Louis Bourgain (35)

Louis Bourgain (35), une vie hors du commun (1915–2000)

Dossier : ExpressionsMagazine N°575 Mai 2002Par : Dominique Blay (Supélec, 62)

Louis Bour­gain, issu d’une famille du Pas-de-Calais, est né à Boulogne en 1915. Entré à l’É­cole poly­tech­nique en 1935, il intè­gre à sa sor­tie l’ar­mée de l’air où il devient pilote. Dès 1940, avec le grade de lieu­tenant, il quitte la France via l’Al­gérie pour l’An­gleterre où il est incor­poré à la RAF dans le groupe ” Guyenne “, spé­cial­isé dans les bom­barde­ments avec les bom­bardiers Hal­i­fax et Lan­cast­er sur l’Alle­magne. C’est au sein de cette unité qu’il recevra la pres­tigieuse DFC.

À la fin de la guerre, décoré de la Légion d’hon­neur, il est réin­té­gré dans l’ar­mée de l’air qu’il quitte rapi­de­ment. Il entre à Air France en 1946. Il sera pilote de la pre­mière liai­son transat­lan­tique Paris — Shan­non — Gan­der — New York et retour en DC4 (19 h 45 !). Après avoir par­ticipé au développe­ment de la com­pag­nie Roy­al Air Maroc comme directeur tech­nique et chef pilote, puis de la com­pag­nie Tuni­sair comme directeur tech­nique, il revient en France avec la spé­cial­ité d’ingénieur d’es­sais en vol des pro­to­types civils.

C’est à ce titre qu’il par­ticipe à la cer­ti­fi­ca­tion des avions de ligne, par­mi lesquels on peut citer le Bréguet deux ponts, le Hurel Dubois HD32, ain­si que des avions mil­i­taires, tel le Vau­tour. Il par­ticipe aux pre­miers essais de Car­avelle, et quit­tera Air France après un désac­cord sur la mise en ser­vice de l’avion Comet par la compagnie.

Ce sera pour lui la fin de sa car­rière de pilote, et il ren­tre en 1959 au CEA dans le départe­ment DUSI, chargé de la con­struc­tion de l’u­sine de Pier­re­lat­te. Il sera affec­té aux études sur les com­presseurs des qua­tre tranch­es, plus par­ti­c­ulière­ment ceux dévelop­pés par la société His­pano-Suiza, dans l’équipe dirigée par Gas­pard Drey­fus (49). L’épopée de la con­struc­tion de l’u­sine dur­era pour lui jusqu’en 1965, après la mise en route.

Libéré des essais des com­presseurs, il se tourne alors vers une autre appli­ca­tion mécanique, tou­jours dans le cadre de la sépa­ra­tion iso­topique de l’u­ra­ni­um. Ce sera le début de son tra­vail en ultra­cen­trifu­ga­tion, dans le départe­ment DPC dirigé par Claude Fré­jacques (43). La tech­nolo­gie de l’époque était ori­en­tée vers les bols en dura­lu­min, et il met à prof­it ses con­nais­sances en métal­lurgie pour met­tre au point une nuance très résis­tante en liai­son avec la société Cegedur.

Les per­for­mances du métal lim­i­tant la vitesse des machines, il décou­vre alors une appli­ca­tion nou­velle d’un aci­er à haute résis­tance, ” l’aci­er marag­ing “. Après l’achat de tubes aux USA à la société Roll­met et leur exper­tise, il essaie de met­tre en place une ” voie française “. Une péri­ode d’es­sais métal­lurgiques avec la Société Aubert et Duval per­met de définir une gamme de fab­ri­ca­tion de l’aci­er français appelé Mar­val. Louis Bour­gain con­va­inc alors les autorités du CEA de négoci­er, avec la par­tic­i­pa­tion de la Délé­ga­tion générale pour l’Arme­ment, l’achat aux États-Unis de machines à flu­o­tourn­er cet aci­er, qui seront implan­tées ensuite à l’arse­nal de Tarbes.

Ceci per­me­t­tra de définir des bols de faible épais­seur, qui fer­ont l’ob­jet au cours des années soix­ante-dix d’es­sais physic­ochim­iques per­me­t­tant d’obtenir des ren­de­ments de sépa­ra­tion tout à fait com­pa­ra­bles à ceux obtenus par l’Uren­co avec ses machines ” G2 ” à la même époque. La par­tie mécanique (moteur et piv­o­ter­ies) sera réal­isée avec la col­lab­o­ra­tion de la société Sagem.

À par­tir de 1971, avec la nom­i­na­tion de Claude Fré­jacques à la tête de la Divi­sion de Chimie, les études sur la sépa­ra­tion iso­topique sont regroupées au Départe­ment de Génie iso­topique sous la respon­s­abil­ité de Pierre Plurien (48). Louis Bour­gain, plus mécani­cien que physic­ochimiste, aban­donne alors la direc­tion du lab­o­ra­toire chargé des essais d’en­richisse­ment pour se con­sacr­er à des études d’a­vant-garde, tou­jours sur le même sujet, mais avec d’autres matéri­aux que l’aci­er. Il étudie des solu­tions inno­vantes, en par­ti­c­uli­er l’emploi de fibres, d’abord la fibre de verre en coopéra­tion avec la SNIAS, puis la toute nou­velle fibre ” Kevlar ” et la fibre de carbone.

L’acier marag­ing

L’acier marag­ing (mot améri­cain for­mé par con­trac­tion de marten­sitic et aging) est un aci­er marten­si­tique à dur­cisse­ment struc­tur­al à hautes car­ac­téris­tiques mécaniques élaboré au début des années 1960 par la com­pag­nie Inter­na­tion­al Nick­el (INCO). Il est con­sti­tué de 18,5 % de nick­el, de 8 à 9 % de cobalt, de 3 à 5 % de molyb­dène et de 0,03 % de car­bone, ain­si que de divers autres élé­ments tels que : man­ganèse, titane, alu­mini­um ou sili­ci­um. L’élaboration du matéri­au avant traite­ment ther­mique donne un aci­er (R = 90 Mpa) classé déjà par­mi les aciers très durs. Le traite­ment ther­mique (aging) final avec une rela­tion temps/température très pré­cise per­met de mon­ter la valeur de R à des valeurs allant de 200 Mpa à 350 Mpa.

L’usinage per­me­t­tant d’obtenir des tubes très fins (épais­seur inférieure au mil­limètre) se fait sur un tour spé­cial appelé “ flu­o­tour ” de la manière suiv­ante : on éla­bore une ébauche de forge sous forme d’un cylin­dre court et épais ; cette ébauche est enfilée sur une matrice cylin­drique de diamètre égal à la cote finale intérieure du tube. On applique ensuite sur l’ébauche une molette (out­il) ani­mée d’un mou­ve­ment lon­gi­tu­di­nal. La pres­sion hydraulique élevée sur la molette per­met de repouss­er le métal en util­isant sa duc­til­ité élevée suiv­ant l’image don­née par la pres­sion de la main sur le tour de poti­er. L’allongement sur une passe est élevé (plusieurs dizaines de %). L’ébauche prend passe par passe la dimen­sion du man­drin intérieur jusqu’à l’épaisseur finale. Le tube final peut faire jusqu’à 2 mètres de long. Ce type de flu­o­tour est dit externe, il existe aus­si une pos­si­bil­ité de flu­o­tour interne.

Le traite­ment struc­tur­al final est appliqué à la fin de l’usinage. Ensuite il ne sera plus pos­si­ble d’usiner autrement que par rec­ti­fi­ca­tion. Dans les années soix­ante-dix, deux sociétés français­es ont dévelop­pé l’acier marag­ing : la société Aubert & Duval avec l’acier “ mar­val ”, et la société Imphy avec l’acier “marphy”.

Util­isé pour la fab­ri­ca­tion des corps de mis­siles, et en astro­nau­tique pour les tuyères de fusées, il l’a été égale­ment en sépa­ra­tion iso­topique pour les bols d’ultracentrifugeuses ; cet aci­er a retrou­vé depuis peu un renou­veau impor­tant pour la fab­ri­ca­tion des clubs de golf, sa résilience élevée per­me­t­tant des vitesses de balle supérieures de 20 à 30 % par rap­port aux clubs clas­siques fab­riqués à base d’acier inox clas­sique ou même de titane.

Les efforts dans ce domaine per­me­t­tront à l’équipe qui l’a suivi de dévelop­per l’u­til­i­sa­tion de ces fibres pour les volants d’in­er­tie et d’at­tein­dre en 1978 la vitesse périphérique de 800 mètres par sec­onde, record tou­jours invain­cu en France à notre connaissance.
Le CEA dimin­u­ant l’ef­fort sur l’ul­tra­cen­trifu­ga­tion, l’e­sprit inven­tif de Louis Bour­gain ne pou­vait pas se résign­er à ralen­tir son activ­ité. Tout en pro­posant ses ser­vices pour les analy­ses vibra­toires des dif­fuseurs de l’u­sine Eurodif alors en con­struc­tion, il met son équipe à la dis­po­si­tion des con­cep­teurs des bar­rières de sépa­ra­tion iso­topique pour amélior­er la fia­bil­ité des sup­ports en céramique, puis se lance dans la diver­si­fi­ca­tion en col­lab­o­rant avec son équipe au sein du GIE : CEA — Régie Renault — Peugeot.

Ce sera d’abord une exper­tise sur les boîtes de vitesses des voitures Alpine du ral­lye de Monte-Car­lo, puis l’amélio­ra­tion de la gamme de fab­ri­ca­tion de vile­bre­quins en fonte aciérée, et enfin la réduc­tion de la nui­sance sonore de la boîte de vitesses com­mune à la Renault R14 et à la Peu­geot 204. Cette action en diver­si­fi­ca­tion per­me­t­tra la mise au point de tech­niques d’analyse vibra­toire util­isant les trans­for­mées de Fouri­er et les fonc­tions de corrélation.

En 1975, tit­u­laire de 27 brevets d’in­ven­tion au CEA, en majorité sur l’ul­tra­cen­trifu­ga­tion, Louis Bour­gain fait val­oir ses droits à la retraite. Il ne reste pas inac­t­if, bien au con­traire, il va con­tin­uer avec une ardeur tou­jours intacte une action en sépa­ra­tion iso­topique sous forme de con­seil auprès de la société USSI, fil­iale du CEA chargée de la con­struc­tion de l’u­sine Eurodif dev­enue depuis ” usine Georges Besse “. Il retrou­ve là Gas­pard Drey­fus, pour analyser les mesures vibra­toires faites sur les com­presseurs Ger­cos. Il va égale­ment met­tre ses con­nais­sances en mécanique des vibra­tions au prof­it d’une tech­nique de ” sur­ven­ti­la­tion ” postopéra­toire des malades, mise au point par un de ses fils médecin.

Ses temps libres ne sont pas des temps de repos intel­lectuel. En effet, il écrit et pub­lie un livre tech­nique sur les méth­odes d’analyse vibra­toire, et peaufine la rédac­tion du sec­ond, puis du troisième tome de ses mémoires de guerre sur l’épopée du groupe Guyenne. Une mal­adie de la vision lui inter­dit petit à petit toute mobil­ité extérieure, et l’im­pos­si­bil­ité de lire lui-même. C’est son épouse qui lui servi­ra doré­na­vant de lecteur. Il s’éteint le 28 avril 2000. Il était offici­er de la Légion d’hon­neur et com­man­deur de l’or­dre du Mérite.

Toute la vie pro­fes­sion­nelle de Louis Bour­gain sera mar­quée par la pas­sion d’en­tre­pren­dre. Pas­sion qui motivera son départ vers l’An­gleterre, pas­sion du pilote qui le fera devenir ingénieur des essais en vol, pas­sion pour par­ticiper à la grande saga que fut la con­struc­tion de l’u­sine de sépa­ra­tion iso­topique de Pier­re­lat­te, pas­sion pour la mise au point d’une ultra­cen­trifugeuse per­for­mante, pas­sion qui engen­dr­era les tech­niques pour la réduc­tion du bruit dans les voitures, pas­sion qui lui fera dévelop­per auprès de son fils des tech­niques issues de l’analyse vibra­toire au prof­it de la ven­ti­la­tion postopéra­toire des malades. C’est égale­ment la pas­sion de trans­met­tre son expéri­ence qui l’aidera pour l’écri­t­ure de ses ouvrages.

Toute­fois, on regret­tera les cir­con­stances qui ont entraîné la diminu­tion de ses activ­ités en ultra­cen­trifu­ga­tion. En effet, il don­na une impul­sion déter­mi­nante pour la mise en place de la solu­tion ” aci­er marag­ing “, et ce sont les bols qu’il définit qui furent util­isés pour la fab­ri­ca­tion d’une machine qui sup­por­t­ait alors tout à fait la com­para­i­son avec celles des con­cur­rents, tant Ure­n­co que l’URSS. Heureuse­ment, cer­taines de ces machines ont échap­pé mirac­uleuse­ment à la destruc­tion pour servir en quelque sorte de mémoire à ce tra­vail en ultracentrifugation.

Sans ce coup de frein don­né à l’époque par le CEA au pro­gramme, on peut être cer­tain que sous son impul­sion serait née une généra­tion de machines en fibre qui aurait per­mis à la France de se dot­er, vingt ans plus tard, d’une solu­tion nationale tout à fait com­péti­tive avec celles des con­cur­rents. Mais on ne refait pas l’histoire…

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