Forêt péruvienne, lors d’une mission PUR Projet D'ARTHUR PIVIN

Arthur Pivin (2010), « Il faut revenir au rôle du scientifique dans la transition énergétique »

Dossier : TrajectoiresMagazine N°774 Avril 2022
Par Capucine DESTAING (MScT2020)
Par Arthur PIVIN (2010)

NeXt, l’association d’écologie et de pro­mo­tion de la tran­si­tion durable des modes de vie à l’École poly­tech­nique, a ren­con­tré Arthur Pivin (2010) lors d’une table ronde de X Urgence écologique, un col­lec­tif de poly­tech­ni­ciens engagés dans la tran­si­tion envi­ron­nemen­tale. Con­sul­tant chez Car­bone 4, le cab­i­net de con­seil sur les enjeux énergie et cli­mat cofondé par Alain Grand­jean (75) et Jean-Marc Jan­covi­ci (81), Arthur s’est ori­en­té vers la recherche et l’action envi­ron­nemen­tales dès les rangs de l’École, et il s’est spé­cial­isé dans les puits de car­bone et la bio­di­ver­sité, exper­tis­es qu’il développe aujourd’hui au sein de Car­bone 4.

Peux-tu te présenter ainsi que ton parcours ?

Arthur Pivin : Je suis un X2010 et, lors de mes années à l’X, j’ai suivi le par­cours d’approfondissement SDE (sci­ences et défis de l’environnement) et j’ai ensuite effec­tué ma 4A au Chili. J’ai décidé de rester en Amérique du Sud pour une année de césure, ce qui m’a don­né l’occasion de décou­vrir la cul­ture des com­mu­nautés indigènes et de me sen­si­bilis­er à la cause et à la pro­tec­tion de la forêt ama­zoni­enne et au rôle des com­mu­nautés locales et indigènes dans cette préservation.

À mon retour en France, j’ai tra­vail­lé un an et demi chez PwC en con­seil en développe­ment durable. Après cette pre­mière expéri­ence, j’ai débuté un CDI chez PUR Pro­jet, une entre­prise qui a dévelop­pé le con­cept d’Insetting. Cela con­siste à accom­pa­g­n­er les entre­pris­es dans l’intégration de la prob­lé­ma­tique cli­mat au sein de leur chaîne de valeur, afin de régénér­er, dynamiser et préserv­er les écosys­tèmes dont elles dépen­dent. Cette entre­prise française était à l’époque dirigée par un X2002 qui cher­chait quelqu’un pour être son bras droit, quelqu’un qui puisse faire un peu de tout, lance­ment et suivi de pro­jet, quan­tifi­ca­tion car­bone, etc., mais qui puisse aus­si se déplac­er pour suiv­re les projets.

Pen­dant trois ans et demi, j’ai tra­vail­lé en « ultra-mobil­ité », six à huit mois par an aux qua­tre coins du monde (donc avec une empreinte car­bone mon­u­men­tale, mais pour une bonne cause) afin de suiv­re l’exécution de pro­jets de con­ser­va­tion, refor­esta­tion, agri­cul­ture durable, avec une com­posante sociale très forte. Mon job était très atyp­ique car je devais par­fois par­tir pour deux jours de marche à tra­vers mon­tagnes et forêts pour par­ler de con­ser­va­tion dans de petits vil­lages. J’ai tra­vail­lé avec des com­mu­nautés au Brésil, au Pérou, en Ougan­da, aux Philip­pines, en Éthiopie, en Inde…

Cette expéri­ence fut très com­plé­men­taire de ma for­ma­tion de poly­tech­ni­cien, car j’étais sou­vent face à des indi­vidus dont je ne par­lais pas la langue, qui ne savaient pas for­cé­ment lire ou écrire, avec qui je devais échang­er pour finale­ment faire le lien avec des financeurs. Ça demande une forme d’intelligence très dif­férente des com­pé­tences que l’on développe à l’X. C’est cette expéri­ence qui m’a don­né une exper­tise sur le con­cept de puits de car­bone, qui con­siste à séquestr­er du car­bone dans des puits ; dans les forêts, man­groves, etc. Je suis chez Car­bone 4 depuis mars 2021 pour dévelop­per cette exper­tise « car­bone vivant ». Ils con­nais­sent très bien la par­tie car­bone indus­triel mais voulaient quelqu’un pour dévelop­per la par­tie de la séques­tra­tion car­bone, la bio­masse, etc. Je vais main­tenant dévelop­per la pra­tique biodiversité.

Arthur PIVIN devant un arbre
Arthur devant un arbre plan­té sept ans plus tôt dans le cadre d’une mis­sion avec PUR Projet.

Selon toi, quel est le rôle d’un ingénieur dans la transition environnementale ?

Arthur Pivin : Pour moi le rôle d’un ingénieur, c’est avant tout le rôle d’un sci­en­tifique ayant la capac­ité d’informer le grand pub­lic. La sci­ence est une source d’information objec­tive qui per­met d’indiquer quels sont les impacts réels du cli­mat et le rôle de l’homme là-dedans. La sci­ence per­met égale­ment d’évaluer dif­férentes solu­tions pour résoudre ce prob­lème. Par exem­ple, on entend sou­vent dire qu’il faut planter des arbres pour résoudre la crise cli­ma­tique ; il y a en effet énor­mé­ment de fan­tasmes autour de cela, mais il faut savoir dans quelle mesure le faire et com­ment le faire. C’est grâce aux résul­tats d’études sci­en­tifiques que l’on peut trou­ver une réponse. Les sci­en­tifiques ont pour rôle d’apporter de l’information au débat pub­lic, d’établir la réal­ité des impacts de la crise cli­ma­tique et d’évaluer les poten­tielles solutions.

Le sec­ond rôle des ingénieurs selon moi est de pro­pos­er des solu­tions tech­nologiques. Nous pou­vons divis­er la solu­tion au prob­lème cli­ma­tique en deux par­ties. Une par­tie va con­sis­ter à chang­er nos habi­tudes, par exem­ple ne plus par­tir au bout du monde pour un week-end, et ain­si adopter un mode de vie plus sobre. C’est le con­cept de la sobriété. La deux­ième par­tie con­siste à amélior­er nos pra­tiques et nos tech­nolo­gies, par exem­ple déploy­er un réseau de trains effi­cace, inven­ter une agri­cul­ture durable, ou encore dévelop­per des solu­tions de pro­duc­tion d’électricité bas car­bone. Au pas­sage, nous savons aujourd’hui que le développe­ment tech­nologique seul ne suf­fi­ra pas à résoudre la crise cli­ma­tique. Nous ne pou­vons pas garder le même mode de vie en amélio­rant les technologies.

Un troisième rôle, qui est peut-être le plus impor­tant, c’est le rôle que les poly­tech­ni­ciens peu­vent avoir en exerçant une influ­ence dans la sphère économique et poli­tique. Les poly­tech­ni­ciens ont un accès priv­ilégié aux postes à respon­s­abil­ité et peu­vent par con­séquent exercer une influ­ence sur les choix soci­aux et économiques. Un poly­tech­ni­cien peut faire peser son influ­ence au sein de l’organisation dans laque­lle il travaille.

Finale­ment un ingénieur, c’est un indi­vidu qui a des choix per­son­nels à faire, lesquels vont con­cern­er son empreinte car­bone. Nous avons tous un rôle à jouer dans ce que nous con­som­mons, la manière dont nous tra­vail­lons et inter­agis­sons avec nos proches. Nous avons donc tous un rôle per­son­nel à jouer dans la transition.

Arthur PIVIN de dos, en Ouganda
Arthur de dos, en Ougan­da, dans le cadre d’une mission.

Quel est un exemple type de mission dans ton rôle actuel ?

Arthur Pivin : Il y a deux mis­sions types. La pre­mière c’est du développe­ment méthodolo­gie lié aux puits de car­bone. Nous avons un gros chantier chez Car­bone 4 qui s’appelle la Net Zero Ini­tia­tive, je tra­vaille sur la dimen­sion puits de car­bone de cette ini­tia­tive. Cela con­siste à déter­min­er com­ment les compt­abilis­er et com­ment pro­pos­er une approche alignée avec la sci­ence et les rap­ports du GIEC. L’autre type de mis­sion con­cerne l’accompagnement d’une entre­prise dans sa réduc­tion d’émissions, à tra­vers notam­ment une stratégie de puits de car­bone. On va donc étudi­er la chaîne de valeur pour voir s’il y a des séques­tra­tions fais­ables. On va regarder l’activité et trou­ver un pro­jet en lien avec l’entreprise, afin de déter­min­er s’il y a des cobéné­fices poten­tiels en ter­mes de bio­di­ver­sité par exem­ple. Nous gar­dons tou­jours en tête que la pri­or­ité est la réduc­tion des émissions.

Est-ce que toutes les industries peuvent suivre une telle stratégie ? Est-ce que certains secteurs manquent à l’appel ?

Arthur Pivin : Dans l’ensemble, le sujet cli­mat explose et nous avons beau­coup de deman­des. Il existe des secteurs pour lesquels il y a plus d’intérêt à suiv­re une telle stratégie, notam­ment si, dans la chaîne de valeur, il y a des puits de car­bone. Par exem­ple, une entre­prise qui a un fort amont agri­cole ou un lien avec les forêts peut, à l’intérieur de son périmètre d’activités, génér­er des séques­tra­tions de manière plus naturelle qu’une entre­prise qui doit inve­stir dans un pro­jet tiers. Ce que l’on appelle l’Insetting, cap­tur­er les émis­sions au sein de sa chaîne de valeur, ce qui per­met de tra­vailler directe­ment sur son impact.

Une entreprise qui n’a pas de puits de carbone dans sa chaîne de valeur peut-elle être neutre, en compensant ses émissions ?

Arthur Pivin : Chez Car­bone 4, on ne croit pas qu’un pro­duit, un ser­vice ou une entre­prise puisse être neu­tre. Ce qui est neu­tre c’est un ter­ri­toire, car c’est un équili­bre physique entre un flux d’émissions et un flux de séques­tra­tions. Même si une entre­prise achète des crédits qui cor­re­spon­dent à la somme de ses émis­sions, ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas d’impact sur le cli­mat. Notam­ment, il y a beau­coup d’incertitudes sur la quan­tifi­ca­tion et la per­ma­nence de la séques­tra­tion car­bone. Et, dans tous les cas, nous ne sommes pas en mesure d’absorber toutes les émis­sions, donc nous devons les réduire, par 4 ou 5.

Alain Grandjean et Julien Lefournier citent dans leur livre L’illusion de la finance verte l’étude « Faire sa part ? » de Carbone 4, qui quantifie à 25 % la part du bilan carbone à la portée des individus, si chacun adoptait un comportement qualifié d’héroïque, c’est-à-dire minimisant l’émission de GES : changement de son alimentation, chauffage réduit, effort portant sur la mobilité, etc. Il reste donc toujours une part de 75 % des efforts à faire qui sont de la responsabilité du système sociotechnique. Faut-il miser alors sur les prouesses technologiques pour résoudre cette crise ?

Arthur Pivin : L’impact car­bone, c’est le pro­duit de tout ce que nous con­som­mons mul­ti­plié par le fac­teur moyen de ce que nous con­som­mons. Il y a donc plusieurs moyens de le réduire. Pre­mière­ment : con­som­mer moins d’une cer­taine chose. Par exem­ple, réduire notre vol­ume de déplace­ment en avion. Ensuite, opér­er un report tech­nologique sur cer­taines de nos con­som­ma­tions. Par exem­ple, rem­plac­er cer­tains de nos déplace­ments en avion par des déplace­ments en train. Enfin, amélior­er la per­for­mance car­bone d’un moyen don­né. Par exem­ple, créer des trains plus économes en énergie ou réduire le fac­teur car­bone de l’électricité afin que les tra­jets en train émet­tent moins. La tech­nolo­gie a donc bien un rôle, mais il ne faut pas tout atten­dre d’elle. Notre impact car­bone dépend avant tout de nos mod­èles de consommation.

“Il faut consommer moins, consommer autre chose
et améliorer notre consommation.”

Étant don­né le niveau d’urgence écologique, nous ne pou­vons pas nous per­me­t­tre de nous priv­er d’un de ces leviers. Ce qui veut dire que nous avons aus­si besoin en effet d’améliorations tech­nologiques pour résoudre cette crise. Mais ce n’est ni la seule dimen­sion du prob­lème, ni la plus pri­or­i­taire selon moi.

Lorsque l’on écoute des professionnels du secteur énergétique, des politiques, des économistes, les avis divergent sur la feuille de route à suivre pour résoudre la crise climatique. Certains vont dire que l’énergie solaire n’est finalement pas si efficace, car le cycle de vie du produit émet beaucoup de carbone. Les conflits d’intérêts rendent difficile le développement d’un consensus universel. Comment faire pour établir une feuille de route à suivre ?

Arthur Pivin : En tant qu’ingénieurs, nous sommes habitués à résoudre des prob­lèmes com­plex­es mais par­faite­ment défi­nis. Dans la réal­ité, il faut sou­vent s’attaquer à des prob­lèmes mal défi­nis, ce qui com­plique les choses. C’est par­ti­c­ulière­ment vrai dans le cas de la crise cli­ma­tique. Effec­tive­ment, cha­cun défend ses intérêts et son point de vue, mais c’est à ce moment-là qu’il faut revenir au rôle du sci­en­tifique dans la tran­si­tion énergé­tique car, lorsqu’il y a un débat sur le nucléaire ou le solaire, il faut se dépas­sion­ner et avoir une réflex­ion objective.

Évidem­ment, une struc­ture comme EDF va défendre le nucléaire et Neoen va défendre le solaire, mais un sci­en­tifique doit savoir exam­in­er des analy­ses de cycle de vie chiffrées, accepter que l’on ne trou­vera pas for­cé­ment la meilleure solu­tion et arbi­tr­er selon la via­bil­ité d’une solu­tion. Il faut savoir faire un aller-retour per­ma­nent entre un monde par­fait où l’on essaye de cal­culer absol­u­ment tout et, à un moment, faire des choix pragmatiques.

On peut ici par­ler à nou­veau de l’importance de la sobriété. Nous pou­vons débat­tre des années sur l’impact car­bone d’un mégawattheure solaire et d’un mégawattheure nucléaire, mais le meilleur mégawattheure reste celui que l’on ne pro­duit et ne con­somme pas.

Quelles sont les ressources (livres, films, articles, revues…) qui ont forgé ta vision des enjeux liés à l’environnement et à l’écologie ?

Arthur Pivin : Avec X Urgence écologique, un des pro­jets que nous avons est de mon­ter une bib­lio­thèque de ressources. Selon moi, la ressource de base reste le rap­port du GIEC. Les con­férences de Jean-Marc Jan­covi­ci (81) par­lent à la com­mu­nauté des ingénieurs. Il est aus­si impor­tant de cou­pler les ressources sci­en­tifiques avec la soci­olo­gie et la philoso­phie de l’environnement. Par exem­ple, la ques­tion de la résis­tance psy­chologique au change­ment de com­porte­ment dans la tran­si­tion est très impor­tante. Un livre pas­sion­nant sur le sujet est Le Bug humain : Pourquoi notre cerveau nous pousse à détru­ire la planète et com­ment l’en empêch­er de Sébastien Bohler (92), un poly­tech­ni­cien qui s’intéresse aux freins neu­ro­sci­en­tifiques. Un autre livre que je recom­mande est Le Syn­drome de l’autruche : Pourquoi notre cerveau veut ignor­er le change­ment cli­ma­tique de George Mar­shall, avec une pré­face de Cyril Dion.

J’écris moi-même un roman sur le sujet en ce moment. C’est un roman d’apprentissage qui s’attache à explor­er la pos­si­bil­ité d’une écolo­gie séduisante. Søren, le nar­ra­teur et per­son­nage prin­ci­pal, se trou­ve sous le feu d’un con­flit intérieur entre une injonc­tion « esthé­tique » à vivre une vie riche et intense, et une injonc­tion « éthique » qui lui provient de la prise de con­science de l’urgence écologique et l’invite à peser l’impact de ses actions.

Il ne veut renon­cer ni à l’une ni à l’autre, c’est-à-dire qu’il refuse de fein­dre d’ignorer les désor­dres du monde comme il refuse de leur sac­ri­fi­er l’intensité de sa vie. Il lui faut donc appren­dre à met­tre l’un au ser­vice de l’autre, c’est-à-dire à con­stru­ire une voie dans laque­lle son engage­ment pour le vivant servi­ra égale­ment son exis­tence individuelle. […]

À ce sujet, quel est selon toi le meilleur moyen pour NeXt de sensibiliser les élèves sur le campus ? Nous avons une rubrique dans l’IK dans laquelle nous partageons des infographies, des résumés de conférences, mais également des articles qui concernent le mode de vie des polytechniciens directement (bilan carbone des voyages de sections). Comment encourager nos camarades sans être donneur de leçon ?

Arthur Pivin : Lorsque l’on fait de la sen­si­bil­i­sa­tion, l’agacement est assez naturel, car les gens peu­vent nous reprocher d’adopter un dis­cours moral­isa­teur. Il est impor­tant de soulign­er que vous ne voulez pas cul­pa­bilis­er les gens, il ne faut pas néces­saire­ment dire aux gens d’ar­rêter d’aller en République Domini­caine par exem­ple, il faut sim­ple­ment pren­dre con­science de l’impact que cela a. La mesure est une très bonne manière de sen­si­bilis­er, car c’est objec­tif et par con­séquent non attaquable.

Par rap­port à un voy­age de sec­tion, qui a pour but la cohé­sion, c’est peut-être pos­si­ble de faire un voy­age plus proche, par exem­ple dans le sud de la France, en Ital­ie ou en Espagne, qui sont des endroits acces­si­bles en train. Vous pou­vez ensuite encour­ager les gens à faire une année sab­ba­tique, où l’on va pren­dre un avion pour six mois ou un an, faire un vrai voy­age, appren­dre une langue, décou­vrir une cul­ture… et finale­ment repenser non seule­ment l’efficacité car­bone de son voy­age, mais encore se servir de cette occa­sion pour imag­in­er de nou­veaux modes de voy­ages, plus pro­fonds et plus sat­is­faisants que les anciens.


Arti­cle ini­tiale­ment paru dans l’IK n° 1399 du 15 décem­bre 2021. Mer­ci à Helen Sands (2020) et à la rédac­tion de l’IK pour l’aimable repro­duc­tion de cet article.

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