L’honneur du métier est de rester créatif et offensif

Dossier : L’administrationMagazine N°682 Février 2013
Par Philippe d'IRIBARNE (55)

L’honneur du méti­er a deux exi­gences. L’une, tournée vers ce que l’on doit accom­plir pour être à sa hau­teur : faire son tra­vail, être un bon pro­fes­sion­nel, faire hon­neur au corps auquel on appar­tient. L’autre, tournée vers ce que l’on ne peut accepter sous peine de déchoir, à la fois dans la manière d’être com­mandé et dans les tâch­es que l’on assume. Ces deux exi­gences mar­quent la façon dont cha­cun vit son tra­vail. Et, selon la posi­tion qu’il occupe comme selon la manière dont il est traité, donc selon la forme de déshon­neur qui le men­ace, l’une ou l’autre ten­dance pré­vaut chez chacun.

REPÈRES
Chaque pays a sa manière pro­pre de lim­iter, dans la vie de tra­vail, le pou­voir qu’exercent les puis­sants sur ceux qui sont soumis à leur autorité. Aux États-Unis, la déf­i­ni­tion pré­cise, dans le cadre d’une forme de con­trat libre­ment négo­cié, des droits et oblig­a­tions du salarié fait référence. Il n’en va pas de même en France. Les droits et oblig­a­tions des sub­or­don­nés sont tra­di­tion­nelle­ment défi­nis de manière large­ment cou­tu­mière par le méti­er qu’ils exercent.

Être à la hauteur

Pour celui, mem­bre d’un grand corps, pro­fesseur de médecine, pour qui il va pra­tique­ment de soi qu’il sera traité avec les égards dus à son rang, et qui a tra­di­tion­nelle­ment une large marge d’initiative, qui donc peut cul­tiv­er sa pro­pre manière d’agir, c’est le fait d’être ou non à la hau­teur de sa fonc­tion qui est l’enjeu central.

L’honneur du méti­er tend alors à être à la fois une moti­va­tion d’investissement dans son tra­vail et de dynamisme conquérant.

La manière dont le corps des Ponts et Chaussées s’est lancé dans l’urbanisme dans les années 1960, et le corps des Télé­coms dans la mod­erni­sa­tion du réseau télé­phonique un peu plus tard en furent de bons exemples.

Défendre son statut

La sit­u­a­tion est bien dif­férente pour celui qui n’a guère de pos­si­bil­ité de s’affirmer pos­i­tive­ment dans son tra­vail et qui, de plus, est traité comme un sim­ple pion par des supérieurs qui ne lui accor­dent aucune con­sid­éra­tion. Son hon­neur lui dicte alors de se défendre en s’arc-boutant sur son statut, en refu­sant de n’être qu’une vari­able d’ajustement dans les pro­jets des grands, voire en se désen­gageant de son tra­vail. Entre les deux extrêmes, on trou­ve toute une gamme d’attitudes, avec des com­bi­naisons, par­fois étranges pour un regard extérieur, de dévoue­ment à sa tâche et de sus­cep­ti­bil­ité, d’innovation per­son­nelle et de résis­tance aux change­ments impul­sés d’en haut.

Plusieurs façons d’agir

La façon dont un indi­vidu exerçant une fonc­tion don­née va agir, en investis­sant plus ou moins dans un hon­neur créatif et con­quérant ou dans un hon­neur défen­sif crispé sur la défense des avan­tages acquis, dépend beau­coup de la manière dont il est traité par ceux qui le diri­gent. Plus il dépen­dra de respon­s­ables engoncés dans leur arro­gance, qui trait­ent ceux dont ils doivent con­duire l’action comme de sim­ples exé­cu­tants tenus de met­tre en oeu­vre sans dis­cuter ce qui leur est imposé, plus il aura ten­dance à se cabr­er con­tre leurs direc­tives, quelle que soit leur per­ti­nence en matière de cor­rec­tion de dys­fonc­tion­nements de l’action publique.

Attention aux indicateurs

Que penser, dans ce con­texte, des efforts faits actuelle­ment pour faire échap­per le fonc­tion­nement des admin­is­tra­tions publiques à une logique de méti­er, réputée inévitable­ment con­ser­va­trice, et met­tre en place, à l’américaine, des bat­ter­ies d’indicateurs chiffrés (les « kpi », key per­for­mance index) per­me­t­tant d’évaluer les résul­tats obtenus par cha­cun et de le récom­penser ou de le sanc­tion­ner en con­séquence (et, acces­soire­ment, de pour­suiv­re sans faib­lesse ceux qui ne sont pas sim­ple­ment découragés par la manière dont ils sont gérés mais prof­i­tent cynique­ment de la pro­tec­tion offerte par leur statut) ?

Pourquoi ces efforts sus­ci­tent-ils tant de réti­cences ? On l’a vu par exem­ple, en 2009, avec la révolte, totale­ment inédite, des pro­fesseurs d’université.

Toute une forme de lib­erté, liée à la pos­si­bil­ité qu’a tra­di­tion­nelle­ment l’homme de méti­er de décider par lui-même de la meilleure façon de « bien faire son tra­vail », se trou­ve mise en cause. Cha­cun se trou­ve bien davan­tage dans la main du supérieur qui fixe ses objec­tifs et l’évalue. Il peut arriv­er que celui-ci soit lui-même par­faite­ment dévoué au bien pub­lic et insen­si­ble, dans la manière dont il les traite, à la façon dont ses sub­or­don­nés lui font leur cour. Mais cela n’a rien de fatal.

Et la réforme tend alors à dévelop­per l’esprit cour­tisan con­tre lequel le statut offrait une pro­tec­tion sûre.

Des effets pervers

Par ailleurs, quelle sera la qual­ité des critères à l’aune desquels il va fal­loir « faire du chiffre » ? On a évo­qué leurs effets per­vers à pro­pos de l’activité de la police. Ils mar­quent actuelle­ment celle des chercheurs.

Que reste-t-il à celui qui se sent corseté et humil­ié ? À cul­tiv­er la facette défen­sive de l’honneur, à « faire l’idiot puisqu’on lui demande de faire l’idiot », à sabot­er les réformes qu’on pré­tend lui imposer.

Évoluer dans l’honneur

Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il faille renon­cer à une cer­taine ratio­nal­i­sa­tion de l’action publique, qu’il n’y a pas mille habi­tudes qui deman­dent à être revues, mille moyens qui deman­dent à être redistribués.

Mais, dans la façon de le faire, il importe de ne pas traiter comme de sim­ples pio­ns ceux à qui l’on demande d’évoluer.

C’est une con­di­tion pour éviter qu’ils ne s’enferment dans une forme d’honneur défen­sif. Et c’est aus­si une con­di­tion pour mobilis­er au ser­vice du bien pub­lic leur hon­neur offen­sif et créatif.

Commentaire

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Fran­cois Forestrépondre
27 février 2013 à 22 h 16 min

Mer­ci pour cette belle
Mer­ci pour cette belle déf­i­ni­tion du Méti­er dont l’e­sprit sem­ble s’être perdue.

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