Mathématiques en biomédecine

Dossier : Mathématiques et entreprisesMagazine N°577 Septembre 2002
Par Alain-Jacques VALLERON (63)
Par Khachayar PAKDAMAN (85)

La pre­mière irrup­tion his­torique des math­é­ma­tiques en médecine date de Daniel Bernoul­li lorsqu’il présen­ta en 1760 à l’A­cadémie royale des sci­ences un mod­èle math­é­ma­tique con­stru­it avec une série d’équa­tions dif­féren­tielles de la dif­fu­sion de la var­i­ole per­me­t­tant d’é­val­uer le béné­fice de la var­i­oli­sa­tion, procédé qui con­sis­tait à inoculer un sujet sain avec le pus d’un con­va­les­cent et qui antic­i­pait donc la vac­ci­na­tion. Ce mod­èle math­é­ma­tique démon­tra que le béné­fice de la var­i­oli­sa­tion l’emportait cer­taine­ment sur le risque. Cette étude vrai­ment mod­erne aurait pu être réal­isée aujour­d’hui : il ne man­quait rien, même pas les débats acharnés puisqu’il y eut à son sujet un con­flit chaud avec d’Alembert.

À par­tir de la sec­onde moitié du XIXe siè­cle, la par­tie des math­é­ma­tiques qui fut la plus con­cernée par la bio­médecine est sans aucun doute la sta­tis­tique et le cal­cul des prob­a­bil­ités. C’est qu’en effet la vari­abil­ité est une des car­ac­téris­tiques les plus mar­quantes du vivant. D’ailleurs, s’il n’y avait pas de vari­abil­ité, il n’y aurait pas de vie : s’il y a une sélec­tion naturelle, c’est bien parce qu’il y a une vari­abil­ité. Mais cette vari­abil­ité qui fait le charme de la vie est aus­si source de grandes dif­fi­cultés : deux malades ne sont jamais iden­tiques, leurs signes diag­nos­tiques sont dif­férents, leur pronos­tic n’est pas le même. Chez l’un le traite­ment réus­sit, chez l’autre il ne réus­sit pas.

En 1930 le sta­tis­ti­cien Fish­er fondait les bases du test sta­tis­tique de com­para­i­son. La plan­i­fi­ca­tion d’ex­péri­ences sci­en­tifiques rigoureuses, reposant sur le tirage au sort pour décider qui est traité et qui ne l’est pas, puis la décou­verte de plans d’ex­péri­ences puis­sants, éventuelle­ment com­pliqués, s’ap­puyant quelque­fois sur des résul­tats de géométrie non triv­i­aux, suivirent.

En 1945, le pre­mier essai thérapeu­tique ran­domisé était organ­isé sur l’homme. La méthodolo­gie allait défer­ler sur la médecine dans l’ensem­ble du monde, générant de nom­breux travaux méthodologiques. En France, Daniel Schwartz (37) allait être un des pio­nniers de cette nou­velle dis­ci­pline et fonder une école. Cette méthodolo­gie est en elle-même por­teuse d’une véri­ta­ble révo­lu­tion dans le domaine médi­cal (voir L’ir­rup­tion de la médecine fondée sur la preuve sci­en­tifique, A.-J. Valleron, La Jaune et la Rouge, févri­er 2001).

L’ar­bre de la sta­tis­tique cachait néan­moins un peu la forêt des math­é­ma­tiques. Depuis quelques années, on repar­le de la forêt : tout d’abord l’usage des math­é­ma­tiques en bio­médecine est ren­du plus facile grâce à la général­i­sa­tion de l’in­for­ma­ti­sa­tion dans les lab­o­ra­toires, appor­tant des out­ils et des logi­ciels qui per­me­t­tent de traiter des prob­lèmes dif­fi­ciles à traiter à la main.

Plus qu’autre­fois, on a recours aux math­é­ma­tiques dans ses rôles tra­di­tion­nels : aider à décrire (com­ment mieux exprimer la forme de la courbe de crois­sance d’une cul­ture cel­lu­laire qu’en dis­ant qu’elle est expo­nen­tielle, ou log­a­rith­mique, ou suit une fonc­tion puis­sance…) ; ensuite, tir­er le max­i­mum des résul­tats expéri­men­taux lorsque les phénomènes sous-jacents peu­vent s’ex­primer math­é­ma­tique­ment d’une façon sim­ple : dans cette caté­gorie, on trou­ve de nom­breuses inter­pré­ta­tions de don­nées phys­i­ologiques, phar­ma­cologiques où un sys­tème d’équa­tion dif­féren­tielle est facile­ment con­stru­it et où le but est d’es­timer les paramètres, tou­jours en ten­ant compte des erreurs de mesures impor­tantes en biolo­gie et des vari­abil­ités inhérentes au phénomène biologique. Enfin, comme partout, les math­é­ma­tiques en bio­médecine sont un out­il qui aide à for­malis­er les dis­cours approx­i­mat­ifs, à sim­pli­fi­er, à comprendre.

Depuis quelques années, cepen­dant, on assiste à un nou­veau tour­nant où on ne con­sid­ère plus les math­é­ma­tiques en bio­médecine comme une dis­ci­pline impor­tante, bien que rel­a­tive­ment sec­ondaire, mais où au con­traire on com­mence à dire qu’elles sont la con­di­tion sine qua non du développe­ment de la recherche en biolo­gie et en médecine.

Le math­é­mati­cien Ian Stew­art, auteur en par­ti­c­uli­er de livres sur le chaos qui sont devenus des best-sell­ers, et respon­s­able de la rubrique des jeux math­é­ma­tiques dans Sci­en­tif­ic Amer­i­can a écrit il y a quelques années : ” Je prédis — et je suis loin d’être le seul — que cer­tains des pro­grès sci­en­tifiques les plus impor­tants du vingt et unième siè­cle seront accom­plis en bio­math­é­ma­tiques. Ce siè­cle ver­ra une explo­sion de nou­veaux con­cepts math­é­ma­tiques, de nou­velles formes de math­é­ma­tiques engen­drées par le besoin de com­pren­dre l’or­gan­i­sa­tion du monde vivant. Ces nou­velles idées inter­a­giront de manière rad­i­cale­ment nou­velle avec les sci­ences de la vie et les sci­ences physiques. Elles fourniront — en cas de suc­cès — une pro­fonde com­préhen­sion de cet étrange phénomène que nous appelons ” la vie “, un phénomène dont les éton­nantes capac­ités résul­tent inévitable­ment de la richesse sous-jacente et de l’élé­gance math­é­ma­tique de notre univers1. ”

Com­ment vivre ce méti­er de ” bio­math­é­mati­cien ” ? Notre lab­o­ra­toire com­porte des chercheurs de dif­férentes orig­ines : grandes écoles (X, Mines, Cen­trale), fac­ultés des sci­ences, fac­ultés de médecine. Toutes ces per­son­nes ont des façons d’ex­ercer leur méti­er de chercheur qui varie (tou­jours la vari­abil­ité !). Nous avons choisi, pour traiter ce prob­lème, de don­ner ci-dessous les témoignages per­son­nels de deux chercheurs ayant eu la même for­ma­tion (l’X), tous deux bio­math­é­mati­ciens, col­lab­o­rant très facile­ment ensem­ble (mal­gré un cer­tain nom­bre d’an­nées d’é­cart) mais ayant des démarch­es différentes.

Témoignage de Alain-Jacques Valleron

À la sor­tie de l’É­cole poly­tech­nique, ma thèse con­cer­na la mod­éli­sa­tion du cycle cel­lu­laire et de la ciné­tique des tumeurs. On venait en effet de met­tre au point de nou­velles tech­niques expéri­men­tales per­me­t­tant de mesur­er la durée de vie des cel­lules tumorales ou nor­males, la nature et la local­i­sa­tion d’événe­ments internes au cycle cel­lu­laire, et de mesur­er à quel point cette durée était vari­able d’une cel­lule à l’autre au sein de la même tumeur, ou du même tis­su nor­mal. Ceci ouvrait l’e­spoir de con­cevoir des séquences de traite­ment par chimio­thérapie ou par radio­thérapie, idéale­ment espacées, tuant un max­i­mum de cel­lules de la tumeur, et seule­ment un min­i­mum de cel­lules saines en exploitant le mieux pos­si­ble les dif­férences de ciné­tique entre les tumeurs et les tis­sus sains. Les don­nées expéri­men­tales per­me­t­tant de con­naître ces ciné­tiques étaient inin­ter­préta­bles ” à la main ” : il fal­lait mod­élis­er la vari­abil­ité des événe­ments d’une cel­lule à l’autre, en définis­sant des lois de prob­a­bil­ité con­ven­ables. Une fois estimée cette vari­abil­ité, ses con­séquences néces­si­taient aus­si le recours à la mod­éli­sa­tion mathématique.

Je me lançai avec entrain dans ce tra­vail, mais réal­i­sai rapi­de­ment qu’il était impos­si­ble de mod­élis­er des don­nées expéri­men­tales sans con­naître les tech­niques cor­re­spon­dantes util­isées au lab­o­ra­toire, sans tra­quer les sources d’er­reur, sans con­sid­ér­er les con­traintes pra­tiques qui inter­di­s­aient de deman­der des don­nées a pri­ori très infor­ma­tives mais néces­si­tant des jours et des nuits con­séc­u­tives de plusieurs tech­ni­ciens ! Vint même le moment où il devint évi­dent que je devais moi-même faire quelques travaux expéri­men­taux qui me menèrent, non sans mal, à rechercher la rate à l’in­térieur de la souris que j’avais préal­able­ment ” sac­ri­fiée “, à compter et recompter des nod­ules qui étaient tou­jours en nom­bre dif­férent, à ne plus me sou­venir avec cer­ti­tude si le groupe de souris de la cage 17 était bien le groupe irradié à 750 rads, etc.

À cette époque, choisir les Sci­ences de la vie à la sor­tie de l’É­cole poly­tech­nique parais­sait extrav­a­gant. Cepen­dant, en dehors de l’É­cole, des math­é­mati­ciens com­mençaient à s’in­téress­er au cou­ple math­é­ma­tiques-biolo­gie. C’é­tait en par­ti­c­uli­er le cas de René Thom, avec sa théorie des cat­a­stro­phes. Je fus invité à par­ler de ce que je fai­sais dans un sémi­naire de tels math­é­mati­ciens. Je com­mençais donc par racon­ter quel était le but ultime qui me fai­sait rêver (celui sig­nalé ci-dessus : aider à met­tre au point des traite­ments anti­cancéreux plus effi­caces en faisant dire plus aux don­nées expéri­men­tales grâce à la modélisation).

La mod­éli­sa­tion pré­dic­tive des épidémies : des mod­èles math­é­ma­tiques de la dynamique des épidémies, appliqués aux don­nées épidémi­ologiques con­cer­nant les 97 cas du nou­veau vari­ant de la mal­adie de Creutzfeldt Jakob décou­verts en Grande-Bre­tagne avant le 1er mai 2001 (points rouges), ont per­mis de pro­pos­er une prévi­sion basse de la future épidémie (entre 200 et 400 cas), alors que l’on estime qu’environ 500 000 vach­es infec­tées par l’agent de l’encéphalite bovine spongi­forme ont été con­som­mées entre 1980 et 1990.
(Source : Sci­ence, 23 novem­bre 2001.)
Des méth­odes sta­tis­tiques (esti­ma­tions du max­i­mum de vraisem­blance sur don­nées tron­quées) et des tech­niques d’analyse numérique puis­santes sont nécessaires.
La sur­face 3D représente le mod­èle d’épidémie obtenu où le pic est trou­vé vers 2001–2002, et une bimodal­ité de la dis­tri­b­u­tion des âges est prévue.

Mais je fus vite arrêté dans mon intro­duc­tion par un audi­teur mécon­tent : ” Vous par­lez de cel­lule, alors que vous avez omis d’en don­ner la déf­i­ni­tion. ” Ce jour-là, à ce moment-là, je com­pris que j’é­tais passé dans un monde dif­férent de celui des math­é­mati­ciens : je m’in­téres­sais à un objet, les math­é­ma­tiques n’é­taient que mes serviteurs.

Le mod­élisa­teur en biolo­gie est en effet un biol­o­giste, non un math­é­mati­cien : son but est de faire avancer un domaine pré­cis de la biolo­gie. Si pour ce faire, une règle de trois est suff­isante, tant mieux ! Quant au suc­cès, il le trou­ve lorsque les biol­o­gistes et les médecins con­sid­èrent qu’ils sont face à un résul­tat orig­i­nal qu’ils n’au­raient pu obtenir sans lui.

La pre­mière qual­ité du mod­élisa­teur est donc d’être capa­ble d’ac­quérir la cul­ture du domaine auquel il s’in­téresse. Il doit aus­si avoir une cul­ture math­é­ma­tique large, notam­ment en cal­cul des prob­a­bil­ités et en sta­tis­tique, indis­pens­ables à la représen­ta­tion et l’in­ter­pré­ta­tion de la vari­abil­ité qui est omniprésente en bio­médecine. Ce doit être au départ un excel­lent général­iste des math­é­ma­tiques, et à l’ar­rivée un spé­cial­iste du domaine auquel il s’in­téresse. Au con­traire, je n’ai que méfi­ance pour le spé­cial­iste du cal­cul dif­féren­tiel qui ne s’in­téresse qu’à ceux des prob­lèmes biologiques qui peu­vent se met­tre sous la forme d’un sys­tème d’équa­tions différentielles.

La suite de mon expéri­ence pro­fes­sion­nelle en mod­éli­sa­tion con­cerne depuis longtemps la mod­éli­sa­tion en épidémi­olo­gie, avec l’ar­rivée des mal­adies émer­gentes (sida : 1981, hépatite C : 1990 ; nou­veau vari­ant de Creutzfeldt Jakob : 1996), on s’est trou­vé devant une sit­u­a­tion nou­velle : seule­ment quelques cas de malades sont con­nus au début (par exem­ple, au total c’est env­i­ron ” seule­ment ” 120 cas du nou­veau vari­ant de Creutzfeldt Jakob qui ont été iden­ti­fiés pour l’in­stant). On veut pour­tant le plus vite pos­si­ble pou­voir don­ner des infor­ma­tions sur les car­ac­téris­tiques de la mal­adie, et les risques qu’elle représente dans l’avenir. Prenons l’ex­em­ple de la durée d’in­cu­ba­tion : com­ment faire pour estimer ce que sera sa durée moyenne dans une mal­adie qu’on ne con­naît que depuis quelques années, alors qu’on a le soupçon, basé sur la con­nais­sance de mal­adies sem­blables, qu’elle peut être très longue ?

La seule façon de répon­dre est d’u­tilis­er la mod­éli­sa­tion : la force de la méth­ode est qu’elle oblige à spé­ci­fi­er toutes les hypothès­es et que cha­cun, dans le monde entier, peut non seule­ment répli­quer les résul­tats mais cri­ti­quer telle ou telle hypothèse, la mod­i­fi­er, et voir quelle en est la con­séquence. La mod­éli­sa­tion est aus­si l’outil indis­pens­able de l’épidémi­olo­gie prévi­sion­nelle : com­bi­en de cas de sida, ou de can­cers du foie causés par l’hé­patite C, ou de nou­veau vari­ant de Creutzfeldt Jakob peut-on atten­dre dans les années qui vien­nent en fonc­tion de telle ou telle hypothèse ?

Com­bi­en de cas de can­cer l’ex­po­si­tion à une très faible dose de radi­a­tions peut-elle entraîn­er ? Toutes ques­tions qui ne trou­vent leur réponse que dans la mod­éli­sa­tion. Là aus­si, la poly­va­lence tech­nique, la capac­ité d’é­coute des autres dis­ci­plines est une qual­ité indis­pens­able à l’ex­er­ci­ce du méti­er. La mesure devant l’in­cré­dulité de cer­tains face à la mod­éli­sa­tion et la cré­dulité des autres face à la magie des mots math­é­ma­tiques est une autre qual­ité impor­tante dans des domaines où les résul­tats peu­vent être très sen­si­bles dans la société…

Ne pas croire que le mod­élisa­teur ayant les car­ac­téris­tiques que je trou­ve souhaita­bles est atten­du et fêté comme le messie par tous les biol­o­gistes. Beau­coup lui exprimeront la défi­ance qu’ils ont pour ses ” mod­èles ” qui sont ” trop dis­tincts de la réal­ité ” ! Ceci, de mon point de vue, est injuste. Le mod­èle est ” un objet sub­sti­tué à la réal­ité dans un but déter­miné “. Il n’est pas sub­sti­tu­able à la réal­ité dans n’im­porte quel but, car il faudrait qu’il lui soit iden­tique (tel le héros de La Mémoire de Borgès, dont la mémoire était si bonne qu’il lui fal­lait un jour entier pour se sou­venir d’une journée).

Le mod­élisa­teur doit con­va­in­cre ses col­lègues expéri­men­ta­teurs de l’i­den­tité de son approche avec la leur : lorsque les expéri­men­ta­teurs con­stru­isent des ” mod­èles ani­maux ” d’une mal­adie (par exem­ple, une souris géné­tique­ment mod­i­fiée pour être obèse), ils sub­stituent à la réal­ité (l’obésité d’o­rig­ine géné­tique chez l’homme) un objet (la souris mod­i­fiée) qui pour­ra être sub­sti­tué à la réal­ité (l’homme) dans un but déter­miné (tester un traite­ment, par exem­ple). Il est essen­tiel que le mod­élisa­teur et l’ex­péri­men­ta­teur qui tra­vail­lent ensem­ble se con­stru­isent une con­nivence qui aille bien au-delà de la com­préhen­sion du vocab­u­laire de l’autre, et con­cerne vrai­ment le fond de la démarche scientifique.

C’est d’ailleurs ain­si qu’il sera pos­si­ble par exem­ple que le mod­élisa­teur par­ticipe à l’in­ven­tion de nou­veaux sché­mas expéri­men­taux, ce qui est de mon point de vue tou­jours à rechercher, il doit en effet y avoir un aller et retour per­ma­nent entre la mod­éli­sa­tion et l’ex­péri­men­ta­tion : la mod­éli­sa­tion per­met d’abord de tir­er le max­i­mum d’in­for­ma­tion des don­nées expéri­men­tales exis­tantes, puis elle doit per­me­t­tre d’imag­in­er quelles sont les prochaines expéri­ences, ou obser­va­tions, qui seraient les mieux à même de tranch­er entre deux hypothès­es, ou d’es­timer un paramètre important.

Témoignage de Khachayar Pakdaman

The unrea­son­able effec­tive­ness of math­e­mat­ics in mol­e­c­u­lar biol­o­gy. Ce titre intriguant et provo­ca­teur2, qui débute un récent arti­cle (d’Arthur M. Lesk) dans le Math­e­mat­i­cal Intel­li­gencer (vol. 222 2000), l’est d’au­tant plus que son auteur a hésité jusqu’à la dernière minute entre cet inti­t­ulé et The unrea­son­able in-effec­tive­ness…, comme le révèle un numéro ultérieur du même jour­nal (vol. 23 (4) 2001).

Deux titres opposés, un choix final poli­tique­ment cor­rect : peut-on être plus ambiva­lent envers l’emploi des math­é­ma­tiques en biolo­gie ? Loin d’être pro­pre à cet auteur, ou à la biolo­gie molécu­laire, cette atti­tude existe dans de nom­breux domaines des sci­ences du vivant. Elle illus­tre d’un côté le sen­ti­ment de sur­prise éprou­vé face aux suc­cès des math­é­ma­tiques dans cer­tains domaines bio­médi­caux, et de l’autre le scep­ti­cisme envers l’u­til­ité des math­é­ma­tiques dans bon nom­bre de dis­ci­plines trai­tant du vivant.

Dans la suite de ce témoignage, je vais présen­ter un exem­ple con­sid­éré ” clas­sique ” de suc­cès des math­é­ma­tiques dans mon pro­pre domaine de recherche. Ensuite, je dis­cuterai de ce qui à mon avis con­stitue la nou­velle démarche bio­math­é­ma­tique qui béné­fi­cie des meilleures inter­ac­tions entre math­é­ma­tiques et sci­ences du vivant qui se met­tent actuelle­ment en place.

Dans le traite­ment de l’in­for­ma­tion par le sys­tème nerveux, tout passe par le codage neu­ronal. En résumé, pour com­mu­ni­quer, une cel­lule nerveuse, ou neu­rone, envoie à un autre neu­rone une décharge élec­trique qui dure quelques mil­lisec­on­des et met en jeu une cen­taine de mil­li­volts, avant de retourn­er au repos. La forme et la durée d’une décharge vari­ent peu, et de fait, la trans­mis­sion d’in­for­ma­tion néces­site une série de ces décharges, comme dans le code Morse.

Mais quel lien unit l’in­for­ma­tion que reçoit le neu­rone et la série d’im­pul­sions qu’elle déclenche ? En étu­di­ant les flots du tore (une classe d’équa­tions dif­féren­tielles), il est dou­teux que Hen­ri Poin­caré ait pen­sé par­ticiper à la réso­lu­tion de cette ques­tion. Cepen­dant, c’est pré­cisé­ment grâce à ses résul­tats, et à ceux des math­é­mati­ciens qui ont pour­suivi ses travaux, que l’on peut éla­bor­er des hypothès­es con­cer­nant les principes de ce codage, et que des appli­ca­tions dans le domaine bio­médi­cal sont aujour­d’hui possibles.

Dès les années vingt, on savait que la fréquence de décharge du neu­rone sen­soriel croît avec l’in­ten­sité de la stim­u­la­tion, faisant du codage en fréquence le can­di­dat prob­a­ble du codage neu­ronal (E. D. Adrien, The mech­a­nism of ner­vous action, Uni­ver­si­ty of Penn­syl­va­nia Press, 1932). Cepen­dant, en 1964, un groupe mixte de la Rand Cor­po­ra­tion et d’U­CLA remet­tait en cause ce point de vue (Perkel et al., Sci­ence 145 : 61–63, 1964). En effet, si le codage était unique­ment fréquen­tiel, il était néces­saire que la fréquence moyenne de décharge d’un neu­rone reflète de manière uni­voque l’in­for­ma­tion reçue.

Or, ce n’é­tait pas le cas dans leurs expéri­ences : pour des stim­u­la­tions péri­odiques, la fréquence moyenne de décharge du neu­rone ne vari­ait pas de manière monot­o­ne avec celle de l’en­trée, mais très net­te­ment en dents de scie. La démarche suiv­ie par les auteurs pour exploiter ces obser­va­tions a alors été remar­quable : plutôt que de met­tre en place des expéri­ences pour rechercher les bases molécu­laires ou chim­iques expli­quant le com­porte­ment com­plexe et inat­ten­du des neu­rones, ce qui aurait été atten­du dans leur dis­ci­pline, ils adop­tèrent une approche rad­i­cale­ment dif­férente, en for­mu­lant un mod­èle math­é­ma­tique élé­men­taire, capa­ble toute­fois de repro­duire les com­porte­ments observés. Celui-ci reve­nait finale­ment à étudi­er la dynamique d’une appli­ca­tion allant du cer­cle dans lui-même : voici le tore de Poincaré.

L’é­tude de ce mod­èle math­é­ma­tique a révélé que la réponse en dents de scie cor­re­spondait à l’or­gan­i­sa­tion par­ti­c­ulière des solu­tions péri­odiques asso­ciée à l’ap­pli­ca­tion du cer­cle. Les math­é­mati­ciens avaient démon­tré que la clé de cette organ­i­sa­tion résidait dans les pro­priétés ” géométriques ” de ces appli­ca­tions. Or ces mêmes pro­priétés appa­rais­saient dans de nom­breux proces­sus, aus­si divers que la con­vec­tion d’un flu­ide, et cer­taines réac­tions chim­iques. Ain­si, la réponse en dents de scie du neu­rone s’ob­ser­vait aus­si dans des sys­tèmes biologiques, physiques et chim­iques régis par des mécan­ismes totale­ment dif­férents (voir par exem­ple L. Glass, MC Mack­ey, From clocks to chaos, Prince­ton Uni­ver­si­ty Press, 1988 ; P. Berg­er et al. L’or­dre dans le chaos, Her­mann, 1988).

La con­cep­tion d’un mod­èle math­é­ma­tique avait donc per­mis de mieux com­pren­dre les principes régis­sant le codage d’une stim­u­la­tion péri­odique par un neu­rone. Elle per­me­t­tait égale­ment de penser qu’il exis­tait des sys­tèmes biologiques, physiques et chim­iques organ­isés selon des principes iden­tiques. Par le biais de la mod­éli­sa­tion math­é­ma­tique, un lan­gage com­mun, prop­ice à la col­lab­o­ra­tion, était né entre les chercheurs de ces dif­férentes disciplines.

Aujour­d’hui, près de quar­ante ans après l’ex­péri­ence de codage neu­ronal décrite plus haut, l’é­tude des pro­priétés de mod­èles math­é­ma­tiques, et plus pré­cisé­ment des sys­tèmes dynamiques, est par­tie inté­grante de la cul­ture d’analyse et de mod­éli­sa­tion en sci­ences de la vie.

Il existe de nom­breux sémi­naires et con­grès où biol­o­gistes, chimistes, math­é­mati­ciens, médecins et physi­ciens se retrou­vent et de nom­breux pro­jets inter­dis­plinaires sur lesquels ils tra­vail­lent ensem­ble. En 2001, ces échanges inter­dis­ci­plinaires ont trou­vé une con­créti­sa­tion remar­quable dans le domaine bio­médi­cal, où l’u­til­i­sa­tion de méth­odes dévelop­pées dans l’analyse de dynamiques non-linéaires ont per­mis d’an­ticiper l’oc­cur­rence de crises d’épilep­sie à par­tir d’en­reg­istrements élec­tro-encéphalo­graphiques (Le van Quyen et al. Lancet, 357 : 183–188, 2001).

L’ex­em­ple du lien qui s’est pro­gres­sive­ment tis­sé entre les neu­ro­sciences et les méth­odes géométriques des sys­tèmes dynamiques illus­tre par­faite­ment le sens que l’on peut don­ner au titre du Math­e­mat­i­cal Intel­li­gencer cité plus haut : il arrive que la mod­éli­sa­tion math­é­ma­tique d’un proces­sus biologique puisse ren­dre compte non seule­ment d’un vaste ensem­ble de don­nées expéri­men­tales, et qu’elle se révèle même assez riche pour ini­ti­er de nou­velles expéri­ences ou appli­ca­tions qui entraîneront des change­ments pro­fonds dans les sci­ences de la vie.

Ce même exem­ple a longtemps illus­tré la démarche bio­math­é­ma­tique : l’ap­pli­ca­tion astu­cieuse de théorèmes math­é­ma­tiques, déjà con­nus, à l’é­tude de sys­tèmes biologiques. La sur­prise devant le suc­cès de cette méth­ode était d’au­tant plus grande que la moti­va­tion ini­tiale du math­é­mati­cien (la mécanique céleste pour Poin­caré) était éloignée du domaine d’ap­pli­ca­tion biologique (le codage neuronal).

Mais cette sur­prise reflé­tait aus­si la faib­lesse de la méth­ode, car le lien tis­sé entre théorie math­é­ma­tique et prob­lème biologique sem­blait dû au hasard, et ren­forçait alors le scep­ti­cisme quant à l’ap­port des math­é­ma­tiques dans d’autres prob­lèmes biologiques.

Aujour­d’hui, la démarche bio­math­é­ma­tique ne veut plus être for­tu­ite : à l’in­star de la physique, qui a nour­ri de mul­ti­ples développe­ments math­é­ma­tiques, la biolo­gie devient une force motrice pour les math­é­ma­tiques. Les prob­lèmes biologiques don­nent lieu à des recherch­es math­é­ma­tiques orig­i­nales, et, en retour, ces recherch­es per­me­t­tent des appli­ca­tions bio­médi­cales inno­vantes. C’est cette nou­velle alliance entre les deux dis­ci­plines, qui en trans­gres­sant les bar­rières ” cul­turelles ” qui rendaient le dia­logue dif­fi­cile, est source de l’op­ti­misme d’Ian Stew­art quant à l’avenir des biomathématiques.

En conclusion

Fran­cis Crick, qui a pro­posé, avec James Wat­son, la struc­ture en dou­ble hélice de l’ADN, se rap­pelant les liens qui se sont étab­lis entre la biochimie et la géné­tique dans les années cinquante, fait la remar­que suiv­ante à ceux qui veu­lent jeter des ponts entre dis­ci­plines dis­tinctes3 :

Je ne suis pas cer­tain que les argu­ments logiques, aus­si solides soient-ils, ser­vent à grand-chose. Ils peu­vent peut-être con­tribuer à une prise de con­science, mais ne per­me­t­tent pas, en général, d’aller plus loin. Il eût été dif­fi­cile, par exem­ple, de con­va­in­cre les généti­ciens d’ap­pren­dre la chimie des pro­téines avec pour seul argu­ment que quelques types futés croy­aient que c’é­tait la direc­tion que devait suiv­re la géné­tique […] Pour que les gens sai­sis­sent véri­ta­ble­ment le lien qui existe entre deux domaines, il faut un résul­tat nou­veau et spec­tac­u­laire qui éclaire le lien de manière frap­pante. Un bon exem­ple vaut mieux que des tonnes d’ar­gu­ments théoriques. Une fois qu’un tel exem­ple a été trou­vé, il se forme rapi­de­ment un embouteil­lage sur le pont qui relie les deux dis­ci­plines, tant il y a de chercheurs qui souhait­ent emprunter la nou­velle voie.

Le con­stat de Crick s’ap­plique aus­si aux bio­math­é­ma­tiques. Des résul­tats nou­veaux et spec­tac­u­laires, dont seule­ment quelques-uns ont été men­tion­nés ci-dessus, ont aus­si con­tribué à attir­er de nom­breux chercheurs sur le pont qui relie bio­médecine et math­é­ma­tiques (créant même des embouteil­lages par endroit, bien que, si l’on en croit Ian Stew­art, le pire reste encore à venir !). De ce fait, on y trou­ve aus­si bien des biol­o­gistes qui utilisent tout sim­ple­ment les out­ils math­é­ma­tiques, que les math­é­mati­ciens qui démon­trent des ” bio-théorèmes “4, c’est-à-dire des théorèmes motivés et guidés de près par une prob­lé­ma­tique biologique.

La formation

Quelle que soit l’ap­proche indi­vidu­elle qui est choisie pour faire des bio­math­é­ma­tiques, la recom­man­da­tion prin­ci­pale qu’on peut faire aux can­di­dats est d’avoir une cul­ture extrême­ment large en math­é­ma­tiques et, bien sûr, une pas­sion pour l’ob­jet biologique.

De ce point de vue, il faut bien recon­naître que la for­ma­tion ” général­iste ” de qual­ité des grandes écoles est un atout pour ce métier. 

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1. Extrait traduit de Ian Stew­art, Life’s Oth­er Secret, Allen Lane the Pen­guin Press, 1998.
2. Inspiré de celui d’un texte d’Eu­gene Wign­er, prix Nobel de physique, ” The unrea­son­able effec­tive­ness of math­e­mat­ics in nat­ur­al sci­ences ” in Com­mu­ni­ca­tions in Pure and Applies Math­e­mat­ics, vol. 13, n° 1 (févri­er 1960). New York : John Wiley & Sons, Inc.
3. Fran­cis Crick, Une vie à décou­vrir, Édi­tions Odile Jacob, 1989.
4. Clin d’œil à la mode actuelle de fab­ri­quer des mots à pré­fixe ” bio ” !

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