Les terrifiants outils de la paix : manuel d’emploi

Dossier : ExpressionsMagazine N°676 Juin/Juillet 2012Par : Édouard VALENSI (58)

La Dis­sua­sion nucléaire, par Édouard Valen­si, 2 tomes, 2012, Édi­tions L’Harmattan :
Manuel d’emploi (224 pages).
Les Ter­ri­fi­ants Out­ils de la paix (274 pages).

Quelque 100 000 engins nucléaires ont été assem­blés dans le monde. Aux États-Unis, le Strate­gic Air Com­mand à lui seul a été doté de 17 915 bombes de 25 types dif­férents. Des bombes à échelle humaine : avec env­i­ron 1 kilo par kilo­tonne, elles entrent dans un cof­fre de voiture. Leur pre­mier objec­tif : l’Europe. En fin de guerre froide, 7 000 armes nucléaires, mis­siles, bombes, mines y étaient déployées.

« Pour un homme raisonnable, la guerre nucléaire est tout sim­ple­ment impossible »

Pour autant, il n’y a jamais eu de risque de guerre nucléaire. On nous a fait croire au pire, mais ni les prési­dents des États-Unis ni les Pre­miers Secré­taires du Par­ti com­mu­niste de l’URSS ont envis­agé d’initier une guerre nucléaire. Certes, pen­dant cinquante ans, peurs et para­noïa con­juguées ont fait que l’on s’est pré­paré à un affron­te­ment, à une apoc­a­lypse. Mais celle-ci n’avait de réal­ité que dans les inten­tions prêtées à l’adversaire.

Une guerre impossible

Le pre­mier à con­damn­er l’arme nucléaire est Har­ry Tru­man, qui déclare dans son tes­ta­ment poli­tique : « Pour un homme raisonnable, la guerre nucléaire est tout sim­ple­ment impossible. »

Intox­i­ca­tion ?
On est con­fon­du, et d’aucuns seront révoltés, de lire qu’en 1984, revenant sur toute la guerre froide, la CIA puisse con­clure : « À aucun moment, la com­mu­nauté occi­den­tale du ren­seigne­ment n’a observé de pré­parat­ifs mil­i­taires, dont l’ampleur et la durée pou­vaient laiss­er red­outer une entrée en guerre con­tre l’OTAN. » Dès 1973, dans un rap­port secret, la CIA révélait que les Sovié­tiques n’étaient pas en mesure de lancer une attaque sur­prise, et qu’en retour ils ne se sen­taient pas men­acés par une pre­mière frappe américaine.

John Kennedy, un an avant la crise de Cuba, est furieux qu’on lui ait présen­té un plan qui envis­age une pre­mière frappe nucléaire préven­tive de l’URSS et de ses résul­tats : des dizaines de mil­lions de morts ? Il en est pro­fondé­ment choqué : « Et nous nous appelons la race humaine ? », et demande que l’existence même de cette réu­nion soit classée secret. Dean Rusk, le Secré­taire d’État, témoigne de sa han­tise face à la guerre nucléaire : « Il n’a jamais évo­qué le risque d’être assas­s­iné, mais ce que serait son des­tin s’il devait appuy­er sur le bou­ton ? » Sans le savoir, Kennedy est en bonne com­pag­nie avec Niki­ta Khrouchtchev.

Lors de la crise de Cuba, à la demande pres­sante de Fidel Cas­tro de pren­dre l’initiative d’une frappe, il répond : « Ce ne serait pas une sim­ple frappe mais le début d’une guerre ther­monu­cléaire mon­di­ale. À l’évidence, les États- Unis subi­raient de très lour­des pertes, mais l’Union sovié­tique et tout le camp social­iste endur­eraient égale­ment de grandes souf­frances. Certes Cuba est prêt à mourir héroïque­ment, mais nous ne com­bat­tons pas l’impérialisme pour mourir. » Il fixe les lim­ites du marchandage atom­ique : un refus défini­tif de la guerre nucléaire. Refus qui sera insti­tu­tion­nal­isé en 1975 par Leonid Bre­jnev. L’armée sovié­tique suit les instruc­tions de la direc­tion poli­tique de ne pas met­tre en oeu­vre les armes nucléaires en pre­mier. Pour que nul n’en ignore, l’instruction est ren­due publique en 1976.

C’est plutôt du côté de la Chine que planait et que demeure le risque nucléaire. La Chine sauvée des frappes pro­gram­mées par les états-majors améri­cains, par le prési­dent Tru­man en 1950 et en 1954 par le prési­dent Eisen­how­er. Mais surtout men­acée par l’Union soviétique.

Le poids de la Chine

Excédé par les excès de la Révo­lu­tion cul­turelle, l’état-major sovié­tique voudrait frap­per des instal­la­tions nucléaires chi­nois­es : « Une fois pour toutes, élim­in­er la men­ace chi­noise et se débar­rass­er de ces aven­turi­ers des temps mod­ernes. » Le pro­jet ne fait pas l’unanimité au sein du Polit­buro, les plus sages, Kossyguine, Gromyko, y voient un piège.

La Chine est immense et l’Union sovié­tique se retrou­vera engluée dans une guerre impos­si­ble à l’Est, men­acée par le défer­lement de mil­lions de com­bat­tants chi­nois. On décide donc de sol­liciter l’avis des États- Unis et de s’assurer de leur neu­tral­ité avant d’entreprendre toute action.

« Il vaut mieux per­fec­tion­ner ce qui se passera avant l’Apocalypse que l’Apocalypse »

Mais, pour Wash­ing­ton, la prin­ci­pale men­ace est le régime sovié­tique, et une Chine forte à l’Est va dans leurs intérêts. Une frappe nucléaire ouvri­rait une boîte de Pan­dore, et le monde entier se trou­verait plongé dans la guerre nucléaire.

Si la Chine est attaquée, les États- Unis ne res­teront pas les bras croisés, mais 130 villes sovié­tiques seront ciblées. La réac­tion du Pre­mier sovié­tique est extra­or­di­naire – nous sommes en 1969. Il s’écrie : « Les Améri­cains nous ont trahis !»

La Chine juge alors immi­nente la troisième guerre mon­di­ale, dont elle sera la vic­time. Elle se pré­pare à affron­ter la Russie. Tout au long des années 1970, dans un mou­ve­ment patri­o­tique de masse, des cen­taines de mil­lions de Chi­nois ont creusé très pro­fond des cités souter­raines sous les villes chi­nois­es. Des mis­siles à portée inter­mé­di­aire chi­nois visent les grandes métrop­o­les russes.

Certes, ils restent très peu pré­cis, mais le général à la tête de la Com­mis­sion de la sci­ence, de la tech­nolo­gie et de l’industrie pour la défense nationale peut déclar­er : « Si une guerre nucléaire devait éclater entre la Chine et l’Union sovié­tique, je ne pense pas qu’il y aurait de grandes dif­férences dans les résul­tats si les ICBM chi­nois man­quaient leur cible désignée, le Krem­lin, et frap­paient à la place le théâtre du Bolchoï. »

Dissuasion polytechnicienne

Le général de Gaulle était assez con­fi­ant en son équipe pour que le 4 sep­tem­bre 1959 à Ram­bouil­let, à titre stricte­ment per­son­nel et ami­cal, il informe le prési­dent Eisen­how­er que la France ferait explos­er une arme nucléaire au mois de mars 1960. Tous les tests prélim­i­naires ont été réal­isés avec suc­cès. Avec quelque avance, l’explosion du pre­mier engin, Ger­boise bleue, inter­vient le 13 février.

Et la France ? C’est sous la IVe République qu’est bâti, autour d’un noy­au de poly­tech­ni­ciens, dans une semi-clan­des­tinité, ce qui sera la force de dis­sua­sion. Il faut citer quelques noms, quitte à être injuste avec les oubliés : Ailleret, Bil­laud, Bon­net, Buchalet, Cachin, Chaudière, Guil­lau­mat. La qual­ité, la réac­tiv­ité de ce groupe donne nais­sance à un engin dont l’architecture évoluée per­met d’obtenir une puis­sance d’environ 70 kt avec un poids de plu­to­ni­um très inférieur aux pre­mières bombes améri­caines d’une puis­sance de 20 kt. D’un coup d’essai ils avaient fait un coup de maître. À ces noms il faut ajouter pour la réal­i­sa­tion des têtes ther­monu­cléaires ceux de Caray­ol et Cheval­li­er. Finale­ment, ce sont des moyens stratégiques pré­cisé­ment mesurés : 17 types d’engins et au total env­i­ron 1 100 têtes nucléaires. Ces armes sont mis­es en oeu­vre dans une stratégie qui mérite d’être mieux connue.

« Petit » et « grand »

Elle voit le « petit », men­acé par les forces du « grand » qui espère sa soumis­sion, forcer celui-là à s’engager dans une escalade nucléaire qu’il voulait éviter. C’est le petit qui fran­chit le seuil nucléaire. Ses actions de semonce vont jusqu’à la mise en oeu­vre de frappes nucléaires sym­bol­iques, sans con­séquence opéra­tionnelle directe. Les armes tac­tiques con­stituent la clé de voûte de ce sys­tème dis­suasif. Le général de Gaulle était clair sur ce point : « Croyez-moi, l’atome tac­tique est une don­née essen­tielle de notre sys­tème de défense. Si un jour vous avez à choisir, faute de crédits, entre l’atome stratégique et l’atome tac­tique, choi­sis­sez celui-ci, car il vaut mieux per­fec­tion­ner ce qui se passera avant l’Apocalypse que l’Apocalypse. »

Cette doc­trine, les États-Unis ne peu­vent pas la com­pren­dre. Des forces nucléaires lim­itées et indépen­dantes ne peu­vent être que « dan­gereuses, coû­teuses, sujettes à l’obsolescence et man­quant de crédi­bil­ité comme force de dis­sua­sion ». Ce point de vue est en par­ti­c­uli­er dévelop­pé par le Secré­taire à la Défense McNa­ma­ra. Il va jusqu’à déclar­er, avec une volon­té évi­dente de bless­er : « Oubliez par con­séquent une poli­tique trop dan­gereuse pour vous-même et con­tentez-vous de faire pro­gress­er l’infanterie. » Il fau­dra atten­dre la prési­dence Nixon pour que l’existence de forces nucléaires français­es soit acceptée.

Et maintenant

Tel était le passé, mais qu’en est-il du présent ? Encore 12000 têtes nucléaires men­a­cent notre monde. Pour quoi faire ? L’information rassem­blée donne le moyen de se forg­er une opin­ion sur l’avenir de la dis­sua­sion : les pro­grammes de la Corée du Nord, indéchiffrable ; de l’Iran résolu, assuré de son bon droit ; le pro­jet améri­cain de défense ABM de l’Europe ; enfin le désarme­ment qui ne pour­ra pas pro­gress­er tant que la Chine et les États-Unis se men­aceront ouverte­ment à pro­pos de Taïwan.

Pour en savoir plus
La base doc­u­men­taire unique, con­sti­tuée par les 400 doc­u­ments orig­in­aux améri­cains, russ­es et chi­nois qui ont servi de base à ces deux ouvrages est acces­si­ble au lecteur. Con­sul­tez www.editions-harmattan.fr et téléchargez le doc­u­ment « Book­mark – La Dis­sua­sion nucléaire » après avoir cliqué sur le titre de l’ouvrage.

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