L’impossible État de droit

Dossier : La ChineMagazine N°684 Avril 2013
Par Olivier LEFÉBURE

La Con­sti­tu­tion dis­pose que la Chine est un « État de droit social­iste » ; pour­tant, la plu­part des obser­va­teurs occi­den­taux con­sid­èrent que la Chine est loin d’être pleine­ment con­sid­érée comme un État de droit au sens occi­den­tal du terme.

Un État de droit socialiste

REPÈRES
  • 1949–1976 : Maoïsme.
  • 1978 : Deng Xiaop­ing, reprise de l’enseignement du droit.
  • 1982 : Con­sti­tu­tion, autonomie formelle des juges.
  • 1987–1989 : Limo­geages de Hu Yaobang et Zhao Ziyang.
  • 1989 : Tiananmen.
  • 1992 : Ouver­ture économique.
  • 1999 : Jiang Zemin, nou­velle Constitution.
  • 2001 : Adhé­sion à l’OMC.
  • 2008 : Charte 08 signée par 303 intellectuels

La notion d’État de droit est née en France et s’y est dévelop­pée à par­tir du XVIe siè­cle. Théorisée par Mon­tesquieu au XVIIIe siè­cle, elle se veut « gou­verne­ment par le droit » par oppo­si­tion au despo­tisme du gou­verne­ment par les hommes. De manière très syn­thé­tique, la notion repose sur deux principes : celui de légal­ité, qui sup­pose l’élaboration démoc­ra­tique de la loi, con­di­tion de sa qual­ité et de sa légitim­ité, et celui de la garantie judi­ci­aire, qui sup­pose un sys­tème judi­ci­aire com­posé de juges dont le mode de sélec­tion et le statut garan­tis­sent respec­tive­ment la com­pé­tence et l’indépendance.

La doc­trine ultérieure a inclus dans la notion d’État de droit la pro­tec­tion des droits fon­da­men­taux. L’État de droit implique la sépa­ra­tion des trois pou­voirs, lég­is­latif, exé­cu­tif et judi­ci­aire, afin de garan­tir la légitim­ité du pre­mier et la neu­tral­ité du troisième. La loi, votée par un par­lement démoc­ra­tique­ment élu, est sanc­tion­née et inter­prétée par un juge indépendant.

Des avancées chaotiques

De 1949 à 1976, la Chine de Mao s’apparente à un État total­i­taire où les prérog­a­tives des juristes et la notion de droit ne cesseront de reculer, pour aboutir à la fer­me­ture des uni­ver­sités pen­dant la Révo­lu­tion cul­turelle. À par­tir de 1978, avec l’arrivée de Deng Xiaop­ing, la sit­u­a­tion évolue. Ce dernier juge néces­saire de don­ner au pou­voir une forme de légal­ité indépen­dante de la per­son­ne de son détenteur.

L’enseignement du droit reprend en 1978

L’enseignement du droit reprend, tan­dis que Deng Xiaop­ing offi­cialise le con­cept de « légal­ité social­iste ». Les années 1980 seront mar­quées par une grande ébul­li­tion intellectuelle.

Les deux dauphins suc­ces­sifs de Deng Xiaop­ing, sem­blant s’inscrire dans le sens d’une sépa­ra­tion pro­gres­sive des pou­voirs, seront finale­ment limogés (Hu Yaobang en 1987 puis Zhao Ziyang en 1989).

Après la répres­sion du mou­ve­ment étu­di­ant en 1989, on assiste à une con­cen­tra­tion des pou­voirs, le Secré­taire général du Par­ti com­mu­niste chi­nois cumu­lant générale­ment les fonc­tions de prési­dent de la République et de prési­dent de la Com­mis­sion mil­i­taire cen­trale. En 1996, Jiang Zemin promeut le con­cept d’un « État de droit social­iste », la for­mule étant inscrite dans la Con­sti­tu­tion à par­tir de 1999. Par­al­lèle­ment, à compter de l’accession de la Chine à l’Organisation mon­di­ale du com­merce en 2001, on observe une intense pro­duc­tion lég­isla­tive. Cepen­dant, mal­gré la rat­i­fi­ca­tion par la Chine d’un nom­bre crois­sant de con­ven­tions inter­na­tionales rel­a­tives aux droits de l’homme, l’État de droit n’a pas pro­gressé au rythme où l’auraient souhaité cer­tains obser­va­teurs occidentaux.

Principes et réalité du terrain

Rule by Law, not yet Rule of Law
Il est exact qu’un « gou­verne­ment par la Loi » (Rule by Law) s’est pro­gres­sive­ment imposé depuis trente ans, avec notam­ment la pub­li­ca­tion d’un grand nom­bre de textes écrits et une rel­a­tive cod­i­fi­ca­tion. Pour­tant la mise en place d’un État de droit (Rule of Law) au sens com­plet occi­den­tal du terme se heurte à des dif­fi­cultés structurelles.

Au regard du principe de légal­ité, la règle chi­noise souf­fre d’un déficit de légitim­ité démoc­ra­tique. Le véri­ta­ble pou­voir lég­is­latif est exer­cé par le Comité per­ma­nent de l’Assemblée nationale pop­u­laire, com­posé de 155 mem­bres élus sur une liste pro­posée par le Par­ti com­mu­niste chi­nois. Les mem­bres de l’ANP sont eux-mêmes élus au suf­frage indi­rect sur recom­man­da­tion du PCC. En out­re, le Con­seil des affaires d’État, éma­na­tion directe du pou­voir cen­tral, joue un rôle prépondérant dans la pro­duc­tion de textes lég­is­lat­ifs, dans un con­texte de hiérar­chie des normes par­ti­c­ulière­ment con­fus. En matière pénale, on observe encore des prérog­a­tives admin­is­tra­tives échap­pant au con­trôle du champ judiciaire.

Le statut du juge

Au regard du principe de garantie judi­ci­aire, l’autonomie formelle des juges et des pro­cureurs est inscrite dans la Con­sti­tu­tion depuis 1982. En out­re, depuis 1997, on assiste à la pro­mul­ga­tion de dis­po­si­tions pro­tec­tri­ces des droits de la défense. Cepen­dant, les pro­grès formels réels peinent à trou­ver sys­té­ma­tique­ment une appli­ca­tion pra­tique sur le terrain.

Déten­tions administratives
Beau­coup de déci­sions ordon­nant des déten­tions admin­is­tra­tives pour atteinte à l’ordre pub­lic ou des déten­tions de réé­d­u­ca­tion par le tra­vail sont pris­es directe­ment par l’organe de la Sécu­rité publique : Ai Wei­wei, l’artiste célèbre, a été détenu deux mois en 2011 sans aucun juge­ment, et Ren Jianyun, fonc­tion­naire, interné en camp de réé­d­u­ca­tion deux ans, pour un tweet mal­heureux. Ce que le sys­tème chi­nois permet.

Par exem­ple, le Code pénal chi­nois inter­dit la tor­ture, mais la pra­tique en reste répan­due, du fait du manque de for­ma­tion et de sen­si­bil­i­sa­tion des fonc­tion­naires de police, du rôle effacé de l’avocat et d’une cer­taine tolérance des autorités.

Par­al­lèle­ment le statut des juges et des avo­cats les met directe­ment sous l’autorité du pou­voir poli­tique. En pra­tique, le Par­ti admin­istre les car­rières judi­ci­aires, au nom de sa représen­ta­tion des intérêts du peu­ple, exclu­ant de fait l’émergence d’un État de droit tel que défi­ni par Montesquieu.

Depuis la pro­mul­ga­tion de la Con­sti­tu­tion en 1982, cer­tains juristes chi­nois ont toute­fois ten­té de faire pro­gress­er le respect des droits fon­da­men­taux con­sacrés dans la Con­sti­tu­tion, en invo­quant l’inconstitutionnalité des règles faisant obsta­cle au libre exer­ci­ce des­dits droits. Cer­taines déci­sions de la Cour suprême ont en effet con­sid­éré, dans des con­flits d’ordre stricte­ment privé, que la vio­la­tion d’un principe con­sti­tu­tion­nel pou­vait don­ner lieu à réparation.

Priorité aux droits sociaux

Le Code pénal inter­dit la tor­ture, mais la pra­tique en reste répandue

La prochaine étape devrait être celle du con­trôle de con­sti­tu­tion­nal­ité par une instance indépen­dante. Les autorités sem­blent toute­fois avoir des dif­fi­cultés à franchir le pas, et abro­gent les textes con­cernés, sans référence à leur incon­sti­tu­tion­nal­ité. Cette atti­tude illus­tre la gêne du « sys­tème », et la per­ti­nence du com­bat mené par ces juristes.

La répres­sion du mou­ve­ment étu­di­ant en 1989 a mar­qué un coup d’arrêt aux débuts de sépa­ra­tion des pou­voirs. Le débat se pour­suit, ali­men­té notam­ment par des juristes et des intel­lectuels, ain­si qu’en atteste la Charte 08 de 2008. La crise que con­nais­sent la plu­part des démoc­ra­ties occi­den­tales atténue toute­fois l’influence de leur modèle.

Les gou­ver­nants chi­nois, forts des suc­cès économiques et de l’enrichissement rapi­de d’une frange impor­tante de la pop­u­la­tion, revendiquent une autre voie, tou­jours inspirée de la tra­di­tion marx­iste en ce qu’elle met l’accent sur les droits soci­aux économiques (loge­ment, édu­ca­tion, tra­vail etc.) de la pop­u­la­tion, beau­coup plus que sur ses droits poli­tiques et juridiques.

2 Commentaires

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Anonymerépondre
10 avril 2013 à 12 h 45 min

et les con­flits entre entre­prise
Quand il s’ag­it de con­flits entre entre­pris­es ‑hors tout prob­lème de droit de l’homme- que penser du sys­tème chi­nois ? Par exem­ple pour des con­flits de pro­priété intellectuelle…

Chloé Frois­sartrépondre
12 avril 2013 à 20 h 46 min

Mer­ci Olivi­er pour cette
Mer­ci Olivi­er pour cette con­tri­bu­tion à la fois syn­thé­tique et éclairante !

Cepen­dant, même la notion de droits soci­aux devrait être revue en ce qui con­cerne la Chine (ou plutôt la Chine pro­pose une autre déf­i­ni­tion des droits soci­aux que celle qui a cours dans les démoc­ra­ties européennes): d’une part on est très loin de l’idée de droits attachés à la per­son­ne humaine, et d’autre part l’idée selon laque­lle l’E­tat doit garan­tir à cha­cun un min­i­mum de bien-être per­me­t­tant d’as­sur­er la dig­nité de la per­son­ne humaine — en somme un socle min­i­mal d’é­gal­ité dont seule la garantie rend les iné­gal­ités légitimes- qui est au coeur du con­cept d’E­tat social selon Mar­shall, est com­plète­ment étrangère à la Chine.…

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