Liberté, égalité, fraternité est-elle une devise de la civilisation de l’Internet ?

Dossier : Libres ProposMagazine N°533 Mars 1998
Par André DANZIN (39)

La métamorphose de la société : une éclosion d’idées nouvelles

La métamorphose de la société : une éclosion d’idées nouvelles

Cette méta­mor­phose a pour moteur l’ir­rup­tion des sci­ences et des tech­niques dans nos vies pro­fes­sion­nelles et nos loisirs, dans notre san­té, dans nos capac­ités d’être éduqués, de nous cul­tiv­er et de nous dis­traire. L’homme domes­ti­quant l’atome, con­quérant l’e­space sidéral et les océans, exploitant les éner­gies fos­siles et les forêts prim­i­tives accroît son pou­voir d’usage de la nature au point de faire bas­culer les équili­bres écologiques. Mais d’autres agents tra­vail­lent encore plus fon­da­men­tale­ment pour le change­ment. Ce sont ceux qui nous con­fèrent un don d’u­biq­ui­té. Les trans­ports des biens et des per­son­nes sont mas­sifs, illim­ités, rapi­des, économiques. Les infor­ma­tions numérisées, véhiculées par un même mode de trans­port qui réu­nit images et sons, plané­taires, immatérielles et immé­di­ates main­ti­en­nent sous influ­ence évo­lu­tive tous les esprits.

Nous par­venons à une troisième expli­ca­tion du monde3. La vision antique (Aris­tote-Ptolémée) avait cédé la place à celle de la Renais­sance (Coper­nic-Galilée) dont les développe­ments devaient con­duire à la cul­ture des Lumières. Nous quit­tons ce mod­èle appuyé sur la mécanique rationnelle (le créa­teur ” grand hor­loger ”) pour chercher des sources d’in­spi­ra­tion dans les con­nais­sances réu­nies par la sys­témique, la cyberné­tique, la théorie de l’in­for­ma­tion et la biolo­gie. À la place d’une nature fixée, évolu­ant lente­ment vers la mort entropique4, nous com­prenons l’U­nivers comme ” un sys­tème his­torique, évo­lu­tif, épigéné­tique et non pré­for­mé, à l’in­for­ma­tion crois­sante “5. La physique des phénomènes éloignés de leur posi­tion d’équili­bre6 et la représen­ta­tion math­é­ma­tique des tur­bu­lences nous appren­nent qu’à par­tir d’une sit­u­a­tion don­née où tous les fac­teurs d’évo­lu­tion sont en activ­ité, plusieurs solu­tions équiprob­a­bles sont poten­tielle­ment présentes pour déter­min­er l’avenir et que le bas­cule­ment vers une for­mule exclu­sive de toute autre sera déclenché par l’in­ter­ven­tion d’un petit agent extérieur, par une fluc­tu­a­tion que l’on ne peut qu’as­sim­i­l­er au hasard7. Con­traire­ment au raison­nement de Laplace, l’avenir est pluriel et indéterminé.

Les Lumières nous pro­po­saient une philoso­phie de la cer­ti­tude sur laque­lle seraient con­stru­ites les idéolo­gies sociales. La vision actuelle nous recon­duit vers l’hu­mil­ité : l’Homme est, par nature, un appren­ti sor­ci­er. ” Il sait sou­vent ce qu’il fait mais il ne sait pas ce que fait ce qu’il fait “8. Notre lot est l’im­mer­sion dans l’incertitude.

Nous devons réduire le recours au cartésian­isme, cette ver­sion appau­vrie de la pen­sée du philosophe, par lequel nous résolvions les prob­lèmes en dis­tin­guant des par­ties et en les trai­tant séparé­ment. Il faut pro­hiber la sim­plic­ité des clas­si­fi­ca­tions. L’é­tude des sys­tèmes com­plex­es nous enseigne que les rela­tions des par­ties entre elles et avec le tout sont pré­dom­i­nantes. Toute per­tur­ba­tion local­isée se propage de proche en proche jusqu’à envahir l’ensem­ble par un bouclage de réac­tions et de con­tre-réac­tions dont beau­coup sont imprévis­i­bles9.

Ces cas­cades de liaisons douées de pou­voirs de catal­yse engen­drent des effets per­vers10 qui peu­vent être malé­fiques ou béné­fiques. Toute déci­sion relève de l’in­ter­dis­ci­plinaire, de l’in­ter­sec­to­riel, de l’in­ter­min­istériel. Par Inter­net, véri­ta­ble réseau nerveux plané­taire, ces inter­dépen­dances s’é­ten­dent aujour­d’hui au monde entier.

La ratio­nal­ité directe est en défaut. Les causal­ités cessent d’être linéaires. On ne peut plus dire que ” gou­vern­er, c’est prévoir ” mais seule­ment procéder par essai-erreur-cor­rec­tion d’er­reur-nou­v­el essai. Dans ces con­di­tions, la sanc­tion ne peut pas être pronon­cée par des critères défi­nis a pri­ori : elle relève du ” marché “. Le marché doit se com­pren­dre comme un lieu d’échanges des infor­ma­tions les plus divers­es, offertes à toutes les con­cur­rences, où les arbi­tres sont les usagers. Dans cette péri­ode d’af­faib­lisse­ment de notre capac­ité de con­trôle, la notion de marché, au-delà des échanges com­mer­ci­aux et financiers, s’é­tend quoi que l’on veuille faire, à tous les actes humains : valid­ité des per­son­nes, effi­cac­ité des étab­lisse­ments d’en­seigne­ment, suc­cès ou échec des pro­duits cul­turels, tech­niques de san­té, struc­tures et objec­tifs des gou­verne­ments, etc. Cette réap­pari­tion des forces de sélec­tion dar­wini­ennes, que l’on espérait ban­nies des rap­ports humains, s’ex­plique par la car­ac­téris­tique fon­da­men­tale de notre époque : nous vivons un épisode extra­or­di­naire­ment act­if de l’Évolution.

Une aide à la compréhension du changement : les lois universelles de l’Évolution

Sans en avoir, à beau­coup près, pénétré tous les mécan­ismes, nous appartenons aux pre­mières généra­tions con­scientes que le phénomène d’évo­lu­tion est général.

L’évo­lu­tion touche l’i­nan­imé, l’an­i­mal et l’hu­main. Elle englobe chaque objet et chaque être ; c’est pourquoi il est légitime de par­ler de co-évolution.
Nous quit­tons la vision d’un envi­ron­nement sta­tique pour accepter des mod­èles essen­tielle­ment dynamiques.
La destruc­tion-créa­tion s’ef­fectue dans une con­trac­tion du temps de plus en plus pré­cip­itée : mil­liards d’an­nées pour l’U­nivers sidéral ; mil­lions pour le monde vivant ; mil­lé­naires pour l’Homme puis siè­cles et décen­nies ! L’évo­lu­tion procède par con­ti­nu­ités et par rup­tures : aujour­d’hui, nous sommes à l’épi­cen­tre d’un séisme. Il faut s’en con­va­in­cre, en tir­er les leçons, agir en con­séquence, faute de quoi, nous accom­plirons les pires erreurs.

La plus grande pru­dence s’im­pose pour trans­fér­er les par­a­digmes des sci­ences dites exactes et naturelles aux sci­ences sociales. Cepen­dant, cer­taines lois de l’évo­lu­tion ont des car­ac­tères telle­ment répéti­tifs et uni­versels qu’elles nous four­nissent des mod­èles de référence :

— en pre­mier lieu, tout se passe comme si l’évo­lu­tion cor­re­spondait à une poussée de la com­plex­ité et de la con­science11. Aujour­d’hui, la crois­sance du com­plexe est liée à l’ex­plo­sion de la com­mu­ni­ca­tion. La bureau­cratie se développe comme un mal inévitable dans la mesure où il faut admin­istr­er cette com­plex­ité12 ;

— en sec­ond lieu, il faut retenir les leçons de l’his­toire. Dans toutes ses séquences repérées, l’évo­lu­tion s’est effec­tuée par l’ac­tion de trois forces inter­con­nec­tées : les ini­tia­tives des mutants, l’ac­com­pa­g­ne­ment d’un grand nom­bre d’ac­teurs et la sélec­tion par le milieu.

Les mutants appar­ti­en­nent aux pop­u­la­tions anci­ennes mais, par cer­taines pro­priétés, ils por­tent les car­ac­téris­tiques des pop­u­la­tions futures. L’as­tro­physique nous ren­seigne sur le jeu des par­tic­ules élé­men­taires, sur l’ac­tion cat­aly­tique de cer­tains atom­es, notam­ment du car­bone13, sur les nucléa­tions à par­tir desquelles se sont for­més les astres. Ce sont encore des mutants qui con­stituent les précurseurs des nou­velles espèces biologiques. Ces pio­nniers sont aujour­d’hui chercheurs, penseurs, ingénieurs, nou­veaux man­agers, inven­teurs sur Inter­net, usagers curieux de con­som­mer du nouveau.

Inno­va­teurs et prophètes sont d’abord rejetés. La coali­tion des forces d’in­er­tie main­tient la sta­bil­ité. Mais la puis­sance de catal­yse des nou­velles propo­si­tions, objets, ser­vices ou mod­èles men­taux crée peu à peu des sym­bios­es qui minent en pro­fondeur l’or­dre ancien et engen­drent des ges­ta­tions cachées. Alors écla­tent les coopéra­tions co-évolutives.

La sélec­tion est con­forme aux obser­va­tions de Dar­win. On peut la détester pour les exclu­sions qu’elle prononce mais l’analyse froide doit la faire con­sid­ér­er comme une don­née absolue. Elle fait par­tie de la cul­ture de l’in­cer­ti­tude. Si, par des arti­fices, on cherche à en dif­fér­er la sanc­tion, elle resur­git plus tard sous des formes plus douloureuses.

Ce tryp­tique de l’évo­lu­tion, nucléa­tions à l’o­rig­ine du change­ment, coopéra­tions et sélec­tion a été par­ti­c­ulière­ment bien analysé par Man­freid Eigen14. Sa descrip­tion nous fait com­pren­dre que l’évo­lu­tion ne se ramène pas à la seule con­som­ma­tion du plus faible par le plus fort. À beau­coup d’é­gards, les pio­nniers sont les plus faibles mais leurs ini­tia­tives débor­dent les inertes et, dans la sélec­tion, les forces de sym­biose jouent un rôle posi­tif de pro­tec­tion des solu­tions nou­velles et assurent leur tri­om­phe. Tout bien con­sid­éré, la jun­gle n’est pas aus­si inhu­maine qu’on a bien voulu le dire15.

La guerre économique : un événement inévitable

L’hu­man­ité marche par vagues suc­ces­sives. En Occi­dent, la pax romana, longtemps fon­da­tion de l’or­gan­i­sa­tion sociale du monde dévelop­pé, mou­rut. La chré­tien­té lui suc­cé­da jusqu’à l’épuise­ment. La Renais­sance prit le relais jusqu’au fruit tardif de la civil­i­sa­tion indus­trielle. Une nou­velle vague arrive, plus con­den­sée dans la durée, plus vio­lente, plus plané­taire, apparem­ment plus pro­fonde et exigeante que les change­ments d’hori­zon antérieurs. Chaque relance remet en ques­tion la dis­tri­b­u­tion des pou­voirs. Les hégé­monies s’écroulent, stim­u­lant de nou­veaux appétits. Il est sans exem­ple qu’alors d’im­por­tants affron­te­ments puis­sent être évités.

Nous sommes à ce tour­nant. Parce que les activ­ités-clés sont dev­enues immatérielles, les instru­ments de la dom­i­na­tion ne sont plus les armes mais l’é­conomie. Les armes sub­sis­tent en fond de décor : leur men­ace garan­tit au plus fort, sans con­teste les États-Unis d’Amérique depuis l’im­plo­sion de l’U­nion sovié­tique, que le con­flit sera local­isé sur le ter­rain de son choix : le com­merce, l’in­no­va­tion tech­nologique et les pro­duits cul­turels. Chaque pays, chaque région du monde essaie de trou­ver sa place dans ce jeu où les atouts vont être redistribués.

Comme pour tout con­flit, cette guerre a un coût humain. Elle ne fait pas de morts mais elle fait des pau­vres ou des chômeurs en même temps que se con­stituent de nou­veaux pôles de richess­es. Les enjeux pour l’avenir de nos pop­u­la­tions sont peut-être encore plus chargés de grav­ité que s’il s’agis­sait d’une guerre mil­i­taire. Il faut en être conscient.

L’Eu­rope n’a aujour­d’hui aucun moyen de refuser ce choc. Poli­tique­ment, elle ne s’est pas organ­isée en zone pro­tégée. L’U­nion européenne, con­traire­ment au vœu de J. Delors n’est pas seule­ment ” ouverte “. Elle est aus­si ” offerte ” et rien n’indique qu’elle veuille ou qu’elle puisse chang­er cette sit­u­a­tion à l’ex­cep­tion de quelques domaines par­ti­c­uliers. Car l’ob­sta­cle n’est pas seule­ment poli­tique mais physique : ce qui arbi­tre la divi­sion inter­na­tionale du tra­vail est immatériel, le savoir, le savoir-faire et le faire savoir dont la cir­cu­la­tion sur les réseaux de com­mu­ni­ca­tion est incon­trôlable. Et, para­doxe dû à la com­plex­ité enrichie par la glob­al­i­sa­tion, dans la guerre économique, l’en­ne­mi est aus­si le partenaire.

Notre intérêt est, aujour­d’hui, de nous associ­er à l’émer­gence des pays qui bor­dent l’océan Paci­fique à l’Est comme à l’Ouest alors que nous savons bien qu’ils fig­ureront par­mi nos plus red­outa­bles con­cur­rents et que leurs pro­duc­tions con­tribuent, dès main­tenant, à aggraver nos taux trag­iques de chô­mage. Curieuse guerre, en effet, où les com­bat­tants échap­pent à l’au­torité directe des États. Car les acteurs de pre­mier rang sont les entre­pris­es privées, indus­tries et sociétés de ser­vices multi­na­tionales, grandes cen­trales d’achat et étab­lisse­ments financiers dont les ram­i­fi­ca­tions s’é­ten­dent à la planète entière. Quant aux PME, par effet de prox­im­ité, elles ali­mentent la résis­tance aux impor­ta­tions. Les PME sont aus­si les mieux placées pour jouer le rôle de pio­nniers en procu­rant les sources d’in­no­va­tion à par­tir desquelles des parts de marché mon­di­aux seront conquises.

Dans cette con­fu­sion des efforts, les ter­ri­toires ont per­du tout car­ac­tère de sanc­tu­aires préservés16. On vit donc une sit­u­a­tion para­doxale dans laque­lle la com­péti­tiv­ité et les taux de chô­mage ou d’iné­gal­ités sociales sont liés aux fron­tières alors que l’in­ter­péné­tra­tion des forces de con­cur­rence les ignore. Ce sont les États nationaux qui définis­sent et con­trô­lent les prin­ci­pales règles du jeu local par la fis­cal­ité et le droit du tra­vail mais ils ne sont que parte­naires sec­onds dans les déci­sions d’ac­cords inter­na­tionaux, de délo­cal­i­sa­tion des activ­ités et de pro­priété du cap­i­tal pour les instru­ments de la pro­duc­tion et de la dis­tri­b­u­tion. Nul ne voit, d’ailleurs, com­ment il pour­rait en être autrement tant sont puis­santes les forces de glob­al­i­sa­tion dans la mon­di­al­i­sa­tion non pas seule­ment de l’é­conomie mais de tous les sys­tèmes de rela­tions entre les per­son­nes (infor­ma­tions, con­nais­sances, cul­ture, etc.). L’É­tat est réduit à n’in­ter­venir que pour fournir le ter­rain, favor­able ou hand­i­ca­pant, à par­tir duquel ses ressor­tis­sants agiront dans la guerre économique selon leur pro­pre volon­té et leurs moyens.

La France et les vertus républicaines

Dans cette aven­ture, sur quelles valeurs s’ap­puy­er ? Pour les Européens con­ti­nen­taux, par­ti­c­ulière­ment pour l’Alle­magne et pour la France, l’épreuve est dif­fi­cile. Imprégnés par la ratio­nal­ité des Lumières et légitime­ment fiers du fonc­tion­nement des mod­èles soci­aux du passé récent, nous raison­nons dans la chrysalide de notre méta­mor­phose comme des che­nilles alors que nous sommes déjà des papil­lons17. Nous nous félici­tons d’une supéri­or­ité trompeuse de notre cul­ture en récu­sant le mod­èle anglo-sax­on et en igno­rant la per­ti­nence actuelle des philoso­phies asi­a­tiques, notam­ment du confucianisme.

Aux plus hauts niveaux de l’É­tat français, à droite comme à gauche, sont célébrées les ” ver­tus répub­li­caines “. Que sig­ni­fie aujour­d’hui la devise ” Liber­té, égal­ité, fra­ter­nité ” ? Cette ques­tion est au cœur de notre des­tin. Je ne pour­rai que l’évo­quer en mots trop courts en souhai­tant que chaque lecteur en pour­suive la médi­ta­tion per­son­nelle. Car il y va de l’im­age de notre pays à l’é­tranger, de son ray­on­nement uni­versel et du socle de pen­sées, sur lequel reposent nos com­porte­ments. En cette péri­ode de ques­tion­nement anx­ieux, le monde attend un mes­sage de la France.

Liber­té - Apparem­ment l’ère du virtuel n’in­tro­duit aucune rup­ture majeure quant aux principes de la liber­té : droit à l’usage que l’on peut faire de soi-même, de choisir ses mœurs, d’ex­primer ses idées, droit aux engage­ments con­fes­sion­nels ou poli­tiques selon ses sen­ti­ments. Jamais, sem­ble-t-il, la liber­té n’a ren­con­tré si peu d’ob­sta­cles provenant de l’or­dre moral. ” Sur Inter­net, c’est Mai 68 tous les jours18 dis­ent cer­tains en rai­son de l’ab­sence qua­si com­plète de con­trôle hiérar­chique et de lim­ite à tout com­mu­ni­quer, y com­pris la dés­in­for­ma­tion, dans un vol­ume de réso­nance mondial.

Telle est la sur­face des choses. En pro­fondeur, les faits sont dif­férents. Ils jouent, en ges­ta­tion cachée, dans un autre sens. Dans moins d’un demi-siè­cle, l’hu­man­ité portera huit à dix mil­liards de per­son­nes, dix fois plus que lorsque la Révo­lu­tion française s’est exprimée, en présence de con­traintes de rela­tions récipro­ques infin­i­ment plus actives qu’autre­fois. Ces pres­sions d’in­ter­dépen­dances seront réduc­tri­ces de liber­té. Il fau­dra bien met­tre en place des fac­teurs de régu­la­tion afin d’éviter l’a­n­ar­chie et afin de favoris­er le développe­ment de sym­bios­es con­struc­tives. Sous quelles formes uni­verselles ? exprimées par quelle éthique ? Il est temps d’y réfléchir19 : la phase actuelle ne pro­pose rien ; elle est en cela typ­ique des péri­odes de tran­si­tion où la sit­u­a­tion évolue ” à la lisière du chaos “20. En d’autres ter­mes, le moment est proche où il fau­dra redéfinir les lim­ites de nos lib­ertés sous l’é­clairage de la responsabilité.

Égal­ité — Le choc est rude. Rien n’est plus iné­gal­i­taire qu’un épisode aigu de l’évo­lu­tion. En toutes cir­con­stances, l’évo­lu­tion marche par les écarts ; elle s’ap­puie sur les ten­sions d’iné­gal­ités ; le respect des dif­férences est le moteur du mou­ve­ment. Dans la guerre économique qui se joue sur les capac­ités d’in­no­va­tion, il faut avoir dans son camp des entre­pre­neurs pio­nniers, pro­mo­teurs de biens nou­veaux ce qui sup­pose leur enrichisse­ment mais aus­si la présence de clients assez rich­es de super­flu pour se com­porter en con­som­ma­teurs de pro­duits et de ser­vices incon­nus jusqu’alors et en action­naires pour­voyeurs de cap­i­tal-risque.

La démon­stra­tion est en cours. Anglo-Sax­ons et Asi­a­tiques arbi­trent les coûts et les con­di­tions de tra­vail par le marché en con­cé­dant sa part à la sélec­tion dar­wini­enne. Ils gag­nent les emplois dans la divi­sion inter­na­tionale du tra­vail aux dépens des Européens con­ti­nen­taux hos­tiles à cette sorte de flex­i­bil­ité. Ces derniers, attachés aux cor­rec­tions égal­i­taires par les redis­tri­b­u­tions, reboucle­nt les effets de la mon­di­al­i­sa­tion sur le seul fac­teur qui per­met un ajuste­ment à savoir le nom­bre des emplois.

Cette pra­tique, d’après l’ex­péri­ence actuelle, serait sui­cidaire mais il faut regarder comme fon­da­men­tal dans la cul­ture du ” cap­i­tal­isme rhé­nan “21 l’at­tache­ment à la fidéli­sa­tion réciproque des entre­pris­es et de leurs employés. Un con­trat moral pro­longe les devoirs de l’en­tre­pre­neur à la garantie d’as­sur­ance de per­fec­tion­nement par la for­ma­tion interne, de pro­tec­tion con­tre la mal­adie et de retraite, avec le con­cours et sous le con­trôle de l’É­tat. Cet acquis du principe d’é­gal­ité est remis en ques­tion dans des con­di­tions pathé­tiques pour tous mais par­ti­c­ulière­ment pour les décideurs poli­tiques et économiques dont les syn­di­cats pro­fes­sion­nels et ouvri­ers. Refuser l’adap­ta­tion c’est vraisem­blable­ment tout per­dre ; l’ac­cepter, c’est renon­cer à des pro­grès soci­aux douloureuse­ment con­stru­its au cours du temps qui assur­aient un min­i­mum de con­fort pour tous et rendait la société plus humaine.

La ques­tion ne peut pas être tranchée en quelques mots. Mais plusieurs faits doivent être accep­tés comme décisifs : jamais les cap­i­taux n’ont été si volatils, jamais l’émi­gra­tion des postes de tra­vail par les délo­cal­i­sa­tions n’a été si facile, jamais l’ex­ode des cerveaux n’a con­nu autant de ten­ta­tions22. Inter­net per­met de diriger à dis­tance n’im­porte quelle usine et n’im­porte quel cen­tre de con­cep­tion, si éloignés, soient-ils. À quelque sit­u­a­tion de com­pro­mis que l’on parvi­enne, l’Eu­rope devra trou­ver le moyen de don­ner à ses entre­pre­neurs par rap­port à leurs con­cur­rents mon­di­aux une égal­ité des chances dans leur développe­ment c’est-à-dire dans leur enrichisse­ment en tant que pio­nniers et inno­va­teurs. C’est loin d’être le cas aujour­d’hui. Quant à une dérive du principe moral d’é­gal­ité (des droits, des devoirs, de la dig­nité) vers l’é­gal­i­tarisme, elle serait payée de dom­mages soci­aux graves : on ne vio­le pas impuné­ment les forces d’évolution.

Fra­ter­nité - Le mot est rarement employé. On lui sub­stitue sol­i­dar­ité, plus mécanique, admin­is­tratif, col­lec­tif, moins près du cœur. Cet écart est chargé de sens. L’in­di­vidu se débar­rasse sur l’É­tat de la respon­s­abil­ité d’être le frère des autres. Perte de sub­stance affec­tive ? Ten­ta­tive d’en­gage­ment marginal ?

Quoi qu’il en soit, il est dif­fi­cile d’être frère de tous. La guerre économique pose la ques­tion du choix. Devons-nous œuvr­er dans la fra­ter­nité uni­verselle, mon­di­al­isée ou don­ner la pri­or­ité à notre car­rière, notre famille, notre clan, notre pays, l’Eu­rope, l’Oc­ci­dent ? La réponse des faits s’éloigne de celle de Mon­tesquieu : tout est con­sacré au plus proche dans l’in­térêt direct et dans l’im­mé­di­at. Nous vivons le temps des myopes : nul pro­jet à long terme. À part l’eu­ro, reçu comme trop abstrait pour catal­yser une espérance pop­u­laire, rien ne vient assign­er un objec­tif à la fra­ter­nité. Accepter la civil­i­sa­tion de l’im­mé­di­at est une erreur pour l’Eu­rope. L’U­nion européenne ne peut se for­mer que dans le proces­sus et non pas par la procé­dure. Il faudrait pro­pos­er des buts, sources d’en­t­hou­si­asme pour la jeunesse. Car nos efforts de sol­i­dar­ité doivent avoir pour pre­mier objet la trans­mis­sion d’un monde accept­able à nos suc­cesseurs. Pra­ti­quer la fra­ter­nité, c’est aujour­d’hui, lancer des poli­tiques d’an­tic­i­pa­tion23. L’in­cer­ti­tude n’est pas la com­plète obscu­rité : l’ac­tion pour l’avenir est le pre­mier anti­dote du malaise social.

En con­clu­sion, en dépit des boule­verse­ments actuels, les valeurs répub­li­caines con­ser­vent toutes leurs valid­ités direc­tri­ces de civil­i­sa­tion à la con­di­tion d’être placées sous l’im­pératif de la respon­s­abil­ité, une respon­s­abil­ité englobant le présent et l’avenir, issue de la con­science de chaque citoyen plus encore que des dirigeants économiques et poli­tiques. Si en revanche, liber­té sig­ni­fie droit de faire n’im­porte quoi, sans règle du jeu et sans respect de con­traintes éthiques, si égal­ité reten­tit comme égal­i­taire, si la fra­ter­nité perd son sens de qual­ité des rela­tions de per­son­ne à per­son­ne pour être trans­férée à un État anonyme, pléthorique et ruiné, alors la sanc­tion par les boucles de réac­tion de l’é­conomie sera tragique.

Vers quel avenir ?

Les théoriciens du libéral­isme cul­tivent l’u­topie des équili­bres. La mon­di­al­i­sa­tion, dont les désor­dres sont aujour­d’hui le fruit des dif­férences de niveaux entre les coûts et les con­di­tions d’emploi de la main-d’œu­vre et entre la disponi­bil­ité des cap­i­taux, con­duira dans son état final à un niv­elle­ment par le haut. Les plus défa­vorisés aujour­d’hui, oblig­és d’ac­cepter bas salaires et absence de pro­tec­tions sociales, s’en­richi­ront. Ils exigeront alors un envi­ron­nement social plus ambitieux et rejoin­dront les sit­u­a­tions des priv­ilégiés de la péri­ode des ” trente glo­rieuses “. Le mou­ve­ment se pro­duira dans la crois­sance pour tous tant il existe de réserves de besoins, capa­bles de tir­er en avant toutes les économies, dans les pays can­di­dats à l’émer­gence dont l’am­bi­tion va s’é­ten­dre au monde entier. S’il y a souf­frances sociales, elles seront lim­itées à la phase de tran­si­tion qu’il faut ren­dre la plus courte pos­si­ble en ouvrant toutes les bar­rières à la cir­cu­la­tion des hommes, des cap­i­taux, des pro­duits et des services.

Cette vision quelque peu idyllique de l’hu­man­ité future revient à croire à l’har­monie d’une économie-monde24 unique par oppo­si­tion à un monde mul­ti­po­laire où plusieurs économie-mon­des s’op­poseraient. Cette pro­jec­tion sur l’avenir est con­forme à la pen­sée unique du moment. Elle est par­ti­c­ulière­ment soutenue par les États-Unis d’Amérique qui se voient promis à tenir le pre­mier rang dans cette nou­velle organ­i­sa­tion où des classe­ments hiérar­chiques ne man­queront pas de s’affirmer.

Il est dif­fi­cile d’op­pos­er des argu­ments théoriques à cette hypothèse sauf qu’elle n’a aucun exem­ple de précé­dent dans l’his­toire et qu’elle est con­traire aux lois de l’évo­lu­tion dont nous avons vu qu’elle était faite de l’é­man­ci­pa­tion per­ma­nente des dif­férences et des ten­sions que provo­quent leurs manifestations.

En fait, la ques­tion des straté­gies dans la péri­ode actuelle ne sera pas dom­inée par la con­sid­éra­tion de l’avenir loin­tain mais par la néces­sité de sup­port­er sans explo­sion sociale soit l’ex­ac­er­ba­tion des pau­vretés à l’in­térieur du tra­vail (Amérique du Nord), soit l’ac­croisse­ment du nom­bre des exclus du tra­vail par le sous-emploi (Europe de l’Ouest). Autrement dit, pour­ra-t-on accepter les souf­frances de la tran­si­tion et l’ac­ci­dent social ne risque-t-il pas de tout cass­er ? C’est sur cette ques­tion que le mes­sage de l’U­nion européenne, au-delà de la tech­nique moné­taire du pas­sage à l’eu­ro, devrait être clair.

Mais il est per­mis d’être opti­miste pour l’hu­man­ité prise dans son ensem­ble. La poussée des biens et des ser­vices immatériels pro­pose une crois­sance de sub­sti­tu­tion débar­rassée des excès de con­som­ma­tions et de pol­lu­tions de car­ac­tères énergé­tiques et matériels. Les nou­velles tech­nolo­gies des con­tenants de l’in­for­ma­tion (élec­tron­ique, infor­ma­tique, télé­com­mu­ni­ca­tions) et des con­tenus (hyper­mé­dias) ten­dent à accroître notre dis­tance à l’animalité.

Notre époque sera sans doute regardée par les his­to­riens du futur comme l’avène­ment d’un pro­grès décisif dans la marche vers tou­jours plus d’ini­tia­tives et de respon­s­abil­ités. Un homme plus debout, plus éduqué, plus riche de rela­tions est en train de naître… Mais il con­viendrait peut-être, par des règles d’éthique économique et sociale, de mod­ér­er la vitesse de cette course vers un homme nou­veau car, comme le pressen­tait Von Neu­man25, dès les années 1960, pour­rons-nous sur­vivre à une inno­va­tion tech­nologique qui court beau­coup plus vite que nos capac­ités de com­pren­dre notre aventure ? 

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1. FISH : Forum inter­na­tion­al des sci­ences humaines.
2. Une étude sur ” le choc de la mon­di­al­i­sa­tion, nais­sance d’une nou­velle civil­i­sa­tion ” a été con­duite sous la prési­dence de l’au­teur par un groupe de réflex­ion de la Com­mis­sion nationale française pour l’Unesco au cours du pre­mier semes­tre 1997 (en cours de publication).
3. Cf. F. Braudel, in Gram­maire des civil­i­sa­tions, Flam­mar­i­on, 1987.
4. Carnot-Clausius.
5. Selon la descrip­tion de Tresmontant.
6. Cf. œuvre d’Ilya Prigogine.
7. On par­le ain­si de ” l’ef­fet papil­lon ” dont le bat­te­ment d’ailes peut être à l’o­rig­ine d’un cyclone. Cf. Deva­quet, L’amibe et l’étudiant.
8. Selon le mot de P. Valéry.
9. Cf. notam­ment l’œu­vre d’Edgar Morin, La méthode, etc.
10. R. Boudon, Effets per­vers et ordre social.
11. La pen­sée des auteurs fran­coph­o­nes est par­ti­c­ulière­ment riche en ce domaine, cf. notam­ment : H. Berg­son, P. Teil­hard de Chardin J. Ruffie.
12. Lire à ce sujet le remar­quable essai de J. Voge (40) Le com­plexe de Babel. Crise ou maîtrise de l’in­for­ma­tion (Mas­son, Col­lec­tion CNET/ENST, Paris, 1997).
13. Cf. œuvre de vul­gar­i­sa­tion d’Hu­bert Reeves (Patience dans l’azur, etc.).
14. Prix Nobel de biochimie.
15. On sait com­bi­en le dar­win­isme réduit aux seules sanc­tions de sélec­tion a pu inspir­er la cor­re­spon­dance de Marx et Engels et les con­duire à une esti­ma­tion pes­simiste des lois de la nature.
16. Cf. A. Danzin, ” Défense, inforoutes et mon­di­al­i­sa­tion ” Revue Défense nationale, juil­let 1996.
17. Image emprun­tée à Edgar Morin.
18. Cf. C. Huitema (72), Et Dieu créa Internet.
19. Cette ques­tion est déjà au pro­gramme des insti­tu­tions inter­na­tionales. En témoignent l’in­sis­tance des déc­la­ra­tions sur les Droits de l’Homme et la mul­ti­pli­ca­tion des ” Comités d’éthique “. Mais en général, dans quelle confusion !
20. Selon les idées de S. A. Kauf­man remar­quable­ment résumées par J. Voge. op. cité in (12).
21. Selon l’ex­pres­sion de Michel Albert.
22. En par­ti­c­uli­er chez les chercheurs de pointe en biolo­gie et en infor­ma­tique dont les rela­tions avec la fer­til­ité du marché améri­cain se resser­rent. Cf. Busi­ness Week, oct.6/1997 ” A brain drain in France ” et ” French entre­pre­neurs swim the Channel “.
23. On ne peut que con­stater ici la dif­fi­culté des con­sen­sus d’an­tic­i­pa­tion même lorsque la néces­sité en est évi­dente (absence per­ma­nente de poli­tique famil­iale ; retards de par­tic­i­pa­tion à l’élab­o­ra­tion des tech­nolo­gies du xxie siè­cle ; men­aces sur la recherche de solu­tions pour l’avenir énergé­tique (Super­phénix), etc.).
24. Au sens de F. Braudel.
25. Cf. J. Voge op. cité.

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