Michel BIGNON (34), le doyen

Dossier : AtypiXMagazine N°Michel BIGNON (34), le doyen

Ils ne savent que vague­ment ce qui les attend :

  • Une vie en caserne : dor­toirs, lever et couch­er au cla­iron, extinc­tion des feux, uni­forme, sor­ties contrôlées, …,
  • For­ma­tion mil­i­taire : ordre ser­ré, canon, armes diverses, … ,
  • For­ma­tion encadrée : cur­sus, emploi du temps, seuls choix : langue, sport,
  • Des pro­fesseurs respecta­bles mais déjà âgés.

Selon le règle­ment du con­cours, l’école à pour but de for­mer des élèves pour les ser­vices publics. Ils vont tous sign­er un engage­ment de 10 ans (dont les années d’école).1

Ils sont « entretenus et instru­its » gra­tu­ite­ment. En cas de démis­sion avant le terme de leur engage­ment ils doivent pay­er un dédit de 14 600 fr (9 900 €) par an soit prés de 20 000 €. Ils doivent apporter la preuve d’un verse­ment au Tré­sor de 3 140 fr( 2 100 €) pour pay­er leur trousseau. En sont dis­pen­sés cer­tains bour­siers dont les pupilles de la Nation.

L’un de ces jeunes gens, Michel BIGNON X 34, aujourd’hui cen­te­naire, décrit dans les lignes qui suiv­ent ces 2 années passées à la Mon­tagne Sainte Geneviève. Nous évo­querons ensuite sa car­rière puis celle d’autres camarades.

Michel Bignon fait une remar­que générale sur sa pro­mo­tion : elle est « aplatie » en ce sens qu’il n’y avait pas d’élèves extra­or­di­naires mais pas non plus d’élèves ayant du mal à suivre.Les moyennes des 229 admis sont en effet com­pris­es entre 13,7 et 15,9.

Souvenirs de Michel Bignon à Polytechnique

Après les trois ans de taupe à La Flèche, l’admission à l’X était le « Graal ».

Il serait dif­fi­cile à un jeune X de 2010 (et +) d’imaginer ce que pou­vait être l’École en 1934.

On était encore au XIXe siè­cle ! Sur tous les plans, que ce soit le loge­ment, les instal­la­tions et équipements sci­en­tifiques, la nature de l’enseignement, les tra­di­tions et le mode de vie des élèves, bien peu de choses avaient changé depuis au moins un demi-siècle.

I : Le cadre matériel

L’École était encore sur la mon­tagne Sainte Geneviève, dans les bâti­ments style caserne du XIX° siè­cle, en cours de réno­va­tion depuis quelques années

Le prin­ci­pal, le « Jof­fre », con­te­nait en sous-sol les réfec­toires (le Mag­nan), au rez-de-chaussée les salles d’étude. Un faux étage, le « sesqui », le séparait du pre­mier étage où était le « binet de ser », point de con­tact direct avec le com­man­de­ment. Aux étages suiv­ants étaient les dor­toirs, les caserts. Au fron­ton trô­nait la Berzé, la pen­d­ule à laque­lle s’attache la légende du moineau de Berzélius : (Ce pro­fesseur de chimie aurait voulu démon­tr­er la néces­sité de la res­pi­ra­tion en asphyxi­ant un moineau placé dans une cloche de verre où l’atmosphère était peu à peu raré­fiée. À la demande des élèves émus, il lui aurait fait grâce. En recon­nais­sance, le moineau serait venu les jours de sor­tie se pos­er sur l’aiguille de la pen­d­ule mar­quant neuf heures du soir afin de don­ner aux élèves retar­dataires quelques instants de répit).

À chaque groupe d’environ 10 élèves étaient affec­tés une salle et un casert. Dans ce cadre spar­ti­ate se nouaient des ami­tiés solides : ain­si la salle 1 à laque­lle j’appartenais en sec­onde année est-elle restée unie jusqu’à la mort de presque tous ses mem­bres, mal­gré la dis­per­sion causée notam­ment par la guerre.

Michel Bignon est le fumeur de pipe au 2e rang

Le sec­ond bâti­ment de la cour, le « Foch », typ­ique de l’architecture Umb­den­stock, ne con­te­nait qu’un amphi, le Poin­caré, et des locaux com­muns comme les salles de dessin.

Dans l’amphi le plus ancien un vit­rail, la « Poule aux œufs d’or », rap­pelait l’appréciation de Napoléon pour l’École. Out­re les cours mag­is­traux, c’est là que se tenaient quelques séances réu­nis­sant les deux pro­mo­tions, comme la séance des cotes qui tomberait sans doute aujourd’hui sous le coup de la loi con­tre le ‘bizuthage’.

L’amphi de chimie, de con­struc­tion récente, avait une allure plus mod­erne mais, comme les anciens, il n’était pourvu d’aucune des com­mod­ités aujourd’hui con­sid­érées comme indis­pens­ables. En par­ti­c­uli­er, pas plus que dans les autres, il n’y avait de micro, de sorte que la voix des pro­fesseurs était inaudi­ble sauf des tout pre­miers rangs.

Les lab­o­ra­toires étaient logés à l’étroit dans la par­tie arrière de l’École, vers la rue du Car­di­nal Lemoine. Le com­mun des élèves n’y avait accès que pour de rares travaux pra­tiques et les instal­la­tions y étaient à peine du niveau d’un bon col­lège tech­nique de nos jours.

Dans la cour se trou­vaient qua­tre canons de 75 des­tinés à l’enseignement mil­i­taire dis­pen­sé par les sous-officiers d’encadrement.

II : L’enseignement

L’enseignement repo­sait presque exclu­sive­ment sur des cours mag­is­traux pro­fessés en amphi La teneur en était reprise par les feuilles ronéotées qu’un employé (« le Print­emps ») dis­tribuait au fur et à mesure de l’avancement des amphis. Quelques cours étaient imprimés, notam­ment Umb­den­stock. Seul Fab­ry était relié.

Les places dans l’amphi étaient imposées afin de per­me­t­tre au sur­veil­lant (le « pitaine de ser »), d’identifier les fau­teurs de trou­ble éventuels. Les derniers rangs, n’entendant rien, s’occupaient de leur mieux sans porter la moin­dre atten­tion à ce qui se dis­ait en bas. Seuls les pre­miers rangs par­tic­i­paient à l’exposé magis­tral, accep­tant l’éventualité d’être appelés au tableau pour prou­ver qu’ils avaient com­pris ce qui se disait.

Il n’y avait pra­tique­ment pas d’enseignement en petits groupes ni de travaux par équipes. (Quelques manips de chimie se fai­saient par trois). La logique était d’obtenir un classe­ment indi­vidu­el puisque celui-ci déter­mi­nait l’ordre de choix des options de sortie.

Mais dans chaque salle un élève choisi par­mi les pre­miers de la pro­mo­tion (le ‘cro­tale’) était cen­sé aider ses com­pagnons en cas de dif­fi­culté. C’est cette sol­i­dar­ité qui cor­rigeait en fait l’impersonnalité des cours.

Les qua­tre dis­ci­plines majeures, à savoir l’analyse, la mécanique, la physique et la chimie, étaient le fait d’une équipe de pro­fesseurs dif­férente selon l’année de pro­mo­tion et qui suiv­aient leurs élèves pen­dant les deux années de la scolarité.

Le directeur des études, M. Eydoux, était absent pour une rai­son à peine avouable : Il était retenu dans les geôles de Mus­soli­ni sous l’inculpation d’espionnage. Il avait inven­té un sin­guli­er sys­tème de nota­tion : Toute note inférieure à 8 était pénal­isée de sa dif­férence à 8. Ain­si la note 4 valait-elle zéro et la note zéro valait ‑8. Cela a fail­li me coûter mon diplôme de sor­tie car j’ai obtenu 2 = ‑4 en mécanique alors que je fri­sais déjà la lim­ite min­i­ma exigée.

L’équipe pro­fes­so­rale des pro­mo­tions « rouges » (en ce temps là, les années paires), com­por­tait des gloires, mais d’un autre temps.

En Analyse, Mr. Jacques Hadamard. (1865 – 1963) avait acquis un renom inter­na­tion­al en trou­vant une solu­tion de l’équation dite ‘des télé­graphistes’ qui a une grande impor­tance pour la trans­mis­sion des sig­naux élec­tro­mag­né­tiques. Mais l’antisémitisme de l’époque (mais oui !) fai­sait qu’à l’école Cen­trale, où il enseignait égale­ment, il était hon­teuse­ment chahuté. A l’X, la présence à l’amphi du « pitaine de ser » lim­i­tait les dégâts, mais son cours pas­sait allè­gre­ment au-dessus de la tête de la plu­part d’entre nous. Et pour­tant il savait se met­tre à la portée de qui avait recours à lui. En 1955, donc âgé de 90 ans, il reçut une demande d’un ingénieur de USINOR qui voulait com­pren­dre com­ment s’égalise la tem­péra­ture des brames dans un four pous­sant. D’importantes économies pou­vaient en résul­ter. Par­mi plusieurs math­é­mati­ciens de renom con­sultés, il fut le seul à don­ner une réponse per­son­nal­isée et con­struc­tive. Je tiens cette anec­dote de l’ingénieur intéressé.

En Mécanique Mr Jouguet ne m’a pas lais­sé de sou­venir pal­pa­ble, sinon le fait que je n’ai à peu près rien retenu de ce qu’il enseignait.

En Physique, Mr. Charles Fab­ry (1867 – 1945) est célèbre pour l’interféromètre qui porte son nom et qui avait per­mis l’expérience de Michel­son-Mor­ley. Mais son cours, que j’ai con­servé, était très loin des décou­vertes de l’époque : 1933 est en effet l’année de la décou­verte du neu­tron par Chad­wick. Il avait pour sup­pléant Mr Bricout et pour assis­tant M. Lep­rince-Ringuet (né en 1901) qui appor­tait un peu de jeunesse mais n’enseignait pas, jusqu’en 1936 où il lui succéda.

En Chimie, Mr Georges Darzens (1867 – 1954) était con­nu pour ses décou­vertes en par­fumerie, qui lui avaient per­mis d’épouser l’héritière de L.T Piv­er. Les par­fums de cette mar­que étaient très tenaces. Rêve d’Or et Pom­péia étaient les plus pop­u­laires, mais pas des plus dis­tin­gués, c’est une litote. Le « Trèfle Incar­nat » (sal­i­cy­late d’amyle) avait réjoui nos grand-mères. Mais Darzens avait réus­si à étudi­er la réac­tion qui porte son nom et à établir la struc­ture molécu­laire de l’ionone, principe odor­ant de la vio­lette, ce qui était un exploit avec les moyens de l’époque. Son cours était essen­tielle­ment anec­do­tique (Au chapitre du cuiv­re, les plumes rouges du Tura­co ou mangeur de bananes doivent leur couleur à un pig­ment qui en contient !).

Dans les dis­ci­plines com­munes, le doyen était le pro­fesseur de math­é­ma­tiques appliquées, Mau­rice d’Ocagne (1862 – 1938). Il était l’inventeur de la « nomo­gra­phie », une méthode de cal­cul par abaques qui pou­vait ren­dre de grands ser­vices puisqu’il n’y avait alors comme autres moyens que la règle à cal­cul ou la table de log­a­rithmes. Il avait été page de la reine Hortense.

Le plus haut en couleur était Mr Umb­den­stock (1866 – 1940), le pro­fesseur d’architecture. Son cours imprimé est une mer­veille de dessin que j’ai soigneuse­ment gardé car il mar­que une époque. Mais « Um » était d’un naturel colérique que les élèves s’amusaient à exciter pour enten­dre ses tirades flam­boy­antes sur ses con­cur­rents archi­tectes. On lui devait, dans l’École, des bâti­ments neufs : Out­re le Foch, la tour qui porte son nom sur le square Mon­ge et d’autres, encore en cours de con­struc­tion, sur la rue de la Mon­tagne Sainte-Geneviève. La présence de ce chantier facil­i­tait grande­ment les excur­sions noc­turnes, le « Bêta ».

Le plus terne était le pro­fesseur de langues (j’ai même oublié son nom) qui cou­vrait à la fois l’anglais et l’allemand. Dans cette dernière langue j’en savais autant sinon plus que lui.

Le plus con­ven­tion­nel était le pro­fesseur d’économie, M. François Divisia (1889 – 1964). Il nous aurait presque fait croire, mais y croy­ait-il lui-même, que le monde de l’économie se met en équa­tions et obéit aux lois math­é­ma­tiques fondées sur l’hypothèse d’un fonc­tion­nement rationnel.

Le plus absent était Mr Lau­rens (1885 – 1954) qui était cen­sé diriger le dessin. Je ne l’ai jamais vu. Il y avait pour­tant des scènes cocass­es comme les séances de nu sur de beaux ath­lètes de la garde répub­li­caine, et une excur­sion en train de ban­lieue au parc de Saint-Cloud pour y faire le panora­ma de Paris.

Quelques enseigne­ments sec­ondaires méri­tent cepen­dant d’être mentionnés :

La lit­téra­ture, avec M. Tuffrau dont je n’ai retenu que la calvi­tie (Pousserais-tu, O poil de son crâne, pousserais-tu si on t’arrosait !) et l’obligation, faite aux bizuths par les Anciens, d’introduire sub­rep­tice­ment dans leur pre­mière dis­ser­ta­tion le nom d’un cama­rade (pour nous, de Sauville de la Presle).

L’astronomie, avec M. Per­ri­er, suc­cesseur du général Fer­rié (celui-là même qui avait instal­lé le pre­mier émet­teur de TSF sur la Tour Eif­fel). C’était très élé­men­taire, on ne par­lait pas encore de l’expansion de l’Univers, pour­tant décou­verte depuis près de 10 ans.

L’épure (M. Emanaud). Mon binôme et ami Mau­rice Berg­er était d’une mal­adresse incroy­able dans cette dis­ci­pline. Nous avions fait un arrange­ment où je lui fai­sais ses épures avec garantie d’une note au moins égale à 15 sur 20, et il me rémunérait « au franc le point ». Ce n’était pas si évi­dent qu’il y paraît car les don­nées du tra­vail étaient dif­férentes pour chaque élève.

Les sports se pra­ti­quaient au stade Char­lé­ty et la nata­tion à la piscine des Tourelles. On s’y rendait indi­vidu­elle­ment en métro.

L’équitation : L’École pro­po­sait la pra­tique fac­ul­ta­tive de l’équitation qui se fai­sait sur le poly­gone de Vin­cennes. Deux repris­es con­séc­u­tives se déroulaient en début d’après-midi le jeu­di, et il était le plus sou­vent pos­si­ble de par­ticiper aux deux en prenant la place d’un cama­rade inscrit mais désisté. Ce lieu évoque pour moi un sou­venir trag­ique car un élève y avait trou­vé la mort en 1911, emporté par un cheval embal­lé et décapité par un fil de fer. Il se nom­mait Jean Rimail­ho et il était le fils unique du célèbre colonel, co-créa­teur du canon de 75 et par­rain de mon père.

Les traditions, la vie à l’École

Les pre­mières journées à l’École étaient con­sacrées à la décou­verte de ce que serait la vie d’internat pour les deux années suiv­antes. Tan­dis que se déroulaient quelques « brimades », assez anodines et naïves (la petite bergère, la salade de grolles etc.), on appre­nait à se con­naître, à com­pren­dre le sys­tème des appels, à utilis­er un argot vieil­lot mais col­oré que je crois aujourd’hui large­ment oublié, et à respecter le « code X », charte cen­sée assur­er la dig­nité de l’École par la bonne con­duite de tous.

Ayant signé un engage­ment mil­i­taire, les X avaient le statut d’un sol­dat du rang et perce­vaient une sol­de : 25 cen­times (0,17€) par jour ! La tra­di­tion voulait que cet argent soit remis à la caisse des élèves pour servir à des buts de sol­i­dar­ité. Ils perce­vaient aus­si du tabac, du gris à grosse coupe, ou des cig­a­rettes, tous deux assez grossiers.

Il fal­lait appren­dre aus­si les rudi­ments de l’instruction mil­i­taire, la marche au pas, le port et le maniement de l’épée ou « tan­gente », pièce oblig­a­toire de l’uniforme de sor­tie. Si on n’en a pas l’habitude, cet acces­soire a une fâcheuse ten­dance à faire un croc-en-jambe à celui qui le porte. Il fal­lait atten­dre quelques semaines avant d’être con­sid­éré comme apte à recevoir l’autorisation de sortie.

Et au bout de quelque temps l’École pou­vait fig­ur­er digne­ment dans les céré­monies tra­di­tion­nelles, comme le défilé du 14 juil­let et la réan­i­ma­tion de la flamme du Sou­venir, à l’Arc de Tri­om­phe. Étant Pupille de la Nation, je fus celui auquel cet hon­neur fut attribué.

Plus tard, un début d’instruction sur le maniement des canons de 75 se fai­sait dans la cour. À une ques­tion, insi­dieuse il est vrai, posée par un élève il fut répon­du que l’inertie de la mas­selotte ne se démonte qu’au parc !

Quelques journées émail­laient le cours de l’année.

J’ai con­servé dans mes doc­u­ments per­son­nels plusieurs cahiers où l’on trou­ve respectivement :

La séance des cotes à l'Ecole polytechnique

  • Le laïus du cocon lamb­da : Il s’agissait de met­tre dans un dis­cours de longueur raisonnable tous les noms (ou leur approx­i­ma­tion phoné­tique) des cama­rades entrés dans la nou­velle promotion.
  • La séance des cotes : Quelques élèves ayant un physique ou un car­ac­tère mar­quant y étaient soumis devant les pro­mo­tions réu­nies à des épreuves fan­tai­sistes, tou­jours sans méchanceté sinon sans verve.
  • La revue « Barbe » pour le 4 décem­bre, fête de la sainte patronne des artilleurs. C’était une revue, assez peu respectueuse, des événe­ments sur­venus dans l’année précé­dente au corps des enseignants ou de l’administration mil­i­taire. Celle de 1935 avait pu utilis­er les airs d’une revue améri­caine à grand suc­cès, con­fiés à notre ami Aubert par le com­pos­i­teur Irv­ing Berlin lui-même. Elle est illus­trée de por­traits dus à Pierre Mau­rice, d’une fidél­ité étonnante.
  • Le Point Gam­ma, fêtant l’équinoxe de print­emps. Ce jour-là, l’École est ouverte sur invi­ta­tion à un pub­lic extérieur que l’on reçoit dans des « binets », salles décorées par les élèves avec musique, danse et réjouis­sances divers­es. La pièce de théâtre de nos cocons Gor­di­en et Noy­au, appelée « Analy­sis Situs ». Ce nom désigne ce qu’on appelle main­tenant la Topolo­gie et c’était pour nous une dis­ci­pline assez absconse, mais c’était surtout une façon humoris­tique de met­tre en scène quelques fig­ures mar­quantes de la hiérar­chie et du corps enseignant.

Quelques anecdotes :

Il était de cou­tume, en été, lorsque les fenêtres sont ouvertes, de lancer un « jodot balistique ».

Discussion d'élèves de l'Ecole polytechniqueC’était une bombe en papi­er plié attachée à une ficelle et rem­plie d’eau que, par une tra­jec­toire com­pliquée, on arrivait à faire éclater au pla­fond de l’étage au-dessous. Mais un jour de juin 1936 une bombe de ce genre, mal lancée, a pour­suivi son chemin ver­ti­cal jusqu’à la sor­tie de l’escalier du rez-de-chaussée. Or à ce même instant sor­tait par cet escalier … le Général Hachette, com­man­dant de l’École. L’engin est passé sous son nez, à moins de 10 cm, et lui a aspergé les pieds. Il a aus­sitôt fon­cé dans l’escalier pour chercher l’auteur de la ten­ta­tive, mais il a vite com­pris qu’il ne pou­vait pas punir. En effet si c’était inten­tion­nel c’était le Con­seil de Guerre, et si ce ne l’était pas il n’y avait pas de puni­tion adéquate. Il a donc quit­té les lieux en feignant d’ignorer ce qui s’était passé. J’étais dans les sus­pects poten­tiels, et nous avons mis son geste à l’honneur d’un courageux discernement.

Courageux, en effet, car en juin 1936 la sit­u­a­tion était déli­cate en France avec la prise du pou­voir par le « Front Pop­u­laire » et l’agitation poli­tique qui s’ensuivit. La cour des élèves a servi de caserne­ment à des troupes appelées de province en ren­fort des « forces de l’ordre ». Et nous avons eu une vis­ite très pro­to­co­laire, celle du Maréchal sovié­tique Tukhatch­evs­ki qui voulait voir com­ment on peut con­cili­er un statut mil­i­taire avec un enseigne­ment sci­en­tifique de haut niveau. Pau­vre maréchal ! L’année suiv­ante, après son retour en URSS, Staline qui le trou­vait trop pop­u­laire dans l’armée l’a fait tor­tur­er puis assas­sin­er par le NKVD.

Pen­dant ce temps se déroulaient les exa­m­ens de sor­tie ou Exam‑G. Dire que je n’y ai pas bril­lé serait une litote, surtout en mécanique où j’ai été vic­time du « black­out ». Plus rien ne sor­tait de mon cerveau fatigué. L’examinateur, M. Got, a eu la bon­té de m’épargner le Zéro élim­i­na­toire et pour­tant mérité. Mais mal­gré une très bonne note de physique auprès de M. Bec­quer­el, (non, pas celui qui a décou­vert la radioac­tiv­ité, mais son fils) mon total de notes était dan­gereuse­ment proche du min­i­mum exigé pour le diplôme.

Or la crise de 1929 était encore proche et il n’y eut en 1936 qu’une trentaine d’emplois dans les grands corps d’État. Dix années de ser­vice étaient exigées pour com­penser la gra­tu­ité des études. On pou­vait y échap­per par une indem­nité fixée à 30 000 francs (env. 20 000 €). Nul de nous n’avait cette somme et aucune entre­prise n’était dis­posée à la pay­er du fait de la réces­sion. Seule l’armée2 offrait une issue à cette sit­u­a­tion, de sorte que je me suis vu affec­té à l’École l’Application de l’Artillerie, à Fontainebleau.

Peu avant la sor­tie de l’École, la société de chemins de fer PLM (Paris, Lyon, Méditer­ranée) a pro­posé à quelques élèves un stage de con­duite des loco­mo­tives. C’était assez ambigu, car on pou­vait y voir un moyen de se pré­mu­nir con­tre les grèves de cheminots, fréquentes avant la créa­tion de la SNCF. Pour­tant les chauf­feurs et mécani­ciens qui nous ont reçus se sont mon­trés aimables et prêts à nous trans­met­tre leur savoir.

Nous étions basés à la gare de Vil­leneuve Saint Georges, d’abord pour recevoir l’instruction sur les sig­naux et les règles de sécu­rité, puis pour accom­pa­g­n­er les équipages de quelques con­vois. Ce méti­er était alors mal­pro­pre, fati­gant voire dangereux.

Sale : C’étaient les rames « réversibles » qui desser­vaient les lignes de grande ban­lieue, pour nous Nemours et Malesherbes. La loco­mo­tive por­tait une réserve de char­bon et restait tou­jours dirigée vers le Sud. Au retour elle était en queue du train, pilotée par télé­com­mande depuis le dernier wag­on du train. Mais le tra­vail du chauf­feur restait néces­saire. Le char­bon était alors devant lui, pro­jeté par la marche du train. On en sor­tait cou­vert de poussier, tel un mineur de fond.

Dan­gereux : Les machines du type 231 D man­quaient d’entretien. Une fois, au retour de Malesherbes, quelques briques de la voûte du foy­er se sont mis­es à tomber dans le feu. Or, peu de temps aupar­a­vant, une machine du même type avait eu un acci­dent spec­tac­u­laire Toute la voûte s’étant écroulée, la chaudière est tombée dans le feu, la vapeur fusant des tuyaux arrachés a pro­jeté le corps de la machine par-dessus les lignes télé­graphiques jusque dans un champ à 50 mètres de là, sans que per­son­ne ne soit blessé. On com­pren­dra que nous n’étions pas rassurés.

Dif­fi­cile : Le « débranche­ment » par grav­ité. Pour tri­er les wag­ons de marchan­dis­es, on con­stitue un con­voi sans aucun atte­lage puis on le pousse lente­ment vers une butte d’où les wag­ons redescen­dent, un par un, vers les aigu­il­lages qui les mènent vers le con­voi qu’ils doivent rejoin­dre. La vitesse de la machine qui pousse est dif­fi­cile à régler pour que les aigu­illeurs aient le temps d’agir sans toute­fois les faire atten­dre. Les quoli­bets pleu­vent sur le mécanicien.

Forte expéri­ence du monde du travail.

t après l’école ?

Il a choisi l’Artillerie. Envoyé en for­ma­tion à l’école de Fontainebleau, ce qu’il a appris de l’art de com­man­der est son meilleur acquis. Il y a vécu avec des cama­rades qui auront un des­tin excep­tion­nel tels que A. Ron­de­nay X 33.

Intéressé par les langues autres que l’anglais et l’allemand qu’il maitri­sait par­faite­ment, il a choisi,pour pra­ti­quer l’arabe, des troupes tunisi­ennes. Au début de la guerre son unité fut envoyée au Liban.

Fidèle à son engage­ment dans l’armée, il par­tic­i­pa aux com­bats con­tre les anglais. L’armistice signé par le général Dentz avec les anglais lui per­mit de ren­tr­er en France.Il fut envoyé dans les troupes méharistes basées à In Salah.A la fin de la guerre d’Afrique son unité prit la relève des troupes de Leclerc.

Fin 1946 la démo­bil­i­sa­tion entraina une réduc­tion du corps des officiers et il lui fut pro­posé une retraite anticipée. Sol­lic­ité par Lep­rince-Ringuet, il jugea que ses con­nais­sances sci­en­tifiques n’étaient pas à la hau­teur d’une car­rière de physi­cien. Un nou­veau départ fut favorisé par la ren­con­tre avec un indus­triel, Paul Heurtey, un pio­nnier de l’ingénierie indus­trielle en France.

Sans com­pé­tence par­ti­c­ulière mais muni de son bagage de poly­tech­ni­cien et de sa bonne con­nais­sance des langues, il fut chargé d’évaluer et de choisir des procédés pour la sidérurgie et le pét­role prin­ci­pale­ment aux États-Unis.C’est ain­si qu’il a par­ticipé à la créa­tion de l’usine de Lacq, qu’il a tra­vail­lé, avec Georges Besse, sur Pier­re­lat­te et fourni de nom­breuses instal­la­tions sidérurgiques, pétrolières et chim­iques. Il met en place l’informatique de Heurtey dés les années 60 avec le pre­mier IBM 360 instal­lé en France. Il finit sa car­rière active comme délégué général de l’AFDES (développe­ment de l’énergie solaire).

Il est père de 6 garçons, a 14 petits enfants, 14 arrières-petits enfants.

Il suit l’évolution de l’école et appré­cie tout ce que le démé­nage­ment à Palaiseau a apporté à la qual­ité de la for­ma­tion poly­tech­ni­ci­enne. Il sou­tient l’action de la Fon­da­tion pour l’avenir de l’école.

Ser­vice de la Nation, com­pé­tence sci­en­tifique pour appréhen­der des tech­niques nova­tri­ces et volet inter­na­tion­al : une car­rière « polytechnicienne ».

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1. Les élèves mineurs (la plu­part) doivent avoir l’autorisation écrite de leur père. Si elle est signée par la mère, un cer­ti­fi­cat de décès du père doit être joint !
2. 70% des X 34 ont choisi l’armée, 10% les ing. mil­i­taires et 6% ont démissionné.

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