Roger Martin (35), une figure de grand patron

Dossier : ExpressionsMagazine N°637 Septembre 2008
Par Jean-Louis BEFFA (60)

Si cette fusion passe à juste titre comme l’une des rares réussies et durables de la France d’alors, c’est à lui que nous le devons. La nais­sance d’un nou­v­el ensem­ble a tenu aux choix qu’il a imposés d’emblée, en se plaçant de plain-pied dans l’avenir : mise en place d’une organ­i­sa­tion et de struc­tures faisant le partage néces­saire entre la cen­tral­i­sa­tion des tach­es régali­ennes et la décen­tral­i­sa­tion de la ges­tion ; atten­tion per­ma­nente au choix des hommes ; développe­ment inter­na­tion­al et pre­mières diver­si­fi­ca­tions, prise de con­science des défis et enjeux d’une mon­di­al­i­sa­tion en marche. 

Clarifier et faire des choix

Le suc­cès de la sor­tie de la sidérurgie a été imputé très tôt à Roger Mar­tin comme un acte prémonitoire 

L’oeu­vre accom­plie, d’abord, impres­sionne par sa den­sité, le temps d’une décen­nie (1970–1980). Pour créer les con­di­tions néces­saires à une fusion qui ne s’im­po­sait pas d’év­i­dence dans le paysage indus­triel d’alors, il fal­lait clar­i­fi­er et faire des choix. Trois grands désen­gage­ments, déjà amor­cés, vont être parachevés en quelques années : ceux des intérêts sidérurgiques de Pont-à-Mous­son, pétroliers et chim­iques de Saint-Gob­ain. Le suc­cès de la sor­tie de la sidérurgie a été imputé très tôt à Roger Mar­tin comme un acte pré­moni­toire et d’an­tic­i­pa­tion par rap­port aux agisse­ments des autres acteurs de cette ” tragédie grecque où des per­son­nages aveu­gles et sourds pour­suiv­ent, imper­turbables, leur marche vers un des­tin fatal “. Avec le recul du temps, il appa­raît pour­tant sur­prenant de voir à la manoeu­vre — et sans aucun doute lui en a‑t-il coûté — celui qui par son par­cours incar­nait le mieux depuis son entrée à Pont-à-Mous­son en 1948 le rêve et l’am­bi­tion de faire un puis­sant groupe sidérurgique français et européen. 

Par­cours
 
Né le 8 avril 1915 à Asnières, Roger Mar­tin est décédé le 26 mars 2008. Ancien élève de l’É­cole poly­tech­nique (pro­mo­tion 1935), il sort diplômé de l’É­cole nationale supérieure des mines de Paris (pro­mo­tion 1937), comme ingénieur au corps des Mines.
 
Il effectue d’abord une car­rière dans la haute admin­is­tra­tion, à Nan­cy (1941–1942) puis il est adjoint au directeur de la sidérurgie au min­istère de l’In­dus­trie (1942–1946).
 
De 1946 à 1948, il est détaché en Sarre auprès du séquestre mil­i­taire des Her­mann Roech­ling’s Werke. C’est courant 1948 qu’il rejoint la Com­pag­nie de Pont-à-Mous­son, comme directeur du Départe­ment Sidérurgie et directeur adjoint du Départe­ment Mines. Directeur général adjoint en 1953, il devient directeur général en 1959, puis prési­dent-directeur général en 1964.
 
En 1970 inter­vient la fusion entre Saint-Gob­ain et Pont-à-Mous­son. Il pré­side le nou­v­el ensem­ble de 1970 à 1980. Prési­dent d’hon­neur et admin­is­tra­teur de 1980 à 1982, il restera égale­ment admin­is­tra­teur de la fil­iale améri­caine Saint-Gob­ain Corporation.
 
À la demande des pou­voirs publics, il pré­side de 1978 à 1981 le Con­seil de ges­tion de l’lnsti­tut Auguste Comte pour l’é­tude des sci­ences de l’ac­tion. En 1986, il est nom­mé mem­bre de la Com­mis­sion de pri­vati­sa­tion des entre­pris­es nationalisées.
 
Élu man­ag­er de l’an­née par le Nou­v­el Écon­o­miste en 1977, Roger Mar­tin était com­man­deur de la Légion d’hon­neur et grand offici­er de l’or­dre nation­al du Mérite. 

Il s’en est longue­ment expliqué dans ses écrits, en par­ti­c­uli­er sur les ater­moiements des alliés poten­tiels, soucieux de ne pas per­dre leur rang dans des fusions poussées, et retar­dant ain­si les solu­tions viables. Parce que Roger Mar­tin savait juger et choisir, l’art d’exé­cu­tion suiv­ait : les dif­férentes ces­sions, y com­pris celle de la par­tic­i­pa­tion dans la Lyon­naise des Eaux, apporteront aux opéra­tions con­séc­u­tives à la fusion le nerf de la guerre dont elles avaient bien besoin et, un temps, une par­tic­i­pa­tion minori­taire dans Rhône-Poulenc, qui fail­lit bien rebondir… Les pre­mières années du Saint-Gob­ain-Pont-à-Mous­son nou­veau (1970–1974) vont être con­sacrées pri­or­i­taire­ment à la mise sur pied des principes d’or­gan­i­sa­tion du Groupe, sur des bases par­ti­c­ulière­ment fécon­des pour aujour­d’hui encore. 

Le rôle irremplaçable des hommes

Dès ses pre­mières pris­es de parole publiques, courant 1970, il expo­sait ses con­vic­tions et les principes qui guideraient son action et, d’abord, l’af­fir­ma­tion du rôle irrem­plaçable des hommes : ” L’in­dus­trie est une affaire d’hommes au ser­vice des hommes. La réus­site ou l’échec se mesur­era dans les hommes. ” Cette pru­dence une fois posée, un critère guidera toute la démarche, celui du choix du marché, de préférence aux matéri­aux, comme seul juge de paix en indus­trie et seul capa­ble de don­ner sens aux dif­férents métiers réu­nis dans la cor­beille de mariage. L’acte de pro­duire était aus­si affir­mé comme indis­so­cia­ble de celui de ven­dre : ” Au début de ma car­rière, j’en­seignais que pour faire de l’aci­er, il fal­lait dis­pos­er de char­bon et de min­erai de fer. J’avais tort. Il faut avoir, et cela suf­fit, des clients pour le consommer. ” 

Gouverner un nouvel ensemble

L’or­gan­i­sa­tion matérielle du groupe actuel doit ain­si beau­coup — en puis­sance sinon en acte — à celle qui fut décidée en 1970, puis per­fec­tion­née au fil du temps. Dès le départ le principe d’une struc­ture ” staff and line ” fut adop­té, fondé à la fois sur les con­vic­tions que s’é­tait faites Roger Mar­tin en vingt ans de pra­tique indus­trielle et sur les néces­sités qui s’im­po­saient dans l’ur­gence. C’est de ces temps fon­da­teurs que date le partage entre une société hold­ing, coif­fant les fil­iales et par­tic­i­pa­tions détenues en cap­i­tal, ces dernières étant regroupées sous des entités opéra­tionnelles. Une struc­ture croisée, celle des délé­ga­tions générales, com­plé­tait le dis­posi­tif pour la ges­tion des intérêts globaux de la Com­pag­nie à l’étranger. 

« Nous avons trou­vé dans (celui) de la grand-mère Saint-Gob­ain, vieille de plus de trois siè­cles, quelques meubles de grand prix. » 

Sur des bases ain­si claire­ment conçues et explic­itées, Roger Mar­tin s’est d’abord attelé à une tâche de mod­erni­sa­tion. Le fondeur et sidérur­giste d’o­rig­ine avait en effet décou­vert quelques beaux joy­aux dans le nou­veau porte­feuille d’ac­tiv­ités : ” En 1971, nous avions vidé les gre­niers de nos sociétés mères et nous avons trou­vé dans celui de la grand-mère Saint-Gob­ain, vieille de plus de trois siè­cles, quelques meubles de grand prix. ” Tout en fix­ant un partage clair entre les fonc­tions régali­ennes de la Com­pag­nie et la décen­tral­i­sa­tion néces­saire de la ges­tion courante, il s’est ain­si impliqué dans les réal­ités du Groupe. On l’a vu soutenir tout par­ti­c­ulière­ment la mod­erni­sa­tion des métiers telle que la lui pro­po­saient les dif­férents patrons d’ac­tiv­ité. Il n’a pas non plus ménagé son appui aux respon­s­ables de la fibre de verre pour dévelop­per cette activ­ité, décou­verte dans la panoplie indus­trielle de Saint-Gob­ain, avec l’a­van­tage majeur du procédé TEL. De 1973 à 1975 le Groupe a ain­si dou­blé ses capac­ités de pro­duc­tion en Europe, tan­dis que ses posi­tions se ren­forçaient en Amérique du Nord. 

Une tête de pont en Amérique du Nord

Le développe­ment inter­na­tion­al a été en effet une autre préoc­cu­pa­tion con­stante de Roger Mar­tin. En 1977 il déclarait encore que : ” Pour con­tin­uer à exis­ter, il nous faut élargir ou tout sim­ple­ment suiv­re nos marchés, donc accroître inéluctable­ment la part rel­a­tive, dans le chiffre d’af­faires du Groupe, de ce qui se fait à l’é­tranger. ” La fusion a, là encore, fourni les bases de cette ori­en­ta­tion volon­tariste. À l’ex­pan­sion encore géo­graphique­ment lim­itée de Pont-à-Mous­son en Alle­magne et au Brésil sont venues en effet s’a­jouter les fortes posi­tions de Saint-Gob­ain en Europe latine et en Alle­magne et une tête de pont en Amérique du Nord, Cer­tain­Teed, qui va fournir matière à un scé­nario de développe­ment dans les matéri­aux d’iso­la­tion et de con­struc­tion. Bien sec­ondé par Roger Fau­roux et les grands opéra­tionnels, il va faire de Cer­tain­Teed — par­tic­i­pa­tion minori­taire, acquise par Saint-Gob­ain en 1967 — une fil­iale con­trôlée, grâce à deux opéra­tions en 1974 et 1978, et le coeur d’un développe­ment indus­triel dans les matéri­aux d’iso­la­tion et de con­struc­tion, épaulé par une délé­ga­tion générale rénovée en 1980. 

Une politique de diversification

En troisième lieu, un sujet va se faire de plus en plus pres­sant au cours de la décen­nie 1970–1980 : celui d’une poli­tique de diver­si­fi­ca­tion. L’analyse de la crise économique de 1973–1974, que Roger Mar­tin diag­nos­ti­quera comme bien plus vaste qu’une sim­ple ” crise pétrolière “, les préoc­cu­pa­tions engen­drées par l’évo­lu­tion de la sit­u­a­tion poli­tique française, la baisse de rentabil­ité de Saint-Gob­ain y seront pour beau­coup. Les études et pro­jets de diver­si­fi­ca­tion sec­to­rielle se cristallisent ain­si à par­tir de 1974–1975 et s’ac­centuent avec la mise en place d’une nou­velle organ­i­sa­tion du Groupe en 1978, qui acte en par­ti­c­uli­er la créa­tion d’une direc­tion de la poli­tique indus­trielle et celle de nou­velles branch­es. Si l’opin­ion n’a retenu rétro­spec­tive­ment que la brève con­struc­tion dans le temps d’un pro­jet infor­ma­tique, sobre­ment assumé par Roger Mar­tin tout en en lais­sant l’exé­cu­tion à son suc­cesseur, les pistes explorées ont été alors nom­breuses : nucléaire avec un pro­jet de par­tic­i­pa­tion dans KWU, con­struc­teur alle­mand de cen­trales, biotech­nolo­gies, chimie fine et ali­men­taire, indus­trie du mul­ti­mé­dia alors en devenir. 

Un homme de réflexion et d’influence 

Si chez Roger Mar­tin l’im­age de l’homme d’ac­tion a sou­vent primé, il a aus­si mar­qué son temps comme homme de réflex­ion, d’in­flu­ence et de par­ler vrai. Rien de ce qu’il a entre­pris pour Saint-Gob­ain n’é­tait fondé sur autre chose que de solides et minu­tieuses réflex­ions appuyées sur son expéri­ence d’industriel. 

« Le prof­it n’est ni notre loi ni notre morale, mais notre oblig­a­tion et notre garde-fou. » 

Il a d’abord et tou­jours défendu l’en­tre­prise, si mal aimée en France, pour expli­quer sa néces­saire rela­tion avec le prof­it : ” Le prof­it n’est ni notre loi ni notre morale, mais notre oblig­a­tion et notre garde-fou. ” Mais ses réflex­ions avaient valeur plus générale, qui fai­sait de lui un ora­cle red­outé et écouté. Après la guerre du Kip­pour, alors que beau­coup de décideurs croy­aient à une réces­sion pas­sagère, il annonce une crise mon­di­ale pro­fonde et durable. Ses avis sur la fragilité des entre­pris­es français­es, saignées par des années de con­trôle des prix, seront sou­vent repris dans les médias. À l’ap­proche de l’échéance poli­tique des lég­isla­tives de 1978, placées sous l’om­bre portée des nation­al­i­sa­tions promis­es par le pro­gramme com­mun de la gauche, il estimera de son devoir de pren­dre des posi­tions publiques et de les expli­quer à l’opin­ion du pays. Il est en effet con­va­in­cu, lui si atten­tif au choix des hommes, du car­ac­tère qua­si biologique de l’en­tre­prise : ” Les entre­pris­es sont des organ­ismes vivants extrême­ment frag­iles et aux­quels il con­vient de ne touch­er qu’avec la plus extrême pru­dence. ” Dans les con­seils ou comités où il siège de par le monde, ses avis sont appré­ciés : con­seil inter­na­tion­al de la Chase Man­hat­tan, de Mor­gan à New York, comité con­sul­tatif du groupe Sper­ry Rand à Saint-Paul (Min­neso­ta), con­seil européen de la Gen­er­al Motors. Mais il y puise aus­si des infor­ma­tions et une vision d’ac­tiv­ités autres, qui con­di­tion­nent l’avenir du monde indus­triel d’alors. Au sein de la Com­mis­sion tri­latérale France-Europe-Japon, il donne sa mesure dans un rôle con­forme à son tem­péra­ment : réfléchir au des­tin de la planète et en tir­er des con­séquences pra­tiques pour ses respon­s­abil­ités d’in­dus­triel. Il aura ain­si été fasciné par le Japon, qu’il décou­vri­ra à par­tir de 1971 par le truche­ment de son ami­tié avec Akio Mori­ta, le prési­dent-directeur général de Sony. Mal­gré l’échec de l’u­sine de Nihon Glass Wool à Akeno, inau­gurée en 1976 et finale­ment rachetée en parte­nar­i­at par Saint-Gob­ain en 2008, il décou­vre dans ce pays le ” zéro défaut ” et un engi­neer­ing de con­struc­tion d’usines par­ti­c­ulière­ment en avance en matière d’en­vi­ron­nement et de pollution. 

Un perpétuel retour vers le futur

En défini­tive, celui qui rap­pelait volon­tiers avec son humour provo­ca­teur que le seul mot qu’on ne lui avait pas enseigné à Poly­tech­nique était celui de ” ges­tion “, qui se méfi­ait instinc­tive­ment des cab­i­nets de con­sul­tants, des mod­èles tout prêts — nord-améri­cains notam­ment -, qui croy­ait aux forces du marché, restera, par l’oeu­vre accom­plie et les principes qui l’ont inspirée, un par­fait exem­ple de ce qu’Al­fred Chan­dler a décrit, dans son enseigne­ment à Har­vard, comme ” La main vis­i­ble des man­agers “, en écho à la célèbre for­mule d’Adam Smith. Si sa mod­estie naturelle était à la hau­teur de son effi­cac­ité, intu­itive sou­vent, vision­naire tou­jours, il n’en était pas moins con­scient, de par ses respon­s­abil­ités, de ” faire l’His­toire “, et s’en est même expliqué de temps à autre. Chez lui, en effet, l’emportait la con­vic­tion que ” L’en­tre­prise, per­son­ne morale, par­tic­i­pait du monde des vivants et que le présent n’é­tait pour elle qu’un instant de rai­son où elle devait choisir les voies de son avenir… Depuis les plus loin­taines orig­ines, les hommes n’avaient jamais su baser leurs prévi­sions d’avenir que sur les enseigne­ments du passé. Pour choisir où ils veu­lent aller ils doivent savoir d’où ils vien­nent et com­ment ils en viennent. ”

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