autres musiques con­tem­po­raines pénètrent le grand pub­lic (des mélo­manes, s’entend) ou sont con­finées dans le cer­cle étroit des ini­tiés selon qu’elles font référence à un acquis cul­turel (le Stock­hausen d’Hymnen, Pierre Scha­ef­fer, Pierre Hen­ry, Philip Glass) ou non.

Olivi­er Mes­si­aen, lui, choisit une voie orig­i­nale, celle de la trans­po­si­tion de musiques “ de la nature ” (comme le chant des oiseaux) et de musiques de civil­i­sa­tions non occi­den­tales (indi­enne par exem­ple), ce à quoi des oreilles occi­den­tales peu­vent s’adapter sans trop de dif­fi­culté et sans apprentissage.

La Turan­galîla-Sym­phonie, com­mandée à Mes­si­aen en 1945 par Kous­se­vitzky, est une œuvre mon­u­men­tale, dif­fi­cile mais pleine de références à la musique tonale et acces­si­ble à un non-ini­tié, et qui se veut un hymne d’amour, le chant de l’amour fou, un peu comme le Sacre du Print­emps de Stravin­s­ki était l’hymne à la créa­tion du Monde.

Rugueuse mais sub­tile et non prim­i­tive, elle est écrite pour un ensem­ble orches­tral imposant, qui com­prend piano et ondes Martenot, et elle requiert un très bon orchestre et un grand chef qui la domine. C’est le cas de Kent Nagano et du Phil­har­monique de Berlin3, et si vous avez le courage de vous plonger dans ce monde de couleurs et de tim­bres qui peu­vent être nou­veaux pour vous, votre effort sera récom­pen­sé et vous pour­rez même, si vous êtes en état de grâce, con­naître la sen­sa­tion de l’infini.

Marin Marais, Pièces de viole

Le film Tous les matins du monde a beau­coup fait pour ren­dre pop­u­laire la musique de Marin Marais, l’anti-Lully, à qui l’on doit que la musique française ait pré­valu, en défini­tive, au Grand Siè­cle, mal­gré la mode de la musique ital­i­enne. À quoi tient que cette musique galante, sans inten­tions méta­physiques, nous touche si fort aujourd’hui et d’une manière qui dépasse de très loin le pro­pos de ses alle­man­des, gigues et autres muzettes ?

Une réponse peut être trou­vée dans une séquence de Tous les matins du monde, où l’un des per­son­nages écrase par inad­ver­tance sous son pied et réduit ain­si en pous­sière une de ces frag­iles et immatérielles oublies, (ces pâtis­series légères et craquantes, dis­parues aujourd’hui, qui ressem­blent un peu à des gaufres, mais qui sont à la gaufre ce qu’un ada­gio de quatuor de Beethoven est à une marche mil­i­taire) : rien mieux que la musique de Marin Marais ne vous donne le sen­ti­ment du temps qui passe, de l’irréversibilité de toute action humaine, de l’absurdité d’un monde qui se lim­it­erait au perceptible.

Jérôme Han­taï sait tir­er avec son archet, de sa basse de vio­le, les accents qui vous trans­portent hors du temps, et Pierre Han­taï et Alix Verzi­er l’accompagnent fort à pro­pos à la basse de vio­le et au clavecin4. Si une per­son­ne fémi­nine de votre entourage veut bien vous con­fec­tion­ner quelques oublies5, cro­quez-les douce­ment en buvant à petites gorgées un mus­cat de Beaumes-de-Venise très frais, et vous attein­drez peut-être, le temps d’un disque, au sen­ti­ment inef­fa­ble de l’immortalité.

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1. 2 CD TELDEC 8573 81040 2.
2. 3 CD TELDEC 8573 81036 2, avec CD-ROM con­tenant le man­u­scrit de la partition.
3. 1 CD TELDEC 8573 82043 2.
4. 1 CD VIRGIN VERITAS 5 45448 2.
5. On trou­vera la recette dans Les grandes recettes de la cui­sine française, R. J. Courtine.

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