Mécanique : fluides actifs, huile

Vers de nouveaux fluides « actifs »

Dossier : La mécaniqueMagazine N°752 Février 2020
Par Sébastien MICHELIN (99)

Des gouttes d’eau dans de l’huile, une par­ti­cule de pla­tine dans de l’eau oxy­gé­née… pas plus grandes que quelques microns et si simples ! Et pour­tant… ces sys­tèmes peuvent deve­nir actifs et « nagent » à la manière de micro-orga­nismes. Ce fai­sant, ils exercent un for­çage méca­nique et phy­si­co­chi­mique micro­sco­pique sur le fluide qui les entoure et en modi­fient les propriétés.
La com­pré­hen­sion de ces méca­nismes est aujourd’hui au cœur des recherches de Sébas­tien Miche­lin au LadHyX dans le cadre d’un pro­jet finan­cé par le pres­ti­gieux Euro­pean Research Coun­cil, afin de déve­lop­per des méthodes de contrôle de ces fluides actifs.

Au-delà d’une simple curio­si­té scien­ti­fique, la com­pré­hen­sion et la modé­li­sa­tion de la nage des micro-orga­nismes (bac­té­ries, algues ou autres sper­ma­to­zoïdes) sont essen­tielles d’un point de vue bio­lo­gique : la masse cumu­lée de tous les micro-orga­nismes repré­sente la moi­tié de la bio­masse de notre pla­nète et leur capa­ci­té à se dépla­cer est essen­tielle au bon fonc­tion­ne­ment de notre propre orga­nisme et de celui de nom­breux écosystèmes.

Le déve­lop­pe­ment bio­mi­mé­tique de sys­tèmes micro­sco­piques auto-pro­pul­sés pré­sente aus­si des oppor­tu­ni­tés majeures dans le domaine bio­mé­di­cal avec la micro­chi­rur­gie ou le trai­te­ment ciblé de cer­taines patho­lo­gies. C’est enfin un enjeu tech­no­lo­gique impor­tant : si, par leur action col­lec­tive à l’échelle micro­sco­pique, de tels micro­na­geurs modi­fient des pro­prié­tés macro­sco­piques fon­da­men­tales du fluide qui les entoure, par exemple sa vis­co­si­té, cela ouvre la voie au déve­lop­pe­ment de nou­veaux fluides actifs dont les pro­prié­tés phy­siques pour­raient être adap­tées en temps réel via un contrôle du mou­ve­ment de micro­par­ti­cules ou col­loïdes actifs.


REPÈRES

La tête d’une bac­té­rie ne mesure pas plus de quelques microns ; elle nage dans son envi­ron­ne­ment (ex. : un océan ou notre propre orga­nisme) au moyen d’un simple fla­gelle héli­coï­dal dont la rota­tion engendre une force de pous­sée de l’ordre du pico­new­ton (10-12 N). Presque rien… et pour­tant de tels « micro­na­geurs » peuvent pro­fon­dé­ment modi­fier les pro­prié­tés du fluide qui les entoure. Dans cer­taines condi­tions, ils peuvent même en annu­ler la vis­co­si­té effec­tive, c’est-à-dire le frot­te­ment géné­ré par le fluide sur une paroi. Com­ment quelque chose de si petit peut-il bien avoir un effet aus­si détec­table à notre échelle de per­cep­tion ? La réponse tient en deux élé­ments : le trans­fert local à l’échelle micro­sco­pique d’énergie méca­nique par la bac­té­rie au fluide, et l’organisation et l’action col­lec­tive d’un grand nombre de tels micro-orga­nismes dans un petit volume de fluide. 


Autophorèse : à la croisée de la mécanique des fluides et de la physicochimie

Cette thé­ma­tique de recherche, cen­trée sur les écou­le­ments et sus­pen­sions à des échelles si petites que la vis­co­si­té domine tout effet iner­tiel, est depuis quelques années en plein essor dans les acti­vi­tés du LadHyX, avec des centres d’intérêt aus­si variés que la dyna­mique de fibres pas­sives dans un écou­le­ment, la micro­flui­dique et son appli­ca­tion à l’analyse bio­lo­gique, la nage de bac­té­ries ou la dyna­mique de bulles dans le verre.

Le pro­jet Col­lectS­wim, sou­te­nu depuis 2017 et pour cinq ans par une bourse Star­ting Grant du Euro­pean Research Coun­cil (ERC), regroupe quant à lui autour de Sébas­tien Miche­lin une équipe d’une demi-dou­zaine d’étudiants et post­doc­to­rants dans le but de com­prendre et modé­li­ser la nage de micro­par­ti­cules et autres micro­gouttes actives, afin de contrô­ler leur com­por­te­ment col­lec­tif et déter­mi­ner les carac­té­ris­tiques de ces fluides actifs. Ces par­ti­cules, qui peuvent être par exemple de simples billes de silice recou­vertes d’une fine couche de cata­ly­seur, peuvent paraître bien simples quand on les com­pare à la com­plexi­té bio­lo­gique et molé­cu­laire des micro-orga­nismes. Pour nager, elles doivent néan­moins com­bi­ner deux pro­prié­tés phy­si­co­chi­miques essentielles.

La pre­mière pro­prié­té, dite mobi­li­té pho­ré­tique, naît d’interactions à l’échelle nano­mé­trique entre leur sur­face et les molé­cules consti­tuant le fluide qui les entoure (ex. : forces de Van der Waals ou forces élec­tro­sta­tiques). Ces inter­ac­tions attrac­tives ou répul­sives peuvent être plus ou moins fortes selon la concen­tra­tion et la nature des com­po­sés chi­miques en sus­pen­sion au voi­si­nage de la sur­face. Si cette concen­tra­tion n’est pas homo­gène, un dés­équi­libre des forces engendre un écou­le­ment au voi­si­nage immé­diat de la paroi, qui peut ain­si mettre la par­ti­cule en mou­ve­ment dans la direc­tion d’un contraste (ou gra­dient) de concen­tra­tion chi­mique d’un solu­té par exemple.

C’est la pho­rèse, phé­no­mène res­pon­sable de la migra­tion de par­ti­cules col­loï­dales pas­sives dans un gra­dient de sel par exemple. Un phé­no­mène de prin­cipe équi­valent est l’effet Maran­go­ni par lequel un gra­dient ther­mo­chi­mique modi­fie la ten­sion de sur­face d’une gout­te­lette et entraîne sa mise en mou­ve­ment. Une telle migra­tion est cepen­dant pas­sive au sens où elle résulte seule­ment de l’application externe d’un gra­dient phy­si­co-chi­mique à une échelle sou­vent bien plus impor­tante que celle de la particule.

Pour se pro­pul­ser dans le fluide par leurs propres moyens, et donc « nager », ces par­ti­cules doivent géné­rer de tels gra­dients via leur acti­vi­té chi­mique, seconde pro­prié­té, qui leur per­met d’agir direc­te­ment sur la concen­tra­tion des espèces chi­miques en solu­tion, via une cata­lyse de sur­face par exemple, qui pro­duit ou consomme de telles molé­cules. La com­bi­nai­son de ces deux pro­prié­tés (mobi­li­té et acti­vi­té) per­met à ces par­ti­cules dites « auto­pho­ré­tiques » de conver­tir une éner­gie chi­mique ambiante en éner­gie méca­nique, certes immé­dia­te­ment dis­si­pée par frot­te­ment vis­queux, mais leur per­met­tant néan­moins d’acquérir une vitesse propre et d’exercer un for­çage méca­nique sur le fluide environnant.

Prin­cipe de l’autophorèse. Une par­ti­cule active chi­mi­que­ment émet par cata­lyse un solu­té chi­mique. Une par­ti­cule « Janus » recou­verte de cata­ly­seur sur un seul hémi­sphère génère donc un champ de concen­tra­tion de sur­face non homo­gène (figure de gauche). Au voi­si­nage immé­diat de la sur­face (zoom, figure de droite), les molé­cules de solu­té inter­agissent avec la paroi (ici, forces répul­sives en vert). Un contraste de concen­tra­tion (repré­sen­té en jaune) entraîne un dés­équi­libre de pres­sion dans la direc­tion ortho­go­nale à la paroi et la for­ma­tion d’un écou­le­ment lon­gi­tu­di­nal (en bleu) des zones de haute pres­sion (concen­tra­tion faible) vers les zones de pres­sion plus faible (concen­tra­tion élevée).

Une particule, deux particules, N particules…

Ces par­ti­cules et gouttes nagent mais sont aus­si for­te­ment influen­cées par ce qui les entoure : leur mobi­li­té leur confère la pos­si­bi­li­té de migrer dans les gra­dients chi­miques géné­rés par leurs voi­sines ; de plus, elles dérivent avec l’écoulement géné­ré par celles-ci, ce qui ouvre la voie à plu­sieurs types d’interactions chi­miques et/ou hydro­dy­na­miques à longue por­tée entre ces par­ti­cules, mais aus­si avec les éven­tuelles parois ou sur­faces libres qui entourent le fluide actif. Com­prendre de façon fine la pro­pul­sion d’une par­ti­cule indi­vi­duelle n’est donc pas seule­ment utile pour modé­li­ser sa dyna­mique propre, mais aus­si pour appré­hen­der l’influence qu’elle a sur les par­ti­cules qui l’entourent, et plus géné­ra­le­ment sur la dyna­mique col­lec­tive au sein d’une sus­pen­sion de tels objets.

Au sein de l’équipe Col­lectS­wim, cer­tains étu­diants et jeunes cher­cheurs s’intéressent à la dyna­mique indi­vi­duelle et à sa modé­li­sa­tion, alors que d’autres déve­loppent de nou­velles approches métho­do­lo­giques et outils de simu­la­tion numé­rique pour ana­ly­ser quan­ti­ta­ti­ve­ment la dyna­mique col­lec­tive. Ces tra­vaux s’effectuent en col­la­bo­ra­tion avec d’autres cher­cheurs du LadHyX, mais aus­si au tra­vers de nom­breuses col­la­bo­ra­tions en France (ESPCI et uni­ver­si­té de Bor­deaux), en Europe (uni­ver­si­tés de Cam­bridge et Bir­min­gham) et aux États-Unis (Uni­ver­si­ty of Sou­thern California).

Une par­ti­cule active chi­mi­que­ment iso­trope modi­fie la concen­tra­tion chi­mique autour d’elle mais est inca­pable de géné­rer un contraste à sa sur­face et ne peut donc nager (a). La pré­sence d’autres par­ti­cules intro­duit un gra­dient local et un dépla­ce­ment de chaque par­ti­cule (b), condui­sant à la for­ma­tion d’agrégats de forme com­plexe dont l’asymétrie géo­mé­trique per­met l’émergence d’une pola­ri­té chi­mique et leur auto­pro­pul­sion collective ©.

Une meilleure compréhension de la dynamique des particules et gouttes actives

Un ingré­dient essen­tiel pour la pro­pul­sion de micro­par­ti­cules est la bri­sure de symé­trie avant-arrière dans le for­çage méca­nique qu’elles imposent au fluide et qui déter­mine leur direc­tion de nage. Ici s’impose une pola­ri­té chi­mique au niveau de la par­ti­cule : une par­ti­cule sphé­rique homo­gène chi­mi­que­ment est ain­si inca­pable de créer les contrastes sur­fa­ciques néces­saires à la mise en mou­ve­ment du fluide… et ce mal­gré son acti­vi­té ! Pour nager, elle doit donc être asy­mé­trique chi­mi­que­ment (par­ti­cules Janus dont une face seule­ment cata­lyse une réac­tion), ou comp­ter sur ses voi­sines ! Les résul­tats récents obte­nus au LadHyX ont ain­si démon­tré que des par­ti­cules actives homo­gènes, inca­pables de nager indi­vi­duel­le­ment, peuvent for­mer des agré­gats de forme com­plexe per­met­tant une ani­so­tro­pie de la répar­ti­tion du solu­té chi­mique et ain­si nager de manière collective.

Ces tra­vaux ont de plus per­mis d’élucider plu­sieurs mys­tères de la dyna­mique des gouttes actives. Sui­vant des prin­cipes simi­laires aux par­ti­cules chi­miques, la dis­so­lu­tion lente de ces gouttes génère des gra­dients de ten­sio­ac­tifs locaux qui pro­pulsent la goutte. Mais leur dyna­mique et sa modé­li­sa­tion sont beau­coup plus com­plexes, car la dyna­mique des sur­fac­tants (ou « ten­sio­ac­tifs ») est influen­cée direc­te­ment par l’écoulement qu’ils génèrent, indui­sant un cou­plage non-linéaire fort et des obs­tacles mathé­ma­tiques et numé­riques majeurs. 

Les tra­vaux menés dans le cadre du pro­jet ont per­mis de quan­ti­fier le rôle de la défor­ma­bi­li­té de ces gouttes, l’impact de leur struc­ture interne sur la forme de leur tra­jec­toire ou leurs inter­ac­tions et rebonds sur une paroi avoi­si­nante, en modé­li­sant théo­ri­que­ment et numé­ri­que­ment l’intégralité de l’écoulement autour de la goutte et le détail du trans­port phy­si­co­chi­mique sous-jacent. Ces tra­vaux peuvent aujourd’hui iden­ti­fier les dif­fé­rentes briques essen­tielles à inclure dans des modèles plus « sobres » ou légers, et per­met­tant d’étudier de grands nombres de particules.

“Des particules actives homogènes, incapables de nager individuellement,
peuvent former des agrégats de forme complexe et nager
de manière collective.”

Vers une caractérisation des fluides actifs… et de nouvelles applications ?

Les tra­vaux actuels menés par l’équipe de S. Miche­lin s’attachent main­te­nant à la modé­li­sa­tion d’un grand nombre de par­ti­cules, en met­tant en œuvre la connais­sance obte­nue de leurs pro­prié­tés indi­vi­duelles pour par­ve­nir à une repré­sen­ta­tion réa­liste et per­for­mante de leurs inter­ac­tions. Comme beau­coup de sus­pen­sions actives, ces ensembles de par­ti­cules peuvent mettre spon­ta­né­ment le fluide en mou­ve­ment à des échelles bien plus larges que leur taille, géné­rant ain­si une forme de « tur­bu­lence » dont les pro­prié­tés de trans­port chi­mique fas­cinent les cher­cheurs et peuvent être uti­li­sées pour accé­lé­rer le mélange d’une solu­tion. Une fois les outils de simu­la­tion en place, l’objectif de ces recherches sera le contrôle de la dyna­mique col­lec­tive, c’est-à-dire déter­mi­ner par exemple com­ment on peut pro­vo­quer, au tra­vers d’une tran­si­tion bru­tale dans l’organisation micro­sco­pique des par­ti­cules, une modi­fi­ca­tion signi­fi­ca­tive de sa vis­co­si­té ou de sa conduc­ti­vi­té élec­trique ou thermique.

C’est l’idée de base des fluides magné­to­rhéo­lo­giques pour les amor­tis­seurs haut de gamme de cer­taines voi­tures (dont on ajuste en temps réel la vis­co­si­té en chan­geant via un champ magné­tique l’orientation pré­fé­ren­tielle des par­ti­cules métal­liques inertes qui le consti­tuent). Bien au-delà d’une simple appli­ca­tion rhéo­lo­gique, l’activité des par­ti­cules pho­ré­tiques, leurs pro­prié­tés d’organisation spon­ta­née et leur capa­ci­té à réagir à des signaux chi­miques extrê­me­ment faibles confèrent à ces sus­pen­sions actives un poten­tiel appli­ca­tif pro­met­teur, dans le déve­lop­pe­ment aus­si bien de nou­velles tech­niques micro­flui­diques que de sys­tèmes de détec­tion et de neu­tra­li­sa­tion d’une source chi­mique toxique ou polluante.


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