Questions à Philippe d’Iribarne (55)

Dossier : AtypiXMagazine N°Questions à Philippe d’Iribarne (55)
Par Philippe d'IRIBARNE (55)

Vous dites avoir été ébranlé pour la première fois dans vos certitudes scientistes à la découverte de la résistance des populations du bassin minier de Decazeville à la reconversion qu’on leur promettait au début des années 60. Pouvez-vous nous raconter cette découverte, et celles qui, ensuite, vous ont convaincu que les groupes humains sont porteurs d’une culture qui les rend irréductibles les uns aux autres ?

Effec­tive­ment, la grande grève des mineurs de Decazeville, en 1961, a été une grande source d’interrogation. J’étais « ingénieur ordi­naire » au ser­vice des Mines de Toulouse, chargé de con­trôler les Houil­lères d’Aquitaine, très con­va­in­cu que je devais militer pour répan­dre la ratio­nal­ité économique. Le gou­verne­ment a décidé de fer­mer la par­tie souter­raine de la mine. D’un point de vue d’économiste la déci­sion s’imposait ; il aurait été moins coû­teux de pay­er les mineurs à ne rien faire telle­ment le ren­de­ment était déplorable. Mais les intéressés voy­aient les choses autrement. Per­dant leur emploi, ils se voy­aient tout au plus pro­pos­er, dans l’Est de la France, un reclasse­ment qui les coupait rad­i­cale­ment de l’univers fam­i­li­er où leur vie pre­nait sens. Refu­sant d’être « déportés », ils ont entre­pris une grève longue et dure. Représen­tant d’un État mod­ernisa­teur, j’aurais dû trou­ver leurs réac­tions con­damnables : rel­e­vant d’un attache­ment d’un autre âge à un ter­roir, d’un rejet passéiste du pro­grès. La lec­ture qui sous-tendait un tel juge­ment, et ce juge­ment lui-même, ne m’étaient pas étrangers. Mais j’ai ressen­ti aus­si, dans ces réac­tions, l’expression d’une vraie détresse. Et mes cer­ti­tudes de tech­nocrate mod­ernisa­teur ont com­mencé à être ébranlées.

Bien des événe­ments, par la suite, ont ren­for­cé la dis­tance prise par rap­port à mes con­vic­tions de tech­nocrate éclairé. Ain­si, peu après l’expérience du Ser­vice des Mines, j’ai fait par­tie du cab­i­net du min­istre de l’Équipement. Je me sou­viens du film de Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle, où une voix off fai­sait lec­ture de ce mon­u­ment tech­nocra­tique qu’était le Sché­ma directeur d’urbanisme de la région parisi­enne pen­dant que la vie quo­ti­di­enne des ban­lieues était mon­trée sans fards. Ce rap­proche­ment était très déstabilisant.

La diver­sité des cul­tures ne m’a frap­pé que plus tard, après être entré pleine­ment dans le monde de la recherche. Reprenant la vieille ques­tion de l’influence des cul­tures sur le développe­ment, je me suis plongé dans une analyse com­parée des fonc­tion­nements de trois usines d’aluminium situées respec­tive­ment aux États-Unis, aux Pays-Bas et en France (analyse qui a con­duit à la paru­tion, en 1989, de celui de mes livres qui est le plus lu et traduit, La logique de l’honneur). Alors que ces usines avaient été conçues par les mêmes ingénieurs, les manières de coopér­er qu’on y obser­vait étaient très dif­férentes entre elles, et on pou­vait met­tre en rela­tion cha­cune d’elles avec une con­cep­tion de l’organisation du vivre ensem­ble qui mar­quait de manière beau­coup plus large cha­cun des pays concernés.

Ain­si l’usine française posait une ques­tion embar­ras­sante. Son fonc­tion­nement parais­sait extrême­ment anar­chique, avec un faible respect des règles, un affron­te­ment per­ma­nent des points de vue, des rap­ports hiérar­chiques sou­vent prob­lé­ma­tiques. Com­ment une telle usine pou­vait-elle attein­dre des per­for­mances tout à fait com­pa­ra­bles à celles des meilleures usines étrangères du groupe indus­triel auquel elle apparte­nait ? Si cha­cun de ceux qui avaient été inter­rogés ne parais­sait pren­dre que mod­éré­ment au sérieux le fonc­tion­nement offi­ciel, il était simul­tané­ment fort attaché à une forme de devoir que nul texte, nul règle­ment ne met­tait en avant : respecter les us et cou­tumes inhérents à la place qui était la sienne dans une sorte de réper­toire cou­tu­mi­er des posi­tions pro­fes­sion­nelles. La descrip­tion que donne Mon­tesquieu d’une société régie par l’honneur, société où les ver­tus ne sont « pas tant ce qui nous appelle vers nos conci­toyens que ce qui nous en dis­tingue1 » offre un cadre de pen­sée grâce auquel des don­nées apparem­ment hétéro­clites et sou­vent décon­cer­tantes ont pris sens.

On accuse volontiers les polytechniciens d’être prisonniers de grandes idées qui s’interposent entre eux et la réalité. Pourtant, la formation mathématique qu’ils ont reçue les a formés à ne jamais faire leur une idée, aussi séduisante soit-elle, qu’ils ne puissent démontrer ; et leur formation d’ingénieur les amène à juger de la vérité d’une théorie à ses résultats pratiques. Comment expliquer cette contradiction ?

Etre pris­on­nier d’idées qui résis­tent à l’épreuve des faits est une ten­dance bien partagée au sein de l’humanité. Bachelard a mis en évi­dence le fait que, lorsque l’expérience mon­tre qu’un mod­èle por­teur d’une représen­ta­tion du monde ne cor­re­spond pas à la réal­ité, il est ten­tant d’y rester attaché, avec un mélange de raison­nements ad hoc et de mod­i­fi­ca­tions mineures, en refu­sant de voir ce qui trou­ble les cadres de pen­sée fam­i­liers. On ne manque pas d’exemples de ce phénomène.

Ain­si, la résis­tance à la mise en évi­dence par Sem­mel­weis, au milieu du XIXe, de l’efficacité majeure de mesures élé­men­taires d’hygiène (le fait pour les médecins de se laver les mains avant une inter­ven­tion) en matière de mor­tal­ité à l’hôpital a été con­sid­érable, en dépit de la net­teté des résul­tats expéri­men­taux. Cette résis­tance a été ali­men­tée par le fait que l’on ne dis­po­sait pas de théorie per­me­t­tant d’expliquer ce qui était observé – Pas­teur n’était pas encore venu. De nos jours on pour­rait citer les résis­tances qui mar­quent la récep­tion des travaux por­tant sur l’efficacité com­parée des divers­es méth­odes d’apprentissage de la lec­ture, alors même que l’on dis­pose de résul­tats expéri­men­taux solides et de théories s’appuyant sur les neu­ro­sciences per­me­t­tant d’expliquer ces résultats.

Ce sont alors des fac­teurs idéologiques – le rejet de méth­odes « réac­tion­naires » accusées de relever d’une forme de dres­sage et non d’un appel au plaisir de l’enfant – qui sont en cause. Les poly­tech­ni­ciens sont-ils spé­ciale­ment con­cernés par ce type de réac­tions ou au con­traire plutôt pro­tégés par leur for­ma­tion ? Je ne con­nais pas de travaux expéri­men­taux per­me­t­tant de répon­dre à la ques­tion, au-delà des images toutes faites.

Aujourd’hui, les grands prêtres des théories condamnées par les faits se recrutent-ils parmi les X ? Vous condamnez la « religion de la concurrence libre et non faussée » qui empoisonne la technostructure européenne et a fait des ravages sur le continent, notamment dernièrement en Grèce. Or ces religieux du marché ne sont-ils pas plutôt des gens qui n’ont aucune formation scientifique ?

La reli­gion du marché s’appuie sur un fais­ceau de fac­teurs très divers. La méfi­ance anglo-sax­onne envers l’État, réputé enne­mi des lib­ertés, en est un. La fas­ci­na­tion pour une théorie élé­gante, objet de démon­stra­tions math­é­ma­tiques, et réputée à ce titre réelle­ment sci­en­tifique, par oppo­si­tion à des approches plus atten­tives aux faits mais dif­fi­cile­ment for­mal­is­ables des sci­ences sociales joue égale­ment. Il ne faut pas nég­liger non plus l’action d’un lob­by qui a mobil­isé des uni­ver­si­taires, large­ment améri­cains, au ser­vice d’intérêts puis­sants – cf. le film Inside Job.

En Europe, je pense qu’il y a eu chez beau­coup une croy­ance sincère dans le rôle du marché igno­rant des fron­tières comme fac­teur de paix, dans la ligne de la théorie du « doux com­merce » chère à Montesquieu.

Chez les poly­tech­ni­ciens, notre grand Ancien Mau­rice Allais a été un des très rares écon­o­mistes de renom à lut­ter con­tre la reli­gion du marché. A l’époque où je l’ai eu comme pro­fesseur, il nous met­tait en garde con­tre les théories insuff­isam­ment étayées. « La théorie est un con­den­sé de l’expérience » aimait-il rap­pel­er. Mais on trou­ve aus­si par­mi les écon­o­mistes poly­tech­ni­ciens, et non des moin­dres, des croy­ants de cette religion.

Vous avez étudié le monde de l’entreprise. Vous avez identifié les cultures propres à chaque ensemble humain, qui font que les fusions capitalistes échouent assez fréquemment devant l’incompatibilité d’humeur des équipes. Pensez-vous qu’une incorporation de l’X dans un grand ensemble universitaire et, plus généralement, de tels ensembles, soient en mesure de répondre au défi de l’excellence planétaire ?

L’excellence plané­taire ne se con­fond pas avec le classe­ment de Shang­hai. Aux États-Unis, une insti­tu­tion aus­si pres­tigieuse que West Point n’est, sauf erreur de ma part, même pas référencée dans ce classe­ment. Et le classe­ment, réal­isé par l’École des Mines, por­tant sur l’accès à la direc­tion des grandes entre­pris­es dans le monde donne des résul­tats bien dif­férents de celui de Shang­hai. Quel type d’excellence veut-on pour l’X ?

Par ailleurs, que veut dire une incor­po­ra­tion dans un grand ensem­ble uni­ver­si­taire ? Si cela con­siste à met­tre en place un sys­tème très cen­tral­isé sous la botte d’un grand dirigeant ardent à affirmer son pou­voir, ce ne peut être que cat­a­strophique. Si cela veut dire met­tre en com­mun un ensem­ble de moyens, notam­ment de pro­duc­tion d’image, d’une manière qui prof­ite à cha­cun, ce peut être excellent.

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1. Mon­tesquieu, De l’Esprit des Lois (1747), Pre­mière par­tie, Livre 4, chapitre 2.

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