Ordinateur SETI PB250

L’hyperpuissance de l’informatique

Dossier : ExpressionsMagazine N°735 Mai 2018
Par Gérard BERRY (67)

Pas­sion­né par la pro­gram­ma­tion et célèbre pour la pub­li­ca­tion du lan­gage ESTEREL, Gérard BERRY nous livre son juge­ment sur l’ap­pré­ci­a­tion que les français ont de l’in­for­ma­tique. Par exem­ple les ingénieurs restent trop mar­qués par leur for­ma­tion ini­tiale mécani­ci­enne, les inno­va­teurs sont très start mais pas assez up. 

Pourquoi es-tu venu à l’informatique ?

J’ai décou­vert l’informatique à l’X dans les années 67–68 en dilet­tante. J’ai tout de suite com­pris que la pro­gram­ma­tion, c’était « mon truc » ! Mais je tra­vail­lais sur un étrange ordi­na­teur SETI PB250 : c’était juste impos­si­ble de tra­vailler sérieuse­ment avec ce genre de machine… 

Quand je suis entré aux Mines en 1970, Pierre Laf­fitte a été tout de suite d’accord pour que je fasse de l’informatique. J’ai ren­con­tré Mau­rice Nivat à l’Iria (aujourd’hui Inria) qui venait de se créer : de toute évi­dence, c’est là que ça allait se pass­er, en par­ti­c­uli­er dans le fameux bâti­ment 8 de Voluceau, situé dans l’ancien Grand quarti­er général de l’Otan en Europe. 

“ En informatique, il ne suffit pas d’essayer pour réussir ! ”

Mes col­lègues y étaient Philippe Fla­jo­let (68), Gérard Huet, Gilles Kahn, Jean Vuillemin (66), etc., qui allaient devenir de grands chercheurs et par­mi lesquels il y avait d’ailleurs beau­coup d’X. Mais nous n’avions tou­jours pas d’ordinateurs adéquats pour tra­vailler : c’était la grande époque du plan Cal­cul, qui n’était pas pour nous… 

Mais soyons justes : cela nous a oblig­és à faire de grands pro­grès en infor­ma­tique théorique ! Pierre Boulez, à l’Ircam, avait quand même réus­si à obtenir un PDP-10, la machine voulue sur laque­lle a démar­ré une bonne par­tie de l’informatique française. 

C’est encore Pierre Laf­fitte, tou­jours vision­naire, qui a créé le Cen­tre de math­é­ma­tiques appliquées (CMA) de l’École des mines à Sophia-Antipo­lis, en rassem­blant auto­mati­ciens et infor­mati­ciens : c’était extra­or­di­naire, on y trou­vait un envi­ron­nement de tra­vail excep­tion­nel, et le lieu créait une forte attrac­tiv­ité inter­na­tionale. Enfin, les pre­mières machines con­ven­ables sont arrivées en 1983. 


Je tra­vail­lais sur un étrange ordi­na­teur SETI PB250 :
c’était juste impos­si­ble de tra­vailler sérieuse­ment avec ce genre de machine…

Mais tu ne t’intéresses pas seulement à la programmation ?

Je me suis ren­du compte que ce qui m’intéressait vrai­ment, c’était de tra­vailler avec les objets, et pas seule­ment avec les algo­rithmes abstraits : on tra­vail­lait par exem­ple sur la con­duite de minivoitures-robots. C’est en tra­vail­lant sur ce genre de sujet que j’ai mûri mon lan­gage Esterel. 

Une grande inno­va­tion est arrivée à la fin des années 1980 avec les cir­cuits repro­gram­ma­bles (FPGA = Field- Pro­gram­ma­ble Gate Array), util­isés par Jean Vuillemin chez Dig­i­tal Equipement pour accélér­er les cal­culs. On pou­vait enfin mêler fine­ment logi­ciel et matériel. 

Livre : L'hyperpuissance de l'nformatique de Gérard Berry
La recen­sion dans ce numéro

J’ai adap­té Ester­el à la con­cep­tion et à la syn­thèse de cir­cuits effi­caces. J’ai obtenu des finance­ments de type grants indus­triels de plusieurs sociétés indus­trielles, comme Syn­op­sys et Cadence en CAO de cir­cuits et Intel en con­cep­tion de microar­chi­tec­tures, au total 150 000 dol­lars par an sans même de dossiers à remplir. 

Pour mieux dévelop­per Ester­el dans les cir­cuits et les logi­ciels cri­tiques, avec Éric Ban­tég­nie (X 82 — Télé­coms — Mines), qui avait repris Simu­log, nous avons créé Ester­el Tech­nolo­gies. En cir­cuits, la par­tie dont je m’occupais prin­ci­pale­ment, nous avons tra­vail­lé avec Texas Instru­ments, ST Micro­elec­tron­ics, Philips et Intel. J’y ai été directeur sci­en­tifique et ai passé beau­coup de temps en vis­ites de clients. 

En 2008, c’est la crise après le crash de Lehman Broth­ers. Le monde change alors pro­fondé­ment dans le domaine des cir­cuits. Texas Instru­ments dis­paraît pro­gres­sive­ment, Nokia est mar­gin­al­isé, Philips aus­si et la coopéra­tion indus­trielle avec Intel se révèle dif­fi­cile. Nous devons fer­mer l’activité circuits. 

Mais c’est aus­si l’arrivée en force du Smart­Phone (sait-on que l’iPhone a été créé à Paris par Jean-Marie Hul­lot, avec qui j’avais eu la joie de tra­vailler à l’Inria à la fin des années 1970 ?). Je décide alors d’entrer à l’Inria en mars 2009 pour revenir à la recherche et présider la Com­mis­sion d’évaluation de l’institut, qui y joue un rôle cen­tral et apprécié. 

Comment es-tu venu au Collège de France ?

J’y avais été d’abord invité en 2007–2008, dans le cadre de la chaire annuelle d’innovation tech­nologique Lil­iane-Bet­ten­court. J’avais entre­pris d’y enseign­er « Pourquoi et com­ment le monde devient numérique ». 

À la suite du suc­cès de ce cours, le Col­lège de France et l’Inria déci­dent de créer une nou­velle chaire « Infor­ma­tique et sci­ences numériques », dont j’ai tenu la pre­mière édi­tion en 2009–2010 avec un cours « Penser, mod­élis­er et maîtris­er le cal­cul infor­ma­tique ». Cette chaire a eu depuis huit autres tit­u­laires et est en pleine forme. 

En 2012, le Col­lège m’a con­fié une chaire per­ma­nente, sous l’intitulé : « Algo­rithmes, Machines et Lan­gages ». Le domaine infor­ma­tique y est en plein essor, avec notam­ment la nou­velle chaire « Sci­ence des don­nées », con­fiée à Stéphane Mal­lat (81). Il s’y intéresse à l’apprentissage automa­tique et cherche pourquoi l’apprentissage pro­fond marche aus­si bien, ce qu’on est encore loin de comprendre. 

Et une nou­velle chaire « Sci­ence du logi­ciel » va ouvrir à la ren­trée 2018. Tout cela est pour moi une expéri­ence fantastique ! 

Parle-nous de l’informatique dans l’enseignement

J’ai présidé pen­dant quelques années le con­seil d’enseignement et de recherche de l’X.

J’y ai tra­vail­lé une ques­tion fon­da­men­tale pour l’École : com­ment mieux organ­is­er la recherche à l’X ? J’ai aus­si tra­vail­lé à la mise en place du nou­veau bachelor. 

“On est loin de comprendre pourquoi l’apprentissage profond marche aussi bien !”

À l’X, comme dans les grandes écoles en général, la prise en compte de l’informatique a été lente : les men­tal­ités restaient très pris­on­nières de l’approche « ingénieur » cen­trée sur la matière et l’énergie.

Les (très bons) dossiers récem­ment con­sacrés au numérique par La Jaune et la Rouge sont très illus­trat­ifs : par exem­ple, celui sur la sim­u­la­tion (JR n° 732) reste glob­ale­ment très mar­qué par une vision d’ingénieurs clas­siques, d’abord mécani­ciens, élec­triciens, etc. 

L’informatique n’y est cer­taine­ment pas au cœur du sujet. Mais, dans ce dossier, l’article sur la mobil­ité durable écrit par quelqu’un de chez Renault mon­tre bien qu’on passe d’une vision de l’automobile mécani­ci­enne à une vision cen­trée sur l’information. C’est ce qu’ont bien com­pris des gens comme Google ou Uber : l’important n’est pas de savoir con­stru­ire un véhicule qui roule (tout le monde sait faire ça aujourd’hui, et avec pra­tique­ment les mêmes solu­tions tech­niques), mais de savoir qui veut aller où et quand. 

C’est là que réside désor­mais la valeur. Du coup, on peut être cer­tain que les flottes de taxis robo­t­isés vont faire baiss­er le nom­bre de voitures par­ti­c­ulières : c’est un vrai défi pour les con­struc­teurs traditionnels. 

Alors, l’informatique reste une grande méconnue ?

On observe une mécom­préhen­sion très répan­due du sujet, d’abord par manque de con­nais­sances. Ain­si, encore en 1985, on débat­tait très sérieuse­ment de « Faut-il enseign­er l’informatique à l’X ? » Il faut recon­naître que les uni­ver­sités ont été les pre­mières à s’y atteler. 

fake news
Pour Yan LeCun : « La vraie intel­li­gence est loin d’être à portée. »

Les grandes écoles, y com­pris l’X et les Mines, ont été beau­coup plus timides, mais sont bien présentes main­tenant. Je m’occupe aus­si beau­coup de l’enseignement de l’informatique du pri­maire au bac. 

Il y a une mécon­nais­sance générale de ce que recou­vre le « numérique », et une défi­ance du mot « infor­ma­tique ». Je suis frap­pé de voir que, quand je suis invité à une radio ou à don­ner une con­férence, on me demande tou­jours de com­mencer par définir le terme algo­rithme, alors qu’il ne vient à l’idée de per­son­ne de deman­der à un biol­o­giste, par exem­ple, de définir ce qu’est une cel­lule. Et on l’écrit encore sou­vent algo­ry­thme (dans la peau) ! 

J’ai trou­vé l’article de François Bour­don­cle (84) dans la JR sur l’Intelligence arti­fi­cielle (n° 733) très intéres­sant. Il mon­tre bien com­bi­en les ques­tions d’investissements dans la recherche en IA sont impor­tantes : il y a une vraie dif­férence d’approche entre les logiques d’investissement aux États-Unis et en France. 

Mal­gré des pro­grès réels, nous avons tou­jours un vrai prob­lème de finance­ment de la recherche. Nous sommes trop dans l’incantation, en par­ti­c­uli­er sur l’innovation de rup­ture, alors que celle-ci ne se décrète pas : elle se con­stru­it dans un proces­sus long et pro­fond. Je me sou­viens que mes parte­naires améri­cains me dis­aient : « Les Français ? Ils sont excel­lents, en maths et en pro­gram­ma­tion, mais ils ne sont pas des concurrents ! » 

Nous avons encore du mal avec les « start-up » : beau­coup de « starts », et de très bonne qual­ité, mais moins de « up » car là, il faut savoir trou­ver de gros finance­ments, man­ag­er, pass­er au développe­ment indus­triel, trou­ver des marchés… 

Mais est-ce que les choses changent ?

Il y a aujourd’hui un vrai désir de pouss­er l’attractivité française en infor­ma­tique. Mais, où va-t-on trou­ver des profs du bon niveau ? Aujourd’hui, ce sont le plus sou­vent les labos d’entreprises étrangères comme Google qui tirent la recherche et embauchent. 

Il est quand même frap­pant qu’il n’y ait qu’une seule entre­prise française dans le top 100 des boîtes d’informatique ! Les Alle­mands ont mieux réus­si, par exem­ple avec le Max-Planck Insti­tute à Sar­rebruck, qui offre des con­di­tions de tra­vail réelle­ment de bon niveau international. 

Sur l’intelligence arti­fi­cielle, dont on par­le aujourd’hui beau­coup à tort et à rai­son (mais pas La Jaune et la Rouge dans son n° 733!) il faut écouter Yan LeCun. 

Son mes­sage est clair : il faut avoir d’excellentes don­nées, la quan­tité ne suf­fit pas, et la vraie intel­li­gence est loin d’être à portée ; il rêve plutôt d’atteindre un jour « le bon sens du chat ». 

Ceux qui glosent sur le sujet, en majorité, ne savent pas du tout de quoi il s’agit, alors que les gens qui tra­vail­lent réelle­ment sur ce domaine le font avec mod­estie et sérieux. Le suc­cès n’est jamais immé­di­at : en infor­ma­tique, il ne suf­fit pas d’essayer pour réussir !

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