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L’intelligence artificielle oblige à repenser les fondements de notre capitalisme

Dossier : L'intelligence artificielleMagazine N°733 Mars 2018
Par François BOURDONCLE (84)

D’un coté les grands groupes qui visent le court-terme avec des action­naires qui exi­gent des retours sur investisse­ment rapi­des. De l’autre des start-up, dont l’ob­jec­tif n’est plus de se faire racheter mais de créer leur mono­pole, avec l’aide de fonds de cap­i­tal-risque qui ne finan­cent que des pro­jets très risqués et très gour­mands en capital. 

Tu as été, aux côtés de Paul Hermelin, chef de projet du plan big data pour l’initiative « nouvelle France industrielle » du gouvernement, peux-tu nous parler de cette expérience ?

C’est un plan un peu par­ti­c­uli­er, car il n’est pas directe­ment lié à la réal­i­sa­tion d’un objec­tif indus­triel comme l’avion élec­trique ou à l’animation d’une fil­ière indus­trielle particulière. 

Les enjeux du big data sont en effet présents dans toutes les indus­tries, man­u­fac­turières ou de ser­vices, et ces enjeux sont sou­vent trans­ver­saux, comme l’évolution de la rela­tion client ou la mod­i­fi­ca­tion des mod­èles d’affaires.

“ Les entreprises du CAC 40 investissent de manière trop prudente ”

Avec Paul Her­melin, nous avons donc décidé de pro­mou­voir une approche par la demande (issue de la sen­si­bil­i­sa­tion des grands groupes aux enjeux), plutôt qu’une approche par l’offre (financer des start-up et espér­er qu’elles arriveront à se développer). 

Avec les dirigeants, nous avons par­lé de don­nées et d’ubérisation de l’économie, car il est impor­tant qu’ils évi­tent d’imaginer le futur comme une inter­po­la­tion du passé. Nous sommes en effet en train de pass­er d’une indus­trie où les clients achè­tent et finan­cent des biens man­u­fac­turés à une indus­trie de ser­vices où les clients louent l’accès à des plate­formes financées par les pro­prié­taires de ces plateformes. 

Ain­si, par exem­ple, l’industrie de l’automobile se trans­forme pro­gres­sive­ment en indus­trie de ser­vices de mobil­ité, et les con­cur­rents de Renault seront peut-être davan­tage Google ou Apple que Volk­swa­gen. Le con­texte est donc très différent. 

REPÈRES

Le plan big data est l’une des 34 priorités de la « nouvelle France industrielle », le plan de « reconquête industrielle » lancé par Arnaud Montebourg en septembre 2013. La nouvelle France industrielle (NFI) entend réussir la réindustrialisation française.
Objectif : amener chaque entreprise à franchir un pas sur la voie de la modernisation de son outil industriel et de la transformation de son modèle économique par le numérique.
La nouvelle France industrielle repose sur 9 solutions industrielles qui apportent des réponses concrètes aux grands défis économiques et sociétaux et positionnent nos entreprises sur les marchés d’avenir dans un monde où le numérique fait tomber la cloison entre industrie et services.
(Source : www.economie.gouv.fr)

En quoi le big data change-t-il le rapport à la finance des entreprises ?

Nous sommes en train de vivre des muta­tions du cap­i­tal­isme aus­si impor­tantes qu’au XIXe siè­cle où le rôle de l’argent et du salari­at ont été redéfi­nis. Actuelle­ment, les entre­pris­es du CAC 40 investis­sent de manière trop pru­dente et parci­monieuse : elles min­imisent le risque, cherchent un temps de retour sur investisse­ment court et ont du mal à remet­tre en ques­tion leur mod­èle d’affaires.


Il est plus risqué de laiss­er de l’argent dormir sur son compte ban­caire que de l’investir dans des entre­pris­es comme Uber. © WORAWEE MEEPIAN / SHUTTERSTOCK.COM

À l’opposé, les grands fonds de cap­i­tal-risque, notam­ment améri­cains, ne finan­cent que des pro­jets très risqués et très gour­mands en cap­i­tal, mais dont l’objectif, à hori­zon rel­a­tive­ment loin­tain, est la con­sti­tu­tion d’un nou­veau mono­pole d’usage pou­vant, à terme, dicter ses con­di­tions au marché. 

Or, comme ils l’ont fait ces dernières décen­nies, les grands groupes con­tin­u­ent de penser qu’il faut avoir de bonnes rela­tions avec les « gen­tilles » start-up qu’ils pour­ront racheter un jour pour inter­nalis­er leurs inno­va­tions. Cette approche est tou­jours intéres­sante, mais l’avènement de l’économie des plate­formes, financées non pas en mil­lions, mais en mil­liards, a com­plète­ment changé la donne. 

Ces plate­formes ont en effet la volon­té et les capac­ités finan­cières pour s’attaquer non pas à la marge, mais au cœur des marchés his­toriques. Le mod­èle d’affaires de ces start-up new look n’est plus du tout de se faire racheter par des grands groupes mais plutôt de leur faire une con­cur­rence frontale et de pren­dre leur place. 

SE RÉINVENTER POUR SURVIVRE

Pour survivre, les entreprises doivent se réinventer, ce qui les conduit parfois à devoir construire une activité (de services) dont le succès peut tuer, à terme, leur propre activité historique, avec des solutions construites de manière hybride entre industrie et finance, comme les start-up.

Dans ce con­texte, le risque pour les grands groupes est en fait de se faire dévor­er de deux manières. D’une part par le bas, car ils vont per­dre des clients. Aujourd’hui, les entre­pris­es du Web n’ont plus besoin d’avoir recours à leurs ser­vices, car elles souhait­ent pro­duire elles-mêmes et ont une volon­té inté­gra­trice, comme Apple qui pos­sède ses data cen­ter, ses unités cen­trales de traite­ment et ses processeurs graphiques. 

C’est dans l’ADN de ces entre­pris­es que d’internaliser tout ce qui peut avoir un impact sur leur busi­ness. D’autre part par le haut : les start-up captent une par­tie des usages (et donc du marché) par les ser­vices. Par exem­ple, dans le monde de l’assurance, si les clients n’achètent plus de voitures (en faisant plutôt du cov­oiturage, de la loca­tion occa­sion­nelle, bref en rem­plaçant la pro­priété d’une voiture par son usage), ils n’ont plus besoin de l’assurer.

Le constat que tu fais est assez sombre pour les grands groupes, comment peuvent-ils s’organiser pour se défendre ?

Face à ce nou­v­el envi­ron­nement économique, ma pré­con­i­sa­tion est de sor­tir du mod­èle qui con­siste à inve­stir dans les start-up pour faire de la com­mu­ni­ca­tion, sans vrai­ment pren­dre au sérieux ces entreprises. 

Au con­traire, il faut faire comme Alpha­bet (la hold­ing qui détient Google), c’est-à-dire créer une hold­ing, racheter une ETI floris­sante (avec 150 per­son­nes env­i­ron), la financer à hau­teur de plusieurs cen­taines de mil­lions d’euros d’argent frais, puis assur­er le trans­fert de valeur entre l’ancien busi­ness et le nou­veau (met­tre en com­mun les bases clients par exem­ple, licenci­er la tech­nolo­gie, l’accès aux réseaux, etc.). 

D’ailleurs, pour injecter une telle quan­tité d’argent frais, il faut faire appel à des investis­seurs privés qui veu­lent avoir de la vis­i­bil­ité sur la stratégie de l’entreprise. C’est une forme « d’industrie finan­cia­risée » qu’il n’est pas facile d’accepter pour des indus­triels habitués à maîtris­er entière­ment leur appareil productif. 

Quels sont les obstacles que vous voyez pour aller vers ce nouveau modèle capitalistique ?

Pour per­me­t­tre la crois­sance des grands groupes, il faut qu’ils pren­nent l’habitude d’aller chercher cet argent à l’extérieur pour financer le Schum­peter exter­nal­isé, car il est sou­vent plus facile de trou­ver de l’argent en externe qu’en interne. 

SCHUMPETER EXTERNALISÉ

Il ne faut pas que la société mère détienne la majorité du capital de la nouvelle structure. En effet, si l’entreprise historique détient plus de 50 % de la nouvelle entreprise, la tentation sera grande pour les actionnaires, les dirigeants, les employés, les syndicats, etc., au gré des changements de stratégie, de vouloir étouffer cette nouvelle entreprise qui va aspirer une partie de la valeur de l’entreprise historique.
J’appelle cette méthode du Schumpeter externalisé.

En effet, en interne, les action­naires sont frileux, les risques sont grands si les investisse­ments se révè­lent mau­vais, en ter­mes d’emplois, de capac­ités à lancer de nou­veaux pro­jets, etc. En revanche, chercher de l’argent en externe com­porte moins de risques (les liq­uid­ités n’ont jamais été aus­si nom­breuses sur les marchés qu’aujourd’hui, il y a donc des oppor­tu­nités à saisir). 

Aujourd’hui, avec les taux réels négat­ifs, il est plus risqué de laiss­er de l’argent dormir sur son compte ban­caire que de l’investir dans des entre­pris­es comme Uber. C’est en tout cas ce que pensent nom­bre d’investisseurs.

Ce nou­veau cap­i­tal­isme échappe en grande par­tie aux ban­ques, à part peut-être à Gold­man Sachs, car il est essen­tielle­ment financé par des mil­liar­daires, c’est-à-dire des canaux qui échap­pent aux banques. 

Le prob­lème est que les patrons des grandes entre­pris­es sont sur un siège éjectable en per­ma­nence, sont dans le court terme et ne peu­vent pas inve­stir, alors qu’ils ont en face d’eux des entre­pre­neurs. Le pire enne­mi des grands groupes, c’est le prof­it à court terme. 

Clavier avec une touche vérouillage de l'information
La loi Infor­ma­tique et lib­ertés est à dou­ble tran­chant. Elle ras­sure le con­som­ma­teur mais peut aus­si être un frein à l’innovation en empêchant de con­stituer de grandes bases de don­nées et des plate­formes. © FOTOLIA.COM

Sou­venons-nous qu’une entre­prise comme Ama­zon perd encore de l’argent. Or, c’est une entre­prise qui peut facile­ment met­tre à mal des secteurs qui n’investissent pas assez, comme le secteur bancaire. 

En effet, elle nous con­naît à tra­vers nos achats de façon très pré­cise (elle sait si nous sommes fidèles aux mar­ques par exem­ple, quel télé­phone nous avons, si nous sommes des ear­ly adopters, aimons pren­dre des risques, etc.) beau­coup plus fine­ment que les banques. 

Si demain Ama­zon se trans­forme en banque, elle ne con­naî­tra plus seule­ment nos dépens­es, mais aus­si nos revenus. Elle pour­ra alors se met­tre à dis­tribuer des pro­duits d’épargne mieux que quiconque, car qui est mieux placé pour con­naître le pro­fil de risque d’une per­son­ne qu’une entre­prise qui con­naît les revenus et les dépens­es de ses clients ? 

Le seul et unique moyen pour les ban­ques de se pro­téger est de devenir des Ama­zon, c’est-à-dire de con­naître les dépens­es de ses clients et donc d’inventer des mod­èles éloignés de ce qu’elles ont tou­jours fait. 

L’intelligence arti­fi­cielle per­met d’analyser de la don­née trans­ver­sale et de cass­er les silos d’informations afin d’accéder à ces niveaux de con­nais­sance de ses clients. 

La situation des start-up en France est-elle plus encourageante ?

Le marché français est trop petit. Cela rend l’accès aux don­nées dif­fi­cile. Le prob­lème du marché européen, c’est qu’il y a N marchés indépen­dants. Le marché unique, ça marche peut-être pour les grands groupes, mais pas du tout pour les petites entre prises. 

ACCEPTER DE PAYER TROIS FOIS !

C’est aujourd’hui aux grands groupes de recréer l’écosystème qu’ils ont contribué à assécher.
Et pour cela, il faut qu’ils acceptent de payer 3 fois une start-up : une fois au moment de la corporate venture, une deuxième fois en achetant des produits pour la faire vivre, et une troisième fois en la rachetant beaucoup plus cher après l’avoir l’aidée à se développer à l’international.

Un entre­pre­neur français con­naît finale­ment mieux le marché améri­cain à tra­vers TechCrunch que le marché bri­tan­nique. Il y a très peu de plate­formes français­es, car elles néces­si­tent beau­coup de capitaux. 

Les grandes entre­pris­es pren­nent les idées des start-up mais ne jouent pas le jeu de vrai­ment faire émerg­er des start-up, ce que celles-ci ont com­pris, et ces dernières évi­tent donc les grands groupes comme clients quand leurs mod­èles d’affaires le leur permettent. 

Le prob­lème de l’intelligence arti­fi­cielle en France n’est donc pas tant au niveau de la recherche sci­en­tifique, qui est excel­lente, mais dans la réti­cence des grandes entre­pris­es à devenir des accéléra­teurs de start-up en accep­tant de les pay­er trois fois et avec l’argent des autres (en lev­ant des fonds auprès d’investisseurs privés). 

Y a‑t-il d’autres obstacles à la croissance économique permise par l’IA ?

Il y a aus­si des obsta­cles insti­tu­tion­nels. Par exem­ple, la loi Infor­ma­tique et lib­ertés est à dou­ble tran­chant. Si c’est un label de qual­ité à l’export, c’est un atout : cela ras­sure le con­som­ma­teur que de savoir que ses don­nées seront traitées de façon éthique. 

“ Le seul et unique moyen pour les banques de se protéger est de devenir des Amazon ”

Mais cela peut aus­si être un frein à l’innovation si cela empêche de con­stituer de grandes bases de don­nées et des plateformes. 

La pro­tec­tion des don­nées privées est impor­tante mais en même temps, il ne faut pas réguler tout de suite pour ne pas tuer l’innovation. L’approche juridique française (loi cadre vs jurispru­dence aux États-Unis) peut être un frein en France. 

La loi Infor­ma­tique et lib­ertés a été écrite au moment où les data lakes n’existaient pas. Il faut selon moi réécrire la loi en s’appuyant sur la notion d’usage, c’est-à-dire que c’est l’usage qui sera fait des don­nées qui déter­min­era si cette col­lecte est légitime ou non et com­ment il faut l’encadrer.

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