Massil Achab

Massil Achab (2010) : Transmettre en Algérie ce que j’ai appris à l’X

Dossier : TrajectoiresMagazine N°753 Mars 2020
Par Massil ACHAB (2010)
Par Alix VERDET

Mas­sil Achab (2010) est algérien, français et cana­di­en. Ses trois nation­al­ités témoignent du par­cours de sa famille où ray­on­nent les sci­ences et la cul­ture berbère, dont il se sent l’héritier reconnaissant.

J’ai vu que tu avais trois nationalités, algérienne, française et canadienne. D’où viens-tu ?

Je suis né en France, à Paris. À l’âge de deux ans, ma famille et moi avons émi­gré au Cana­da, à la recherche d’une sit­u­a­tion plus sta­ble. En théorie, nous devions y rester un an mais nous y sommes restés huit ans, à cause de la sit­u­a­tion sécu­ri­taire en Algérie au début des années 90. Nous sommes revenus pour nous rap­procher de la famille de ma mère qui habitait prin­ci­pale­ment la France et l’Algérie. À notre retour, nous avons vécu un an dans le sud de la France, dans un vil­lage de l’Aveyron, où mon frère et moi étions non seule­ment les deux seuls élèves d’origine algéri­enne mais égale­ment les seuls à par­ler avec l’accent québé­cois ! Ensuite, nous sommes arrivés pour le col­lège et le lycée en région parisi­enne dans le Val-de-Marne. Puis je suis allé en pré­pa à Saint-Louis, et ensuite à Polytechnique.

Massil Achab et son frère Mastane
Mas­sil et son frère Mas­tane qui porte la kachabia.

Comment en es-tu venu à faire une prépa à Saint-Louis ?

En ter­mi­nale, mes par­ents voulaient que je fasse médecine, ils ne con­nais­saient pas trop le sys­tème des pré­pas. Ce sont mes pro­fesseurs qui m’en ont par­lé. Je ne savais pas vrai­ment quoi vis­er, je n’avais pas trop de repères. Un de mes oncles, frère de mon père, avait fait son lycée en Algérie, avait béné­fi­cié d’une bourse pour aller à Louis-le-Grand et avait inté­gré Poly­tech­nique (Abde­nour Achab, pro­mo­tion 89). Mais je l’ai très peu ren­con­tré dans ma vie car, après l’X, il est par­ti aux États-Unis. J’ai rem­pli mon dossier un peu comme tout le monde et ai été pris à Saint-Louis. C’était vrai­ment très bien car Saint-Louis est un des rares lycées dans lequel il y a unique­ment des pré­pas, avec toutes les fil­ières représen­tées et un cer­tain esprit de pro­mo­tion. C’est aus­si un lycée ouvert sur les can­di­dats orig­i­naires de ban­lieue, ce qui donne des prove­nances de toute l’Île-de-France par­mi les élèves. Au fur et à mesure des con­trôles et des résul­tats il a été pos­si­ble de dévelop­per une ambi­tion. Dis­cuter avec les pro­fesseurs a été très utile aus­si car, lorsqu’on est sous stress, que quelqu’un d’établi nous dise que l’on peut vis­er une grande école met en con­fi­ance. C’étaient de très bonnes années.

D’où viennent tes parents ?

Ils vien­nent de Tizi Ouzou en Kabylie, une région d’Algérie. Mon père vit actuelle­ment à Tizi Ouzou et ma mère devrait retourn­er vivre en Kabylie cet été. Il y a dix ans, mon père a créé une mai­son d’édition, les édi­tions Achab, pour pro­mou­voir la cul­ture berbère. Moi-même je par­le le kabyle, moins l’arabe. Les ter­mes arabes que je con­nais sont les ter­mes qui sont entrés dans la langue. Je prends des cours d’arabe depuis l’année dernière. La langue kabyle partage ses racines avec de nom­breuses autres langues berbères, comme le tamasheq, une langue par­lée par les Touaregs au Mali, au Niger, en Libye et en Algérie. 

Quand sont-ils arrivés en France ?

Ils sont arrivés pour faire leur doc­tor­at à Jussieu dans les années 70 et 80. Après leur doc­tor­at, ils ont tra­vail­lé quelques années en France et en Algérie. Il était ques­tion d’un retour défini­tif en Algérie au début des années 90, mais la sit­u­a­tion de l’époque en Algérie les a fait opter pour une émi­gra­tion au Cana­da. Plusieurs années après ses études en maths, comme mon père était déjà mil­i­tant de la cause berbère, il a effec­tué un doc­tor­at en lin­guis­tique berbère. Cette fil­ière ayant moins de débouchés qu’en sci­ences, il a donc con­tin­ué d’exercer en math­é­ma­tiques. Ma mère, qui est tit­u­laire d’un doc­tor­at de chimie, est tou­jours enseignante en région parisi­enne. Pour ma part, j’ai pris con­science de l’importance de la représen­ta­tion et de l’exemplarité auprès des élèves maghrébins lors de mon stage FHM en pre­mière année. J’ai demandé à effectuer un stage civ­il en académie pour con­naître le méti­er de mes par­ents et j’ai été affec­té dans un col­lège des quartiers nord de Mar­seille. Au début, les élèves cherchent à tester l’adulte qui leur fait face, mais une fois ce cap passé, lorsqu’on trou­ve la bonne manière de leur par­ler, on crée une véri­ta­ble rela­tion avec eux car ce sont des élèves qui man­i­fes­tent beau­coup plus leur affec­tion que des élèves peut-être plus struc­turés. Comme je suis d’origine algéri­enne, je pou­vais voir des élèves se pro­jeter dans mon exem­ple, même si ça peut paraître très arro­gant de dire ça. Beau­coup me demandaient d’où je venais en Algérie, ça comp­tait pour eux et le lien avec eux était très fort. Plusieurs pro­fesseurs qui ont enseigné dans ces ban­lieues dif­fi­ciles ont témoigné que, après avoir obtenu une muta­tion dans des étab­lisse­ments plus tran­quilles, ils ont préféré revenir dans un étab­lisse­ment plus sen­si­ble parce que la dimen­sion affec­tive leur man­quait. Ce qui m’avait mar­qué, c’était de voir que d’anciens élèves du col­lège venaient plusieurs années après remerci­er leurs pro­fesseurs, alors que ça ne m’était jamais venu à l’idée lorsque j’avais leur âge.

Que s’est-il passé quand tu as appris que tu étais admis à Polytechnique ?

J’étais très con­tent, très soulagé et mes par­ents aus­si, après trois ans sous pres­sion. J’étais en Algérie ce jour-là, c’est un très bon sou­venir. Mais je crois que j’étais encore plus con­tent quand mon frère a été admis (Mas­tane Achab, pro­mo­tion 2012), car je me suis dit que ça soulagerait défini­tive­ment mes parents.

Massil Achab avec ses camarades de la section foot de l'X
Avec quelques cama­rades de la sec­tion foot.

Pourquoi cette réaction ? Est-ce par reconnaissance envers ce que vos parents ont fait pour votre réussite ?

Nos par­ents ont tou­jours été der­rière nous, nous ont sans cesse poussés à tra­vailler. J’ai l’impression de les avoir énor­mé­ment écoutés, et à rai­son. Quand on a 18-
20 ans, on ne mesure pas toute l’importance de faire des études, l’impact que ça aura sur nos oppor­tu­nités. Main­tenant, quand je vois la dif­férence avec quelques amis du col­lège ou du lycée, je con­state que nous avons des tra­jec­toires com­plète­ment dif­férentes. Tout se joue en quelques années : d’un côté, mon frère et moi avons accès à tout, la con­nais­sance et la décou­verte du monde ; de l’autre, les échecs, les doutes, le manque de per­spec­tives. Nos par­ents ont tou­jours voulu que nous ayons des emplois sta­bles. Cela a été le dénom­i­na­teur com­mun de tout leur dis­cours : le départ au Cana­da s’est peut-être fait au détri­ment de la val­ori­sa­tion de leurs diplômes. Les dif­férents démé­nage­ments leur ont don­né un sen­ti­ment d’instabilité et le désir que leurs enfants ne con­nais­sent pas cette situation.

Que ta mère soit docteur en chimie, est-ce habituel pour une femme algérienne ? Est-ce une particularité de la Kabylie ? Et pardon si cette question
est un cliché.

Les mau­vais­es langues dis­ent qu’en Kabylie les gens font plus d’études car il y a moins de loisirs que dans les autres wilayas [rires]. His­torique­ment, la Kabylie a con­nu un début de sco­lar­i­sa­tion dès la fin du XIXe siè­cle, plus tôt que les autres régions. Ce n’est pas rare pour une femme en tout cas, sa sœur est doc­teur, plusieurs de ses amies le sont.

Comment se sont passés tes premiers pas sur le platâl ?

Après trois ans de pré­pa, on décou­vre le plateau vêtu d’un jog­ging bleu et de chaus­sures gris­es, dans une tenue com­plète­ment imper­son­nelle, en face d’officiers qui nous appren­nent les chants mil­i­taires et l’ordre ser­ré, ain­si que les pom­pes, le gainage et la chaise. Les deux pre­miers jours sont bizarres puis il faut le pren­dre comme un jeu et se dire que ça n’a qu’un temps. Glob­ale­ment, ça s’est très bien passé car le fait d’être dans cet accou­trement per­met de cass­er com­plète­ment les cli­vages soci­aux. Je me suis fait plusieurs amis par­mi des élèves venant de Sainte-Geneviève, une pré­pa que je ne con­nais­sais alors que pour sa rigueur et sa dis­ci­pline. Si nous n’avions pas été mis ensem­ble dans la même tenue, à faire ces activ­ités au quo­ti­di­en, nous auri­ons prob­a­ble­ment été moins proches à la fin. Je garde con­tact encore aujourd’hui avec des cama­rades ren­con­trés juste­ment pen­dant ce mois d’intégration fin 2010. Cela noue des liens de vie au-delà des cli­vages ou des sépa­ra­tions qui exis­tent dans la société.

Dans la sec­tion foot, nous étions tous très proches et nous enten­dions glob­ale­ment très bien. Les cours étaient très intéres­sants mais, ce que je retiendrai le plus, c’est l’aspect humain, le fait de vivre ensem­ble, d’avoir des activ­ités ensem­ble, de faire du sport ensem­ble et ren­con­tr­er les gens en dehors des salles de classe. Mes ami­tiés les plus fortes se sont nouées pen­dant cette péri­ode de la pré­pa et de l’École.

Massil Achab avec Yves Demay
Avec Yves Demay, alors directeur général de l’École.

Y a‑t-il de nombreux Algériens nés en France qui intègrent l’X ?

Je suis le seul Algérien de ma pro­mo­tion, en tout nous devions être trois ou qua­tre Maghrébins à avoir gran­di en France. Les Maro­cains ayant gran­di au Maroc représen­tent un con­tin­gent impor­tant et ont sou­vent fréquen­té les lycées français ou pré­pas de leur pays. En Algérie, il n’y a pas de pré­pa, juste un lycée français, la fil­ière est moins con­solidée qu’au Maroc ou en Tunisie. C’est dom­mage pour l’Algérie, car beau­coup de Maro­cains revi­en­nent tra­vailler au Maroc et con­tribuent au développe­ment de l’économie du pays.

Quelle école d’application as-tu faite ?

J’ai fait l’Ensae, pour ren­forcer mes con­nais­sances en sta­tis­tiques appliquées et en économie, même si, pour être hon­nête, je me con­tentais de la moyenne en économie. Puis j’ai fait une thèse en maths appliquées à l’X, dans l’étude des cor­réla­tions entre séries temporelles. 

Avais-tu défilé pour le 14 Juillet ?

J’ai défilé en 2012, mes par­ents étaient en vacances en Algérie et m’ont regardé à la télévi­sion. Mon grand-père m’avait regardé aus­si, peu de temps avant sa dis­pari­tion. L’année précé­dente, il était de pas­sage à Paris et m’avait vu en uni­forme, j’ai sen­ti que ça l’avait mar­qué. Il était plutôt strict, mais avait un pro­fond respect pour le monde mil­i­taire et la réus­site sociale.

Que fais-tu actuellement ? 

Je suis développeur infor­ma­tique dans le secteur de la blockchain : une tech­nolo­gie qui facilite la désinter­médiation lors de trans­ac­tions finan­cières, et per­met de repenser l’architecture du monde de la finance actuel. À moyen terme, j’aimerais utilis­er ces con­nais­sances pour fonder une entre­prise dans le domaine du paiement en Afrique, en com­mençant par l’Algérie. Des prob­lèmes peu­vent être réso­lus de manière sim­ple. Pour pay­er une fac­ture, pour pay­er l’assurance, on est par­fois obligé de se déplac­er dans la suc­cur­sale en ques­tion. Les habi­tants des vil­lages kabyles par exem­ple doivent se ren­dre à Tizi Ouzou pour régler leurs fac­tures alors qu’ils pour­raient aller chez leur marc­hand de jour­naux, qui pour­rait attester avoir reçu le paiement d’une fac­ture et le noti­fi­er au des­ti­nataire. De nom­breux prob­lèmes con­crets peu­vent être réso­lus en appli­quant des solu­tions qui ont fait leurs preuves ailleurs. Dans quelques années, j’aimerais faire cette tran­si­tion, tra­vailler sur des sujets tech­nique­ment moins com­pliqués mais ayant plus d’impact sur la vie con­crète des gens.

“Si moi je ne prends pas le risque de transmettre en Algérie
tout ce que j’ai appris ici, qui va le faire ?”

Si tu te projettes dans cinq ou dix ans, où te vois-tu ?

Je me vois dans une entre­prise qui tra­vaille dans le paiement, paiement mobile notam­ment, en Algérie et pourquoi pas dans plusieurs pays d’Afrique. De nom­breuses entre­pris­es tra­vail­lent déjà dans ce secteur. Depuis le début des années 2000, il est pos­si­ble dans plusieurs pays africains de trans­fér­er du crédit télé­phonique par SMS. Ce trans­fert de crédit est util­isé comme mon­naie d’échange : par exem­ple, des com­merçants qui ne peu­vent pas ren­dre la mon­naie envoient du crédit SMS à leurs clients. La fron­tière entre crédit télé­phonique et argent est très mince. L’usage de la carte ban­caire restant lim­ité en Algérie, le paiement par mobile a sa carte à jouer, le taux d’utilisation de smart­phones étant bien supérieur au taux de ban­car­i­sa­tion. C’est ce qu’a fait le Kenya, le pays d’Afrique où les ser­vices financiers marchent le mieux, notam­ment grâce au choix du pays d’autoriser le paiement par mobile dès 2007. Le paiement par mobile n’a jamais été implé­men­té en Algérie, offi­cielle­ment pour des raisons de sécurité.

Le développe­ment d’une entre­prise y sera prob­a­ble­ment plus com­pliqué qu’en France, avec son lot de dif­fi­cultés imprévues. Mais je suis sûr que je ten­terai dans les années qui vien­nent. J’ai eu 30 ans récem­ment et je me suis dit que je n’accepterai pas de vivre avec le regret de ne pas avoir ten­té. Je peux très bien vivre une vie de développeur infor­ma­tique à Paris, gravir les éch­e­lons et pourquoi pas mon­ter une boîte en France. Je sais que je peux le faire, c’est une vie qui est pos­si­ble. Mais, si je tente quelque chose en Algérie, même si j’échoue, je pour­rai tou­jours revenir tra­vailler en France et rester crédi­ble. Si ma sit­u­a­tion peut rester sta­ble après un échec, ça veut dire qu’il faut que j’y aille, que je tente l’aventure.

Massil Achab sur la route de Tamanrasset.
Sur la route de Tamanrasset.

Avec tes trois nationalités, te sens-tu algérien, algérien mais pas uniquement, français, canadien ?

C’est une ques­tion dif­fi­cile. J’ai gran­di au Cana­da mais j’en suis par­ti il y a longtemps donc je con­nais moins. Entre l’Algérie et la France, mon cœur bal­ance ; de temps en temps je me sens plus français, de temps en temps je me sens plus algérien. Il y aura tou­jours cette oppo­si­tion : quand je suis en France, on me voit comme un Algérien, quand je suis en Algérie, on me voit comme un Français. Il faut se con­stru­ire dans cet entre-deux et faciliter le lien. J’ai un ami qui est dans ce cas-là et qui plus tôt que moi a eu le désir de con­stru­ire quelque chose en Algérie. Il m’a dit une for­mule qui m’a mar­qué : c’est « le sens de l’histoire ». Si mes par­ents sont par­tis en France, c’était pour faire leurs études mais ils ont tou­jours eu en tête de revenir dans leur pays. Nous sommes dans cette sit­u­a­tion où on peut créer ce lien entre ces deux pays et si on ne le fait pas, qui va le faire ? J’ai une posi­tion très sta­ble mais, si moi je ne prends pas le risque de trans­met­tre en Algérie tout ce que j’ai appris ici et essay­er de faire avancer les choses, qui va le faire ? Il y a beau­coup de ques­tions pour lesquelles il n’y a pas de réponse claire, comme de savoir si je me sens plus algérien ou plus français. Mais, à la ques­tion « si moi je ne le fais pas, qui va le faire ? » la réponse est beau­coup plus claire, comme une évidence.

2 Commentaires

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sadadou kamelrépondre
2 avril 2020 à 0 h 45 min

Je suis très inspiré et ému par son par­cours même si il faut le dire ; il a eu des par­ents et un entourage for­mi­da­ble qui l’ont aidé à s’af­firmer et à être celui qui l’est aujourd’hui.j,‘avoue je l’en­vie un petit peu.
Pour ce qui est des pré­pa en Algérie elles existent,je suis moi même en 2 éme année pré­pa sci­ence et tech­nique à l’é­cole n’a­tionale poly­tech­nique d’Al­ger mais elles ne sont pas iden­tiques à ceux que l’on peut trou­ver en France,Maroc… Elles suiv­ent un sys­téme légere­ment différent.

Mous­sa Abdirépondre
17 juin 2020 à 0 h 45 min

Félic­i­ta­tions pour ce par­cours ! Je vois pas mal de simil­i­tudes entre nos par­cours. Je suis moi-même kabyle de la région de Tizi-Ouzou, j’ai gran­di en France en région parisi­enne et j’ai inté­gré l’X en 94. Mes par­ents sont nés dans un petit vil­lage du fin fond de la Kabylie et sont venus s’in­staller à Paris, d’abord pro­vi­soire­ment, puis défini­tive­ment. J’ai la dou­ble nation­al­ité et j’y retourne assez sou­vent (une fois pas an en moyenne). Je suis heureux de voir qu’il y a d’autres kabyles qui ont inté­gré l’Ecole !

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