Mécanique des fluides : de l’ordre dans la turbulence

De l’ordre dans la turbulence

Dossier : La mécaniqueMagazine N°752 Février 2020
Par Lutz LESSHAFFT (D 2006)
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)

Inter­view de Lutz Lesshafft (D2006), directeur adjoint du Lad­HyX (lab­o­ra­toire d’hy­dro­dy­namique de l’É­cole poly­tech­nique con­sacré à la mécanique des flu­ides), par Pierre Séguin (73).

Pour qu’on comprenne bien de quoi on parle, quel est le sujet essentiel de tes recherches ?

Mes travaux por­tent sur l’instabilité des écoule­ments. C’est sur cette thé­ma­tique que le lab­o­ra­toire a été fondé en 1990, par Patrick Huerre et Jean-Marc Chomaz, mais depuis une dizaine d’années les thèmes de recherche s’y sont énor­mé­ment diver­si­fiés. La prob­lé­ma­tique est : com­ment un écoule­ment devient-il « insta­tion­naire », soit sous l’influence des per­tur­ba­tions extérieures, soit de manière intrin­sèque, et se met à for­mer des tour­bil­lons, voire devient tur­bu­lent ? Il faut com­pren­dre la physique du phénomène avant d’espérer le con­trôler. Or il est pra­tique­ment impor­tant de savoir con­trôler les insta­bil­ités des écoule­ments dans les appli­ca­tions, où elles peu­vent provo­quer la vibra­tion des struc­tures, lim­iter les per­for­mances aéro­dy­namiques (avions, bateaux, voitures), génér­er du bruit, etc. Mon objec­tif est ain­si de mieux com­pren­dre les phénomènes physiques qui ren­dent les écoule­ments insta­bles. C’est de la recherche fon­da­men­tale, d’autres en tireront les con­séquences pratiques.

Le LadHyx : des BD de Buck Danny à la mécanique des fluides
Le nom du labo (Lad­Hyx) est un clin d’œil aux BD de Buck Danny.

Comment définirais-tu le labo au sein duquel tu travailles ?

Le lab­o­ra­toire, c’est le lieu d’expérimentation des idées et de l’interaction entre chercheurs. Ce labo-ci, le Lad­HyX, est con­sacré à la mécanique des flu­ides, la sec­onde branche de la mécanique avec la mécanique des solides. On trou­ve sur le cam­pus un autre labo qui traite de la mécanique des flu­ides : le LMD (lab­o­ra­toire de météorolo­gie dynamique), mais il a un objet bien spé­ci­fique qui appa­raît dans son inti­t­ulé. Le Lad­HyX a une voca­tion générale sur la mécanique des flu­ides. Si l’on remonte d’un cran dans les con­cepts, il faut définir ce qu’est la mécanique, or cette ques­tion n’est pas triviale.

Au Roy­aume (de moins en moins) Uni, la mécanique est con­sid­érée comme une branche des math­é­ma­tiques appliquées ; en Alle­magne, c’est une branche de l’ingénierie ; en France, c’est par tra­di­tion une dis­ci­pline pro­pre : sous-dis­ci­pline de la physique et même qua­si iden­tique à la physique au XIXe siè­cle, très liée à la sci­ence des ingénieurs (pen­sons aux prob­lèmes de canal­i­sa­tion qui ont intéressé nos ancêtres). La posi­tion de la mécanique est donc chez nous très spé­ciale, entre théorie et pra­tique. En pre­mière approx­i­ma­tion, on peut dire qu’elle traite le mou­ve­ment de la matière.

Notre labo est de taille moyenne, et cela per­met de bonnes inter­ac­tions entre les per­son­nes, mal­gré son fort développe­ment. Con­serv­er et dévelop­per cette dynamique humaine est notre chal­lenge pour l’intégration dans l’écosystème de l’IPParis. Pour finir, je soulign­erai que le nom du labo est un clin d’œil aux BD de Buck Dan­ny qui ont eu un grand suc­cès, mérité, dans les années 50 et 60 et que Lady X était la grande enne­mie du héros, récur­rente, dotée d’un charme cer­tain autant que vénéneux… mais il ne faudrait pas y voir une déf­i­ni­tion du car­ac­tère de notre labo.

Quel a été ton parcours personnel pour arriver dans un labo de l’X ?

Je suis alle­mand de nais­sance, comme mon patronyme l’indique… Né à Berlin en 1975, j’y ai fait mes études. J’ai un diplôme d’ingénieur général­iste de la Tech­nis­che Uni­ver­sität Berlin. Je n’avais pas de lien avec la France, même si j’ai fait du français au Gym­na­si­um. J’ai passé deux ans aux USA lors de mes études. Pour mon doc­tor­at, j’étais attiré par la France ; mon pro­fesseur avait des con­nex­ions à l’X et, lors de ma pre­mière vis­ite, je suis tombé sous le charme de Paris. C’est comme ça qu’à par­tir de 2002 j’ai pré­paré ma thèse au Lad­HyX et à l’Onera. Par la suite, j’ai fait un post­doc en Cal­i­fornie, mais je suis revenu. J’aime la société française, son esprit, sa vie cul­turelle… Je suis par ailleurs mar­ié avec une Ital­i­enne et notre fils est né en France. L’identité nationale est décidé­ment un sujet du passé.

“Le but ultime est la réduction
du bruit des avions et l’amélioration du fonctionnement des réacteurs.”

Quelles sont tes recherches actuelles ?

Elles sont de deux ordres. Le pre­mier sujet est la tur­bu­lence des jets. L’idée tra­di­tion­nelle­ment reçue est qu’on peut décrire la dynamique des jets par la théorie linéaire (en gros par la pro­por­tion­nal­ité) jusqu’à un cer­tain moment, mais qu’ensuite avec les tur­bu­lences on tombe dans le non-linéaire. Le linéaire, ça veut dire qu’on peut maîtris­er car il y a déter­min­isme ; au-delà, pas maîtris­able ! La sur­prise ces dernières années est d’avoir décou­vert par l’expérimentation qu’en fait il existe de l’ordre dans la tur­bu­lence des jets, donc une pos­si­bil­ité de descrip­tion par la théorie linéaire. Mon tra­vail con­siste à pouss­er cette pos­si­bil­ité de descrip­tion aus­si loin que possible.

Les expéri­ences pra­tiques sont faites à Poitiers dans un labo du CNRS, ici on fait la théorie et la sim­u­la­tion numérique. Le sec­ond sujet est l’instabilité des flammes. L’interaction entre l’écoulement, la com­bus­tion et l’acoustique fait osciller la flamme à maîtris­er. La descrip­tion théorique est com­plexe, il faut une mod­éli­sa­tion mul­ti­physique. Or ce n’est que récem­ment qu’on a dis­posé d’ordinateurs ayant la puis­sance suff­isante pour traiter une telle com­plex­ité. Les expéri­ences sont faites à Berlin en coopéra­tion européenne. La mod­éli­sa­tion et la théorie sont réal­isées ici et à Munich.

Concrètement, sur quelles applications peuvent déboucher tes recherches ?

C’est dans l’aéronautique qu’on peut atten­dre les retombées les plus évi­dentes de ces recherch­es. Le but ultime est la réduc­tion du bruit des avions et l’amélioration du fonc­tion­nement des réac­teurs. Pour le bruit de jet, la nui­sance prin­ci­pale est au décol­lage, ce que les voisins des aéro­ports ne démen­tiront pas ! C’est un enjeu majeur compte tenu du développe­ment du trans­port aérien et de la prise en compte poli­tique des protes­ta­tions de la société civile.

Pour le fonc­tion­nement des réac­teurs, il y a un enjeu dans l’usure des moteurs (heureuse­ment les réac­teurs n’explosent plus comme ils ont pu le faire au début, mais la réduc­tion du coût d’entretien est un objec­tif partagé entre les con­struc­teurs et les exploitants) ; il y a aus­si un enjeu de per­for­mance : c’est une ques­tion de rentabil­ité, mais aus­si une ques­tion de préser­va­tion de l’environnement, car la pol­lu­tion et la pro­duc­tion des gaz à effet de serre sont pro­por­tion­nelles à la con­som­ma­tion d’hydrocarbures.

Les indus­triels n’interviennent pas dans le finance­ment des recherch­es à un niveau aus­si fon­da­men­tal, ils le fer­ont au stade des appli­ca­tions ; c’est la Direc­tion générale de l’armement qui est pour mes recherch­es une source prin­ci­pale de finance­ment, avec la Com­mis­sion européenne ; pour les jets nous avons aus­si une coopéra­tion avec Cam­bridge (UK) et avec l’ITA (Brésil). Ensem­ble avec nos col­lègues de Cam­bridge, nous organ­isons aus­si une école d’été annuelle sur le rôle de la mécanique des flu­ides dans les ques­tions du développe­ment durable et de l’environnement.


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École d’été Dynamique des flu­ides de la dura­bil­ité et de l’environnement

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