Portrait d'auguste Comte

Éloge d’Auguste Comte (1ère partie)

Dossier : ExpressionsMagazine N°536 Juin/Juillet 1998
Par Bruno GENTIL (55)

“Nul n’est prophète en son pays”

L’É­cole poly­tech­nique devrait s’enorgueil­lir de compter par­mi ses anciens élèves celui que l’on peut con­sid­ér­er comme le plus grand philosophe français du XIXe siècle. 

Ce n’est man­i­feste­ment pas le cas, même aujour­d’hui, comme si le des­tin s’achar­nait sur les rela­tions entre Auguste Comte et cette École, à qui il voua une admi­ra­tion et un attache­ment indé­fectibles. Ne dit-on pas qu’Au­guste Comte a con­nu deux amours dans sa vie : Clotilde de Vaux et l’É­cole poly­tech­nique ! La pre­mière mou­rut pré­co­ce­ment et la sec­onde lui causa toutes les mis­ères du monde. 

Les mal­heurs com­mencèrent avec le licen­ciement col­lec­tif de sa pro­mo­tion en avril 1816 après dix-huit mois de sco­lar­ité, qu’il ressen­tit comme une pro­fonde injus­tice. Ce fut surtout sa pre­mière désil­lu­sion alors que, classé par­mi les élèves les plus bril­lants, il se voy­ait déjà faire car­rière dans le corps enseignant de l’É­cole. Il lui fal­lut effec­tive­ment atten­dre l’an­née 1832 pour être nom­mé répéti­teur adjoint de math­é­ma­tiques, puis en 1838 répéti­teur d’analyse, mais il ne parvint jamais à obtenir une chaire de pro­fesseur. Il échoua suc­ces­sive­ment en 1835 face à Liou­ville, en 1836 face à Duhamel et encore en 1840 face à Sturm, échecs qu’il attribua à chaque fois à l’A­cadémie des sci­ences qu’il jugeait par­faite­ment rétro­grade. Dans la pré­face d’un de ses ouvrages, il s’en prit même publique­ment à Ara­go, dont il dénonça l’in­flu­ence désas­treuse sur l’en­seigne­ment de l’É­cole1.

Entre-temps, il fut nom­mé exam­i­na­teur d’ad­mis­sion, en rem­place­ment de Rey­naud, ce qui l’oblig­ea chaque été à par­courir la France pour inter­roger les candidats. 

Pen­dant les sept ans où il exerça cette fonc­tion par­fois pénible, il avoua avoir éprou­vé des sat­is­fac­tions et d’in­tens­es émo­tions lors des bons examens. 

Et ce fut la “dou­ble révo­ca­tion”, en 1844 de ses fonc­tions d’ex­am­i­na­teur puis en 1851 de son poste de répéti­teur, ce qui le lais­sa sans ressources et qua­si­ment dans la misère. 

Il éprou­va alors un véri­ta­ble sen­ti­ment de per­sé­cu­tion, comme il l’écriv­it à John Stu­art Mill en 1844 : Si le temps des bûch­ers et des empoi­son­nements, ou seule­ment celui de la guil­lo­tine pou­vait revenir, ils oseraient tout con­tre moi.2

Il eut droit cepen­dant à une recon­nais­sance posthume, mar­quée en 1902 par l’in­au­gu­ra­tion du mon­u­ment érigé en son hon­neur place de la Sor­bonne. Elle fut présidée par le min­istre de la Guerre, le général André, ancien gou­verneur de l’É­cole poly­tech­nique, et fer­vent prop­a­ga­teur du pos­i­tivisme en son jeune temps. À ce “tri­om­phe” d’Au­guste Comte s’é­tait joint le général com­man­dant l’É­cole avec une forte délé­ga­tion de pro­fesseurs et d’élèves3.

On pour­rait croire cepen­dant que la malé­dic­tion n’est pas éteinte si on se sou­vient du sort mal­heureux de l’In­sti­tut Auguste Comte4, créé en 1977 par le prési­dent Gis­card d’Es­taing, dans les locaux de la Mon­tagne Sainte-Geneviève. Il aurait sûre­ment approu­vé ce pro­jet grandiose d’un insti­tut “des Sci­ences de l’Ac­tion”, dont il était dit qu’il devait “resser­rer la sol­i­dar­ité entre le savoir sci­en­tifique et social”. Cette fois, il ne fut pour rien dans le “licen­ciement défini­tif” de cet étab­lisse­ment en 1981. 

Nul n’est prophète en son pays ! 

Et pour­tant, on a pu écrire que le pos­i­tivisme était “La Révo­lu­tion plus l’É­cole poly­tech­nique”, c’est un héritage qu’il faut assumer. 

* *

Nous auri­ons d’au­tant plus tort de renier Auguste Comte qu’il fait vrai­ment par­tie de notre pat­ri­moine ; il a tous les traits de notre “génie nation­al” jusque dans ses excès : 

Il est le par­fait “matheux” qui nous dédi­cace son “Traité de géométrie ana­ly­tique à 2 et 3 dimen­sions”, qui n’aime rien tant que les sys­tèmes et les clas­si­fi­ca­tions, obsédé de logique et de rigueur, lui dont les élèves dis­aient : Habitué aux for­mules, le père Comte a mis Dieu en équa­tion et il n’a trou­vé que des racines imag­i­naires.5

Il est le savant ency­clopédique, prob­a­ble­ment un des derniers à maîtris­er les savoirs de son temps, qui jon­gle avec l’as­tronomie, la physique, la chimie, la phys­i­olo­gie, etc., faisant preuve d’une puis­sance d’as­sim­i­la­tion extra­or­di­naire au point d’é­ton­ner nom­bre de savants de son époque. 

Il est le pro­fesseur par excel­lence, qui enseigne toute sa vie : leçons par­ti­c­ulières de math­é­ma­tiques, cours publics d’as­tronomie le dimanche dans les mairies, ou petites class­es à Poly­tech­nique qui ent­hou­si­as­maient les élèves ; Ses livres sont des cours, les chapitres sont des leçons, ses visions intérieures sont des con­férences.6 Il croit à la toute-puis­sance de l’en­seigne­ment, il en cri­tique inlass­able­ment les méth­odes et jusque dans sa vieil­lesse, il tra­vaille encore sur un “Traité d’é­d­u­ca­tion universelle”. 

Il est l’homme de la méth­ode, qui se refuse à entr­er dans les détails et se proclame “spé­cial­iste des général­ités” ; précurseur de l’épisté­molo­gie, ce “poly­tech­ni­cien qui pense” n’é­tudie les sci­ences que pour repenser la philoso­phie et servir la politique. 

Il est le réfor­ma­teur social qui ne voit de sens à sa vie que dans l’ac­tion pour soulager la mis­ère du peu­ple et la con­di­tion des tra­vail­lants, lui qui invente le mot “altru­isme” et celui de “con­sen­sus social”. 

Et finale­ment il est le philosophe dans la grande tra­di­tion des philosophes français, dont Michel Ser­res rap­pelle qu’ils étaient pour la plu­part attachés à par­courir non seule­ment les sci­ences mais aus­si le monde et la société. Citant notam­ment Mon­taigne et Rabelais, les grands human­istes de la Renais­sance, et l’Ency­clopédie, œuvre maîtresse des philosophes du XVIIIe siè­cle, Michel Ser­res con­clut : Au XIXe siè­cle, Auguste Comte, héroïque­ment, reprend ce geste glob­al jusqu’à inven­ter la soci­olo­gie, con­di­tion­née par l’é­pais­seur des con­nais­sances.7

Dans son pro­jet grandiose du pro­grès de l’hu­man­ité, il ira jusqu’au bout, jusqu’à fonder une reli­gion nou­velle qui plan­i­fie le culte de l’Hu­man­ité, sous la sainte influ­ence de Clotilde de Vaux, même si c’est une reli­gion… sans Dieu. 

“Qu’est-ce qu’une grande vie ?
Une pen­sée de la jeunesse,
exé­cutée dans l’âge mûr.”
ALFRED DE VIGNY

En France le mot “pos­i­tivisme” évoque tout de suite étroitesse, sim­plisme, fer­me­ture, util­i­tarisme borné, ou encore, ce qui est pire, secte religieuse. Mais le “pos­i­tivisme” d’Au­guste Comte, ce n’est pas cela. Quand il fonde la société pos­i­tiviste le 8 mars 1848, dans le cli­mat fer­vent des espérances sus­citées par la révo­lu­tion de févri­er, Auguste Comte est déjà con­nu pour ses travaux sur la philoso­phie des sci­ences, mais surtout il a déjà conçu dès sa jeunesse un pro­jet grandiose qui con­sis­tera à établir un “sys­tème” social auquel il tra­vaillera jusqu’à sa mort. 

Il fait par­tie de cette “poignée de philosophes atyp­iques” du XIXe siè­cle qui sont han­tés par la destruc­tion, le désor­dre social, la dis­so­lu­tion du pou­voir spir­ituel qui ont suivi la Révo­lu­tion. Pour lui, la pre­mière néces­sité, c’est de met­tre de l’or­dre pour per­me­t­tre le pro­grès. Comme d’autres, il est de ceux qui croient au pro­grès, au bon­heur par l’in­dus­trie, à la phil­an­thropie uni­verselle. Mais son pro­jet de société il veut le con­stru­ire sur du solide : il s’ag­it de fonder sci­en­tifique­ment le con­sen­sus social. 

Bien que large­ment occulté par les cri­tiques de l’époque, il parvien­dra à dif­fuser ses idées. La généra­tion qui s’élève est avide de tout ce qui vient de vous, vous êtes son ora­cle et son guide lui écrivait G. Rame, une fig­ure bien con­nue dans les milieux sci­en­tifiques (19 octo­bre 1842). L’his­to­ri­enne de Milan, Mirella Lar­iz­za, pré­cise que sa doc­trine péné­tra pro­gres­sive­ment dans le tis­su de la société française, au point d’être pro­mue au rang de philoso­phie offi­cielle de la troisième République.8

On ne lit pas beau­coup Auguste Comte : son œuvre est immense en vol­ume, son Cours de philoso­phie pos­i­tive par exem­ple fait six tomes, soix­ante-douze leçons et plusieurs mil­liers de pages. De plus elle est répéti­tive, sou­vent pom­peuse, empha­tique et d’une prover­biale lour­deur, dans le style de l’époque. Mais nous vivons dans un monde presque entière­ment prédit par Comte : révo­lu­tion indus­trielle, mon­di­al­i­sa­tion des évo­lu­tions, efface­ment par­tiel des grandes reli­gions ; et il se pose les mêmes ques­tions que nous : com­ment penser le monde et les sociétés trans­for­mées par la sci­ence ?(9) Au-delà des thèmes com­tiens pro­pres au XIXe siè­cle, com­ment ne pas être fasciné par sa démarche : déchiffr­er l’his­toire des hommes, analyser la marche générale de la civil­i­sa­tion, cap­i­talis­er le savoir humain, trou­ver les fonde­ments d’un nou­v­el humanisme. 

Com­ment ce pro­jet philosophique et poli­tique a‑t-il été conçu par Auguste Comte ? Quelles en sont les racines ? Com­ment s’est-il peu à peu pré­cisé ? C’est à ces ques­tions que ce pre­mier arti­cle est consacré. 

L’enfance à Montpellier

“C’est un roman que le fond de ma vie,
et un fort roman qui paraî­trait bien extraordinaire.”
Let­tre à son ami Valat en 1825

Il est né à Mont­pel­li­er le 19 jan­vi­er 1798 de par­ents catholiques et plutôt roy­al­istes. Son père était un mod­este fonc­tion­naire à la Recette départe­men­tale de l’Hérault. Sa mère, de tem­péra­ment mal­adif et émo­tif, avait la foi expan­sive d’une exaltée. 

Très vite con­sid­éré comme un enfant prodi­ge, le “Com­tou”, comme on le surnom­mait à cause de sa petite taille, entra à l’âge de 9 ans au lycée impér­i­al de Mont­pel­li­er, dont il gardera très mau­vais sou­venir ; il se plain­dra plus tard d’avoir été sous­trait dès l’en­fance au cours ordi­naire des émo­tions domes­tiques par une funeste claus­tra­tion sco­las­tique10.

Il se mon­tre rapi­de­ment un élève bril­lant, d’une intel­li­gence supérieure et d’une mémoire prodigieuse : ses cama­rades racon­tent “qu’il pou­vait répéter des cen­taines de vers après une seule audi­tion et réciter à rebours tous les mots d’une page qu’il avait lue une seule fois”. 

Son grand ami Valat, qui fut son condis­ci­ple au lycée, le décrit comme un enfant extra­or­di­naire, doué d’une grande force de volon­té, mais empreint de grav­ité de car­ac­tère : À l’é­tude, il don­nait l’ex­em­ple de la médi­ta­tion et du tra­vail ; en récréa­tion, il fuyait les jeux, ne se mêlant à aucune dis­pute et se prom­enant presque tou­jours seul.11

Dans le lycée à la dis­ci­pline mil­i­taire, Auguste se révéla un élève indocile, indis­ci­pliné, vite révolté. Comte, dit son ami Valat, avait à haut degré le sen­ti­ment de sa pro­pre valeur, con­statée et trop van­tée dans sa famille et ailleurs. Sa rébel­lion se man­i­feste très tôt con­tre la reli­gion, en réac­tion con­tre sa famille et con­tre l’hypocrisie qu’il con­statait autour de lui. “Dès l’âge de qua­torze ans j’avais cessé de croire en Dieu” écrira-t-il à son père. 

Longchampt racon­te même : qu’il afficha la plus auda­cieuse impiété, refu­sant avec obsti­na­tion de pren­dre part à aucune céré­monie du culte.
Il se mon­tra égale­ment ouverte­ment hos­tile au despo­tisme impér­i­al, déclarant même en pleine classe qu’il souhaitait le suc­cès des Espag­nols con­tre les armées de l’Empire. 

En vrai fils de la Révo­lu­tion, il a choisi son camp. Il évo­quera plus tard le “répub­li­can­isme spon­tané de sa pre­mière jeunesse”. 

Portrait de Daniel EncontreCompte tenu de ses suc­cès sco­laires, il fut à qua­torze ans ori­en­té sur la classe de Math­é­ma­tiques spé­ciales où il eut la chance d’être l’élève de Daniel Encon­tre. C’é­tait un pro­fesseur remar­quable, math­é­mati­cien réputé, savant aux con­nais­sances ency­clopédiques, et par ailleurs pas­teur protes­tant, très engagé dans la restau­ra­tion de l’Église réfor­mée. Mer­veilleux péd­a­gogue, il enseignait les sci­ences comme s’il les eut inven­tées. Il eut une influ­ence déci­sive sur Auguste Comte qui lui con­sacra sa dédi­cace de la Syn­thèse sub­jec­tive.

Votre enseigne­ment sci­en­tifique fit spon­tané­ment sur­gir le pre­mier éveil de ma voca­tion intel­lectuelle et même sociale. Car son enseigne­ment allait au-delà des math­é­ma­tiques. À tra­vers sa cul­ture ency­clopédique Daniel Encon­tre lui man­i­fes­ta, comme une révéla­tion, la pre­mière image du philosophe, celui qui est capa­ble de don­ner une vue d’ensem­ble, de met­tre en rela­tion les dif­férents savoirs. Hen­ri Gouhi­er n’hésit­era pas à dire : dans la préhis­toire du pos­i­tivisme, il y a Daniel Encon­tre.12

On peut dire aus­si qu’il est à l’o­rig­ine de sa voca­tion péd­a­gogique : lui qui avait une telle admi­ra­tion pour son maître fut appelé à le sup­pléer à plusieurs repris­es. On dit même qu’en rai­son de sa petite taille, il fai­sait son cours mon­té sur une chaise. 

Il avait dû redou­bler la classe de Math­é­ma­tiques spé­ciales en rai­son de la lim­ite d’âge pour se présen­ter au con­cours de Poly­tech­nique. Finale­ment il fut reçu à l’âge de seize ans et demi, pre­mier sur la liste de Francœur, exam­i­na­teur pour le Midi de la France. 

À l’École polytechnique

Auguste Comte décrit son arrivée à l’É­cole et ses débuts dans des let­tres vivantes et pleines d’en­t­hou­si­asme qu’il écrit à des anciens cama­rades de lycée, Roméo Pouzin et surtout Valat. C’est à lui qu’il con­fie : Je serais bien plus heureux si tu avais été admis avec moi, car nous seri­ons ici en par­adis tous les deux.

Il gardera toute sa vie un sou­venir ému de cette arrivée à Poly­tech­nique : Aucun chemin de fer ne vau­dra pour moi le cher voi­turi­er qui me trans­porta de Mont­pel­li­er à Paris en octo­bre 1814 ; un voy­age qui dura quand même seize jours, y com­pris deux de relâche à Lyon. 

Pour ce provin­cial ambitieux et avide de con­naître le monde, tout est émer­veille­ment : Paris d’abord, qu’il ne tardera pas à con­naître comme sa poche, et puis cette École poly­tech­nique dont il a tant rêvé et qui était pour lui “la plus grande école du monde”. Avant d’y arriv­er, il por­tait déjà Paris et l’É­cole dans son cœur. Il est vrai que l’É­cole est une caserne et qu’il lui fau­dra s’y habituer. Les pre­miers jours sont longs et il s’en­nuie. La nour­ri­t­ure est pass­able, il y a les brimades et notam­ment la fameuse bas­cule. Et puis surtout c’est la lib­erté qui manque et il prend très vite l’habi­tude “d’abuser de celle qu’on lui accorde”. 

Mais très vite il se sen­ti­ra chez lui. “Il sent que cette école sera sa mai­son et il éprou­ve pour elle cet attache­ment pro­fond qui devien­dra l’un des sen­ti­ments majeurs de sa vie.” Dans sa let­tre du 21 novem­bre 1814, je te dirai que je suis enchan­té de l’ex­cel­lent esprit qui règne à l’É­cole et de cette ami­tié intime qui existe entre tous les élèves et qui les rend heureux au dedans et red­outa­bles au dehors, chaque jour je m’y trou­ve mieux et je serais bien fâché de n’y être pas entré13.

Dans sa let­tre du 2 jan­vi­er 1815, nous avons une descrip­tion com­plète de sa vie à l’É­cole : le réveil à 5 heures du matin, au moment où on bat la diane, puis l’ap­pel des brigades dans les salles d’é­tudes, le tra­vail dans les amphithéâtres, les récréa­tions ; dans cet inter­valle, on va à la bib­lio­thèque qui est très belle, ou à la salle d’a­gré­ment lire les jour­naux.

Et puis il y a les cours et les pro­fesseurs : Le cours de cal­cul infinitési­mal est fait par Mon­sieur Poinsot et il est excel­lent, le cours de chimie est fait par le célèbre Thé­nard et celui de physique par Mon­sieur Petit, tous les deux anciens élèves de l’É­cole et ils sont excel­lents ; cepen­dant le cours de Petit est très dif­fi­cile à suiv­re parce qu’il n’a pas fait d’ou­vrage, qu’il ne donne pas de notes et qu’il va grand train, de manière que, quoiqu’il pro­fesse très bien, il est presque impos­si­ble de se rap­pel­er tout ce qu’il a dit.

Mais Auguste est un élève sérieux, il reprend tous les cours après les séances et les rédi­ge dans des cahiers, qui ont d’ailleurs été presque tous retrou­vés14. Son cama­rade Gondinet racon­te qu’il ne pas­sait aux lec­tures poli­tiques qu’après avoir mis en ordre tout ce qui con­cer­nait le tra­vail de l’École. 

Dans ses let­tres, il par­le aus­si du cours de géométrie descrip­tive, avec Mon­sieur Ara­go, du cours de coupe de pier­res et de celui de mécanique par Mon­sieur Pois­son. Tu vois par là que nous avons beau­coup d’ou­vrage, surtout à cause des épures qui ennuient et qui dérobent un temps pré­cieux. Je te con­seille d’ap­pren­dre cette année si tu peux, la géométrie descrip­tive et le cal­cul dif­féren­tiel : quand tu n’au­rais que quelques notions légères de ces cours, pourvu qu’elles soient bonnes, elles te servi­ront beau­coup l’an­née prochaine.

En tout cas Auguste Comte accu­mule les notes excel­lentes dans toutes les matières sauf en dessin ; il est remar­qué par ses pro­fesseurs, dont cer­tains comme Hachette et Poinsot ne l’ou­blieront pas. 

“Auguste Comte était regardé à l’É­cole poly­tech­nique comme la plus forte tête de la pro­mo­tion” témoigne Joseph Bertrand. Sa répu­ta­tion était due sans doute à ses bril­lantes répons­es aux inter­ro­ga­tions, du moins avec ses pro­fesseurs, car ‚“avec les répéti­teurs, il ne fait guère d’ef­forts”. En tout cas, d’après Gondinet, “il était tou­jours prêt à don­ner à ses cama­rades, avec la matu­rité d’un pro­fesseur, toutes les expli­ca­tions sci­en­tifiques qu’ils pou­vaient désirer.” 

Ses cama­rades l’ap­pelaient “le philosophe” ou “le penseur”. Mais il était aus­si spir­ituel, pince-sans-rire, capa­ble d’une élo­quence satirique et bouf­fonne, et à l’oc­ca­sion même, d’une émo­tion com­mu­nica­tive. Sganarelle était son sobri­quet à l’É­cole poly­tech­nique, surnom bien mérité si l’on en croit ce que racon­te J. Bertrand, évo­quant une dis­tri­b­u­tion des prix décernés par les anciens aux con­scrits les plus sages et les plus vertueux. “Comte pré­side la céré­monie et du com­mence­ment à la fin — dix témoins me l’ont affir­mé — on y a ri de bon cœur.” 

On peut voir aus­si dans ses appré­ci­a­tions : “con­duite répréhen­si­ble” et quelques mois plus tard, “con­duite très répréhensible”.
On trou­ve d’ailleurs dans les archives de l’É­cole un relevé impres­sion­nant de puni­tions : “il chante dans les salles d’é­tudes, pro­longe les per­mis­sions, se dis­pense des exer­ci­ces qui l’ennuient”. 

Le 19 juin 1815 il est cassé de son grade de capo­ral, grade qu’il devait à son rang de classe­ment au con­cours d’en­trée. Dans le rap­port du Gou­verneur, l’of­fici­er de semaine indique : “Cinq capo­raux par­mi les douze attachés à la 2e divi­sion, loin de don­ner à leurs cama­rades l’ex­em­ple de la bonne con­duite, se font remar­quer par de nom­breuses infrac­tions aux règle­ments. De ces cinq capo­raux, Mon­sieur Comte est celui qui est le plus répréhen­si­ble. Indépen­dam­ment de douze fautes qui ont don­né lieu à puni­tion et dont Mon­sieur le Gou­verneur trou­vera ci-joint le détail, cet élève a découché la nuit dernière. Le Con­seil voit la néces­sité de faire un exem­ple à son égard en lui ôtant le grade de capo­ral. Il pense que cette mesure ren­dra les autres plus exacts à leurs devoirs.” 

Mais Auguste Comte n’en est pas très affec­té. Au début de l’an­née sco­laire suiv­ante, il est con­damné à quinze jours de salle de dis­ci­pline “pour avoir répon­du d’une manière très incon­venante à Mon­sieur l’Ad­ju­dant. Cet élève que sa con­duite répréhen­si­ble a fait des­tituer de son grade de capo­ral au mois de juin dernier, ne s’est pas amendé depuis et a besoin d’être traité sévère­ment. Le Con­seil pense qu’il serait à pro­pos que Mon­sieur le Gou­verneur le mandât lors de sa pre­mière vis­ite à l’é­cole et le menaçât de l’ex­clu­sion, s’il con­tin­ue à se mal conduire.” 

C’est alors qu’in­ter­vint le général Cam­pre­don, mem­bre du Con­seil de per­fec­tion­nement de l’É­cole et natif de Mont­pel­li­er. À ce titre il s’in­téres­sait aux élèves qui étaient ses com­pa­tri­otes, et par­ti­c­ulière­ment à Auguste Comte. Dans son jour­nal intime il écrit : “J’ai appris que Mon­sieur Comte était fort mal noté à Poly­tech­nique : on le désig­nait comme un espèce de fac­tieux très insub­or­don­né”. Le général inter­vint en sa faveur mais il esti­mait néces­saire qu’il changeât de con­duite s’il voulait rester. Il con­vo­qua son pro­tégé fin décem­bre : “il lui trou­ve de l’e­sprit et des moyens et il le chapitre bien”. 

Tout cela allait très mal finir. 

Portrait de Louis PoinsotOn ne peut pas com­pren­dre l’at­ti­tude de Comte et de ses cama­rades à Poly­tech­nique si l’on ne resitue l’époque. Leur ren­trée en novem­bre 1814 se fait au lende­main de la chute de l’Em­pire et de la bataille de Paris, à laque­lle ont par­ticipé les élèves. 

Pour la pre­mière fois Poly­tech­nique était École royale, et il retrou­ve par­mi les anciens les com­bat­tants de la bar­rière du Trône. Le pou­voir roy­al aura une atti­tude ambiguë “ne sachant com­ment com­pren­dre l’ardeur guer­rière des poly­tech­ni­ciens en ce jour où le ser­vice de la Patrie avait coïn­cidé avec le ser­vice de l’Em­pereur”. En tout cas, les élèves accueil­lent sans bonne grâce l’inci­ta­tion à porter la cocarde blanche, enlever les aigles et chang­er les bou­tons de leur uniforme. 

C’est ce que témoigne une let­tre d’Au­guste Comte, le 26 novem­bre 1814 : L’e­sprit de Paris est bien changé depuis que tu l’as quit­té. On n’y est pas porté pour le gou­verne­ment et il faut con­venir que ses actes arbi­traires l’ont bien mérité ; le duc de B. (Berry) surtout est détesté et méprisé. Tu sais bien d’ailleurs que la République est le gou­verne­ment favori de l’É­cole poly­tech­nique.

En jan­vi­er 1815, il racon­te à son ami Valat avec émo­tion les man­i­fes­ta­tions des élèves pour mar­quer la fin des brimades, avec dépu­ta­tions dans les salles d’an­ciens, dis­cours et autels lev­és à l’ami­tié. Ces céré­monies émeu­vent forte­ment, je t’avoue ; il est beau d’en­ten­dre ain­si par­ler de lib­erté et d’é­gal­ité dans les moments où tous nos conci­toyens courent à l’esclavage et au despo­tisme… Tu vois par le peu que je te dis que tous nos actes solen­nels sen­tent beau­coup la République : c’est là l’e­sprit général de l’É­cole, et si quelques-uns ne vont pas jusqu’à la République, du moins il n’en n’est pas un qui ne soit un ardent ami de la lib­erté que nous savons très bien dis­tinguer de la hiérar­chie (…) Très sou­vent il s’ou­vre des dis­cus­sions très vives et très appro­fondies dans nos salles, sur plusieurs points d’é­conomie poli­tique. Du reste cela n’empêche pas ceux qui tra­vail­lent, parce que nous sommes habitués à tra­vailler au milieu du bruit, et il n’est pas rare de voir dans nos salles des élèves résoudre un prob­lème très dif­fi­cile tan­dis que leurs voisins chantent, sif­flent, rient, discutent.

Dans cette ambiance, racon­tera plus tard Valat dans la Revue bor­de­laise, Comte n’é­tait pas le dernier à s’ex­primer, “il devint le pro­mo­teur de plusieurs réso­lu­tions impor­tantes, et le rédac­teur de cir­cu­laires qui por­taient de salle en salle les décrets sou­vent hardis du Comité directeur des anciens”. 

Et puis c’est le retour de l’Île d’Elbe que Comte et ses cama­rades vont vivre avec ent­hou­si­asme. Dans sa let­tre datée du 2 avril de l’É­cole “impéri­ale” poly­tech­nique : Je n’ai pas reçu de tes nou­velles depuis les grands événe­ments qui ont changé la face de la France. L’en­t­hou­si­asme le plus grand règne à Paris depuis le 20 mars, jour de l’en­trée de l’Em­pereur : les esprits sont pas­sion­nés pour la lib­erté et pour l’Em­pereur qui vient nous l’assurer…

Pour l’in­stant Napoléon n’est pas l’aven­turi­er, ni le héros rétro­grade que Comte dénon­cera plus tard. 

La plu­part des citoyens, écrit-il dans cette let­tre d’avril 1815, sont per­suadés ici que l’Em­pereur a changé entière­ment dans son séjour philosophique à l’Île d’Elbe : pour moi, je suis per­suadé qu’il a renon­cé à présent aux idées d’am­bi­tion gigan­tesque et de despo­tisme, qui nous ont causé tant de maux dans la pre­mière par­tie de son règne. Il se réjouit de la lib­erté accordée à la presse et approu­ve la con­sti­tu­tion “extrême­ment libérale” ; il racon­te avec émo­tion la revue du 27 mars aux Tui­leries. Nous avons porté il y a huit jours à l’Em­pereur une adresse par laque­lle nous deman­dons à vol­er à la défense de la patrie. L’Em­pereur est venu hier soir nous ren­dre vis­ite. Il a vis­ité l’É­cole et a paru très con­tent. Il a été accueil­li aux cris unanimes de “Vive l’Em­pereur” : nous étions sous les armes. On va nous envoy­er aujour­d’hui ou demain des canons pour nous faire exercer à la manœu­vre en atten­dant qu’on ait besoin de nous à l’ar­mée du Nord.

On recon­naî­tra que la sco­lar­ité dans ces années-là n’é­tait pas de tout repos. Le 20 juin on apprend la défaite de Water­loo. Aus­sitôt les Poly­tech­ni­ciens deman­dent “à marcher à la ren­con­tre de l’en­ne­mi” dans une adresse signée de 225 noms. Le 30 les Alliés attaque­nt à Aubervil­liers. L’É­cole fait par­tie des troupes de réserve massées au Champ-de-Mars, mais Paris capit­ule au bout de trois jours de négociation. 

Le 8 juil­let 1815, Louis XVIII ren­tre aux Tui­leries et le 17 la vie reprend à l’É­cole. Mais les élèves refusent de ren­dre leurs cartouches. 

D’après Pinet “les jeunes gens entendaient rester armés tant que les sol­dats étrangers occu­peraient la cap­i­tale, afin de se met­tre à la tête du peu­ple si une insur­rec­tion éclatait con­tre l’en­vahisseur“15.
Tous ces événe­ments mar­quèrent pro­fondé­ment Comte et ses cama­rades, même s’il prit rapi­de­ment du recul, par­lant un an plus tard de la “folle entre­prise de Bona­parte”. Il évo­quera plus tard dans la 57e leçon du Cours “le désas­treux retour épisodique de Bona­parte qui est venu com­pli­quer grave­ment la sit­u­a­tion, en met­tant de nou­veau l’Eu­rope en garde con­tre la France”. 

Nous n’avons plus de let­tre de Comte, entre le retour de Louis XVIII et le licen­ciement de l’É­cole. On sait cepen­dant que le sort de l’É­cole poly­tech­nique était en ques­tion et que le général Cam­pre­don fut chargé d’établir un rap­port au Roi sur l’é­tat de l’É­cole. Il écrit dans ses notes per­son­nelles : Tout est assez bien dis­posé pour l’É­cole, mais il ne faut pas encore se flat­ter. Ces notes sont du 12 mars. Mais le 12 avril, les élèves sont “en état d’in­sub­or­di­na­tion ouverte” et le 14, ils sont licenciés ! 

On a dit beau­coup de choses sur le licen­ciement col­lec­tif d’avril 1816 et sur la part de respon­s­abil­ité qui incomberait à Auguste Comte. Hen­ri Gouhi­er, dans son ouvrage fon­da­men­tal de 193316, en dis­cerne trois réc­its dif­férents dont celui de Joseph Bertrand selon lequel Auguste Comte aurait joué pen­dant cette crise un rôle déter­mi­nant et qui l’ac­cuse d’avoir été “l’oc­ca­sion volon­taire du licen­ciement de 1816”. 

À l’o­rig­ine il y eut sans doute cet inci­dent avec un répéti­teur, Lefeb­vre (devenu plus tard Lefeb­vre de Cour­cy) dont les élèves n’ap­pré­ci­aient pas les manières : “pen­dant ses inter­ro­ga­tions, étalé dans un fau­teuil très bas, il trou­vait com­mode de plac­er les pieds sur la table, presque à la hau­teur de sa tête”. Auguste Comte cher­cha à lui don­ner une leçon par son atti­tude irre­spectueuse pen­dant l’in­ter­ro­ga­tion : Mon­sieur j’ai cru bien faire en suiv­ant votre exem­ple répli­qua-t-il au répéti­teur qui lui fai­sait une remar­que. Lefeb­vre le mit à la porte, en deman­dant pour lui une con­signe. “Tel fut le début de la crise.” 

Ce qui est sûr aus­si, c’est que le chahut fit place à une cam­pagne de rébel­lion organ­isée. Les six capo­raux de la 2e divi­sion qui avaient protesté furent envoyés en salle de dis­ci­pline par le Gou­verneur ; l’ensem­ble des élèves s’op­posèrent à leur puni­tion. La crise s’ag­gra­va quand le Gou­verneur réu­nit la 2e divi­sion à l’am­phi, mais il y trou­va aus­si la 1re divi­sion : “par un mou­ve­ment com­biné et sans doute com­biné d’a­vance, MM. les élèves m’ont tourné le dos” déclara-t-il. 

Il réu­nit sur le champ le Con­seil d’or­dre : “il s’ag­it de sauver l’É­cole par des ini­tia­tives rigoureuses qui prévien­dront celles du gou­verne­ment. Il y a des meneurs dans la mai­son, par­ti­c­ulière­ment dans la 1re divi­sion”. Une liste de quinze élèves, dont l’ex­clu­sion était demandée d’ur­gence, fut établie. Le 8e nom était celui de l’élève Comte. 

La réponse du Gou­verne­ment ne se fit pas atten­dre. Le 14 avril arrivait une ordon­nance licen­ciant l’É­cole polytechnique.

Dans la pré­face du tome VI du Cours, Auguste Comte rap­pelle cet événe­ment : c’est sous les inspi­ra­tions rétro­grades de l’é­cole théologique que fut surtout accom­pli, pen­dant la célèbre réac­tion de 1816, le funeste licen­ciement qui brisa ou trou­bla tant d’ex­is­tences à l’É­cole poly­tech­nique, et sans lequel j’eusse naturelle­ment obtenu seize ans plus tôt, suiv­ant les heureuses cou­tumes de cet étab­lisse­ment, la mod­este posi­tion que j’ai com­mencé seule­ment à occu­per en 1832 ; ce qui eût assuré­ment changé tout le cours ultérieur de ma vie matérielle.

Les élèves des pro­mo­tions 1814–1815 ne sont pas réin­stal­lés, mais il leur est offert de se présen­ter aux exa­m­ens pour les écoles d’ap­pli­ca­tion. Comte n’y croit pas et ne se présente pas. 

À vrai dire, ni les sci­ences appliquées ni les métiers d’ingénieur ne l’intéressent. 

L’effet “Polytechnique” dans la naissance du positivisme

“Ce poly­tech­ni­cien qui pense”

La sco­lar­ité écourtée et son issue mal­heureuse n’empêchent pas Auguste Comte de recon­naître tout ce qu’il doit à ses années de for­ma­tion à l’É­cole poly­tech­nique : oui, je le recon­nais de jour en jour par com­para­i­son avec les autres, tout mon avan­tage vient d’une édu­ca­tion com­plète et exclu­sive­ment pos­i­tive, laque­lle je crois, pour le dire en pas­sant, ne peut bien s’ac­quérir qu’en France, quoiqu’elle ne soit pas facile à trou­ver17.

C’est dire qu’il appré­cie la chance excep­tion­nelle qu’il a eue de fréquenter de près les plus grands savants de l’époque : Petit, en physique, Thé­nard en chimie, Ara­go en géométrie descrip­tive, Poinsot en cal­cul dif­féren­tiel et inté­gral, Pois­son en mécanique, toutes “les jeunes gloires du nou­veau siècle”. 

Avec son intel­li­gence, son activ­ité intel­lectuelle, sa puis­sance de tra­vail, il prof­ite à fond de leur enseigne­ment et il noue des rela­tions qu’il entre­tient par la suite, notam­ment avec Poinsot qui sera son plus fidèle “sup­port­er” et même Ara­go, mal­gré leurs démêlés. 

Mais, en même temps, tout en admi­rant le savoir de ses maîtres, et le plus sou­vent la qual­ité et la clarté de leurs démon­stra­tions, il prend un recul cri­tique18. Daniel Encon­tre lui a appris à rechercher dans tout enseigne­ment la “sub­stan­tifique mœlle”, c’est-à-dire les principes aux­quels il se réfère, les méth­odes employées et l’e­sprit de ces méth­odes : Ces méth­odes, ces règles, ces arti­fices com­posent dans chaque sci­ence, ce que j’ap­pelle sa philosophie.

Ces réflex­ions sur l’en­seigne­ment, il va les rassem­bler, les appro­fondir dans ses pre­miers écrits. Dès sa “sor­tie” de l’É­cole, il com­mence à rédi­ger ses Essais sur la philoso­phie des math­é­ma­tiques ouvrage qui restera ébauché, où il reproche à l’en­seigne­ment des sci­ences de se per­dre dans les cal­culs, dans les détails, au lieu de se con­cen­tr­er sur l’essen­tiel. Toute sa vie il lut­tera sans mer­ci con­tre l’im­péri­al­isme des géomètres sou­vent bornés, et dès cette époque il a acquis la con­vic­tion que l’en­seigne­ment des sci­ences est lié à leur philoso­phie, et qu’il faut dépass­er les lim­i­ta­tions des sci­ences par­ti­c­ulières par une philoso­phie générale, de toutes les sci­ences, y com­pris de celles qui ne sont pas enseignées à l’É­cole poly­tech­nique. Le plan d’en­seigne­ment de l’É­cole poly­tech­nique est si philosophique, quoiqu’il pût l’être beau­coup plus en joignant l’é­tude de la sci­ence des corps organ­isés à celle de la physique des corps bruts. C’est ce qui l’amèn­era à son retour à Mont­pel­li­er, après le licen­ciement, à se don­ner une deux­ième for­ma­tion médi­cale et phys­i­ologique à l’A­cadémie de médecine. 

Auguste Comte a donc trou­vé sa voie. Encour­agé par Poinsot, il se dit que la philoso­phie des sci­ences sera sa spé­cial­ité, et par là même, il pense déjà qu’il renou­vellera la philoso­phie. Cette “révéla­tion” de sa mis­sion, il la décrit dans un texte qu’on con­sid­ère sou­vent comme son “dis­cours de la méth­ode”, et qu’il écrit en pré­face du tome VI du Cours de philoso­phie pos­i­tive : La lumineuse influ­ence d’une famil­ière ini­ti­a­tion math­é­ma­tique (référence à Daniel Encon­tre) heureuse­ment dévelop­pée à l’É­cole poly­tech­nique me fit bien­tôt pressen­tir instinc­tive­ment la seule voie intel­lectuelle qui put réelle­ment con­venir à cette grande réno­va­tion. Ayant prompte­ment com­pris l’in­suff­i­sance rad­i­cale d’une instruc­tion sci­en­tifique bornée à la pre­mière phase de la pos­i­tiv­ité rationnelle, éten­due seule­ment jusqu’à l’ensem­ble des études organiques, j’éprou­vais ensuite, avant d’avoir quit­té ce noble étab­lisse­ment révo­lu­tion­naire, le besoin d’ap­pli­quer aux mêmes spécu­la­tions vitales et sociales la nou­velle manière de philoso­pher que j’y avais prise envers les plus sim­ples sujets.

Mais on n’au­rait rien com­pris à la nais­sance du pos­i­tivisme si l’on oubli­ait le cli­mat qui rég­nait à l’É­cole poly­tech­nique à cette époque et à “l’ef­fer­ves­cence poli­tique” de ces années. Ces “fils de la Révo­lu­tion” refont le monde dans des débats pas­sion­nés. On s’in­téresse à l’é­conomie poli­tique, (Jean-Bap­tiste Say est à la mode), on y dis­cute de la néces­sité des sci­ences morales et poli­tiques, on par­le couram­ment de “l’art social”. Il n’est pas inutile de rap­pel­er que l’É­cole poly­tech­nique a sus­cité, pen­dant tout le XIXe siè­cle, un nom­bre con­sid­érable de “réfor­ma­teurs soci­aux” et que notam­ment plus d’une cen­taine d’an­ciens élèves se sont engagés (de près ou de loin) dans le “saint-simonisme”.

Auguste Comte, pen­dant ses années d’É­cole, par­ticipe pleine­ment à ce mou­ve­ment d’idées, il lit des ouvrages sur la Révo­lu­tion française, il a dévoré Mon­tesquieu et Con­dorcet. Comme ses “cocons” Duhamel et Lamé, futurs savants réputés, il se demande pourquoi la poli­tique ne serait pas l’ob­jet d’une étude sérieuse con­duisant à des solu­tions sci­en­tifique­ment établies.

Il aurait été sur­prenant qu’Au­guste Comte ne ren­con­tre pas Saint-Simon. Leur ren­con­tre est comme “pro­gram­mée”, mais c’est l’é­conomie poli­tique qui les réu­ni­ra. Saint-Simon cherche un col­lab­o­ra­teur qui s’in­téresse à cette sci­ence et Auguste Comte est tout de suite séduit. 

Avec Saint-Simon, une rencontre décisive

Août 1817. Auguste Comte a dix-neuf ans et demi quand un de ses cama­rades lui fait ren­con­tr­er un per­son­nage assez extra­or­di­naire, sinon extrav­a­gant, le comte Hen­ri de Saint-Simon. Cet homme de cinquante-sept ans, petit-neveu du célèbre mémo­ri­al­iste, qui s’est fait appel­er le citoyen Claude-Hen­ri Bon­homme sous la Révo­lu­tion, a der­rière lui un passé tumultueux et aven­tureux. Agi­ta­teur d’idées, il n’a pas son pareil pour lancer des pro­jets aus­si chimériques les uns que les autres, et pour con­va­in­cre indus­triels et financiers de lui apporter leur soutien. 

Il est con­va­in­cu qu’il est le plus grand philosophe de son temps, un nou­veau Socrate, seul capa­ble de faire émerg­er un ordre social nou­veau et de faire faire à l’hu­man­ité un pro­grès décisif vers le bon­heur. Il a sub­jugué Augustin Thier­ry, jeune nor­malien de tal­ent, qui a été pen­dant deux ans son secré­taire. Quant à Auguste Comte, c’est l’éblouisse­ment ! Dans ses let­tres à Valat, il ne cache pas son admi­ra­tion. Le père Simon, comme il l’ap­pelle, a beau avoir plus de cinquante ans, il n’a jamais con­nu de jeune homme aus­si ardent ni aus­si généreux que lui. C’est un être orig­i­nal sous tous les rap­ports et c’est l’homme dont la con­duite, les écrits et les sen­ti­ments sont le plus d’ac­cord et le plus inébran­lable19.
Surtout il est fasciné par la vie de cet homme né dans une des familles les plus nobles de la France, qui a renon­cé à la noblesse et qui a été un des fon­da­teurs de l’indépen­dance des États-Unis, un ami de Wash­ing­ton et de La Fayette. On le croirait né dans le tiers état, écrit Auguste Comte, et élevé dans les manières roturières, ce qui est infin­i­ment méri­toire. Il l’ad­mire aus­si d’être par­venu, à force de générosité, “à dis­siper une for­tune très con­sid­érable”. (Il sem­ble ignor­er de quelle manière il a su s’en­richir par d’ha­biles spécu­la­tions sur les biens nationaux.) 

Bref, con­clut Auguste Comte, c’est l’homme le plus estimable et le plus aimable que j’ai con­nu de ma vie… aus­si je lui ai voué une ami­tié éter­nelle et en revanche, il m’aime comme un fils.

Au début il s’ag­it d’aider Saint-Simon à éditer un recueil parais­sant sous le titre de L’In­dus­trie, avec des études d’é­conomie, de poli­tique et de finance. Il a obtenu l’ap­pui de souscrip­teurs émi­nents : le duc de la Rochefou­cauld-Lian­court, le duc de Broglie, La Fayette, et des ban­quiers comme Laf­fitte et Péri­er, tous plus ou moins d’idées libérales. C’est Auguste Comte qui, en tant que secré­taire appointé, rédi­ge les qua­tre cahiers du 3e tome de L’In­dus­trie.

Le beau pro­jet de L’In­dus­trie ne dur­era pas. Dès octo­bre 1817, les souscrip­teurs, le duc de La Rochefou­cauld en tête, s’ef­fraient des idées sub­ver­sives de ces arti­cles qui annon­cent notam­ment la fin des insti­tu­tions monar­chiques. Dans une let­tre adressée au min­istre de la Police, la plu­part des souscrip­teurs désavouent publique­ment les doc­trines de L’In­dus­trie.

Mal­heureuse­ment pour Auguste Comte car le pot-au-feu en a dia­ble­ment souf­fert, il a fal­lu cess­er les rela­tions pécu­ni­aires au bout de trois mois ! 

Edition de Saint-Simon

Auguste Comte n’en est pas découragé pour autant ; il va con­tin­uer à tra­vailler avec Saint-Simon en tant que col­lab­o­ra­teur, bien qu’on l’ait mis en garde con­tre cet homme, notam­ment le général Cam­pre­don. Aus­si écrit-il à Valat de garder le secret : Papa croit que j’ai rompu toute liai­son avec Mon­sieur de Saint-Simon : tu sens bien que ma famille me croirait dévolu du ter­ri­ble tri­bunal de la police cor­rec­tion­nelle si elle savait que je con­tin­ue de tra­vailler de temps en temps avec un homme dont le libéral­isme est si con­nu. Il fait encore de l’é­conomie poli­tique pour lui, annonce-t-il à son correspondant. 

Il faut dire que Saint-Simon a tout pour plaire à Auguste Comte. Dès la fin de la Révo­lu­tion, il a com­mencé à dévelop­per ce qu’il appelle sa “pen­sée philosophique” à par­tir des idées de l’En­cy­clopédie. La pre­mière de ses idées est d’an­non­cer la fin de la reli­gion tra­di­tion­nelle, qui n’est plus adap­tée à la nou­velle représen­ta­tion de l’u­nivers. (La sci­ence d’au­jour­d’hui, vide la reli­gion d’hi­er.) Il faut donc bâtir un ordre nou­veau et ce sera l’œu­vre du XIXe siècle. 

La deux­ième idée qu’il a reprise du doc­teur Bur­din est liée à l’évo­lu­tion des sci­ences : toute sci­ence est d’abord con­jec­turale puis devient pos­i­tive, ce qui a été le cas de l’as­trolo­gie avant l’as­tronomie, ou l’alchimie ancêtre de la chimie. C’est main­tenant au tour de la phys­i­olo­gie, encore vic­time des préjugés et des char­la­tans, à devenir une sci­ence pos­i­tive, c’est-à-dire étab­lis­sant des lois appuyées sur des faits observés et dis­cutés. Ain­si Saint-Simon annonce l’avène­ment de la sci­ence de l’homme à l’é­tat posi­tif, qui sera le point cul­mi­nant de l’his­toire des pro­grès et dont découleront une nou­velle morale et une nou­velle poli­tique en tant que sci­ences d’ap­pli­ca­tion. D’où l’ap­pel de Saint-Simon à tous les savants pour fonder le nou­veau pou­voir spir­ituel, et à tous les indus­triels pour aider le savant à achev­er la “philoso­phie pos­i­tive”.

Toutes ces idées de Saint-Simon ne sont pas exprimées claire­ment : c’est un fouil­lis ; ses écrits sont informes mais Auguste Comte y retrou­ve ses pro­pres réflex­ions. J’ai appris par cette liai­son de tra­vail et d’ami­tié avec un des hommes qui voient le plus loin en poli­tique philosophique, j’ai appris une foule de choses que j’au­rais en vain chercher dans les livres… Ain­si cette besogne m’a for­mé le juge­ment sur les sci­ences poli­tiques, et par con­tre­coup, elle a agran­di mes idées sur toutes les autres sci­ences. Il pense aus­si avoir acquis plus de philoso­phie dans la tête. En out­re, il se décou­vre une capac­ité poli­tique et il est utile de tou­jours savoir pré­cisé­ment à quoi l’on est bon.

C’est à cette époque qu’Au­guste Comte choisit d’être “pub­li­ciste” et renonce du même coup à se pré­par­er aux con­cours des ser­vices publics qui sont ouverts aux anciens de Poly­tech­nique de sa pro­mo­tion. Si j’avais con­cou­ru comme les autres, écrit-il, je serais prob­a­ble­ment aujour­d’hui ingénieur géo­graphe, je resterais à Paris et je ne me trou­verais pas dans l’embarras. Mais il n’a pas trop de regrets, il a évité les désagré­ments d’un exa­m­en et ensuite je n’ai jamais été amoureux du méti­er d’ingénieur, dans quelque genre que ce soit. Il reste que sa sit­u­a­tion pécu­ni­aire est pré­caire : il doit vivre en don­nant des leçons et en atten­dant il a la douleur d’être un peu à la charge de ses par­ents. Mais il a tou­jours l’e­spoir d’être un jour pro­fesseur à l’É­cole poly­tech­nique ou à l’É­cole normale. 

En atten­dant il col­la­bore à la nou­velle pub­li­ca­tion de Saint-Simon, Le Poli­tique. Il écrit aus­si dans Le Censeur européen, la célèbre revue de Charles Comte et Dunoy­er, où il con­tin­ue ses écrits politiques. 

Il est aus­si de la nou­velle revue que Saint-Simon lance en novem­bre 1819, L’Or­gan­isa­teur. Pru­dent, Auguste Comte ne signe pas ses écrits, chose con­v­enue avec Saint-Simon, car il est évi­dent qu’être pen­du avec lui ne le soulagerait guère. Bien lui en prit car Saint-Simon est traduit en Cour d’as­sis­es pour offense envers les mem­bres de la famille royale, à cause d’un texte per­cu­tant, con­nu sous le nom de “parabole de Saint-Simon” et dont Auguste Comte pour­rait bien être l’au­teur. Le texte con­clu­ait : “La société actuelle est véri­ta­ble­ment le monde ren­ver­sé puisque dans tous les gen­res d’oc­cu­pa­tion, ce sont des hommes inca­pables qui se trou­vent chargés du soin de diriger des gens capa­bles”. Saint-Simon est con­damné à trois ans de prison et 500 francs d’a­mende, mais acquit­té en appel. Nous avons eu un procès dont nous sommes vic­to­rieuse­ment sor­tis écrit fière­ment Auguste Comte, avec des doc­trines forte­ment pen­sées et faisant corps… les pro­cureurs généraux ont été pul­vérisés dans notre défense.

Editions d'Auguste Comte

Dès l’an­née 1819 Auguste Comte com­mence à pren­dre ses dis­tances avec ce sym­pa­thique vieil­lard, dont il com­mence à penser qu’il n’a plus rien à lui appren­dre. On sait d’ailleurs, par deux longues let­tres à Valat en sep­tem­bre 1819, qu’il a con­sid­érable­ment avancé dans sa réflex­ion. Il annonce d’abord qu’il a conçu le plan d’un ouvrage sur les math­é­ma­tiques qui pour­ra être assez impor­tant si je m’y prends bien. Il a mon­tré ce plan à quelques savants et par­ti­c­ulière­ment à Poinsot excel­lent juge en cette matière. Ils l’ont pleine­ment approu­vé et ils m’ont beau­coup encour­agé à pouss­er l’exé­cu­tion. Tout en prévenant qu’il ne veut pas se press­er de l’écrire, il explique déjà très claire­ment la démarche qu’il va suiv­re dans toute son œuvre sur la philoso­phie des sci­ences : la seule façon d’é­tudi­er l’e­sprit humain est de l’ob­serv­er a pos­te­ri­ori d’après ses résul­tats, c’est-à-dire d’après la manière générale de procéder dans chaque sci­ence sur les dif­férentes march­es que l’on y suit pour procéder aux décou­vertes, sur les méth­odes en un mot, ces règles, ces méth­odes, ces arti­fices com­posent dans chaque sci­ence ce que j’ap­pelle sa philoso­phie.

Mais con­statant que chaque savant est occupé à faire aller sa sci­ence par­ti­c­ulière il pré­conise qu’il y ait pour chaque sci­ence en par­ti­c­uli­er une classe de savants unique­ment occupés d’en observ­er les méth­odes, de les com­par­er, de les généralis­er, de les per­fec­tion­ner.

Il annonce encore qu’il a choisi les math­é­ma­tiques de préférence, la sci­ence qu’il pos­sède le mieux, qui est la plus avancée et qui a le plus besoin de philoso­phie. Le degré de niais­erie, d’im­philosophisme des math­é­mati­ciens, leur défaut d’ensem­ble et d’ac­cord dans les idées sont incon­cev­ables.

Dans la sec­onde let­tre du 28 sep­tem­bre 1819, il élar­git sa per­spec­tive en annonçant que ses travaux seront de deux ordres : sci­en­tifiques et poli­tiques. Il explique que ses deux moti­va­tions, comme on dirait aujour­d’hui, sont : pre­mière­ment le plaisir que j’éprou­ve à tra­vailler ; deux­ième­ment le bien que mes travaux peu­vent faire à mes pau­vres sem­blables. Et il explique qu’il aurait une sou­veraine aver­sion pour les travaux sci­en­tifiques dont je n’aperçois claire­ment l’u­til­ité soit directe soit éloignée. Mais il ajoute : je sens que la répu­ta­tion sci­en­tifique que je pour­rais acquérir don­nerait plus de valeur, plus de poids, plus d’in­flu­ence utile à mes ser­mons poli­tiques.

C’est l’époque où Auguste Comte va chercher à com­pléter ses con­nais­sance sci­en­tifiques. Dès 1821 il suit le cours d’as­tronomie de Delam­bre au Col­lège de France. Il noue des rela­tions avec Joseph Fouri­er, après avoir lu la Théorie ana­ly­tique de la chaleur. Il suit à la Sor­bonne le cours de zoolo­gie de Blainville qui “accor­da bien­tôt son ami­tié à Auguste Comte et la lui con­servera jusqu’au dernier jour”. 

On est stupé­fait de la puis­sance de tra­vail d’Au­guste Comte à cette époque, menant de front sa pro­pre édu­ca­tion sci­en­tifique, ses écrits poli­tiques dans divers­es revues et les nom­breuses con­tri­bu­tions qui annon­cent son œuvre, tout en assur­ant pen­dant la journée les leçons de math­é­ma­tiques qui le font vivre, chichement. 

C’est en 1822 que com­mence la “grande fâcherie” avec Saint-Simon, d’ailleurs par­faite­ment prévis­i­ble. L’oc­ca­sion va en être fournie par un opus­cule tout à fait remar­quable qu’Au­guste Comte a écrit et inti­t­ulé : Plan des travaux sci­en­tifiques néces­saires pour réor­gan­is­er la société. C’est “ l’opuscule fon­da­men­tal ” que nous présen­tons ci-dessous, un écrit de jeunesse qu’Auguste Comte ne reniera pas. 

Cette fois-ci Auguste Comte tient à ce qu’il soit pub­lié sous son pro­pre nom. Il pré­ten­dra que Saint-Simon en avait retardé la pub­li­ca­tion pen­dant deux ans parce qu’il voulait le faire paraître sous son pro­pre nom. Il sem­ble en fait que ce ne fut pas le cas, qu’il ait effec­tive­ment décidé de faire les frais de l’ouvrage, mais qu’il ait atten­du la suite de l’étude qu’Auguste Comte avait annoncée. 

Portrait de Joseph FourierQuoi qu’il en soit, il est évi­dent qu’on assiste à la scène clas­sique “du fils qui a besoin de tuer le père ”. Et là survient l’épisode mélo­dra­ma­tique de la ten­ta­tive de sui­cide de Saint- Simon le 9 mars 1823. Cer­tains, comme Joseph Bertrand, incrim­i­nent la mau­vaise volon­té d’Auguste Comte qui n’aurait pas remis son texte à la date prévue. En fait il sem­ble bien que les dif­fi­cultés finan­cières aient été la cause de ce drame. Il se tire un coup de pis­to­let dans la tête. Auguste Comte le retrou­ve gisant, appelle le médecin, le veille toute la nuit alors que le blessé sup­plie qu’on l’achève. Il per­dra un œil, mais sera sur pied quinze jours après et vivra encore deux ans ! 

Finale­ment Saint-Simon va pub­li­er le fameux opus­cule, mais la dis­pute con­tin­ue : il a prévu de le pub­li­er dans la série des Cahiers du Catéchisme des indus­triels, sans nom d’auteur. Auguste Comte exig­era qu’il paraisse sous le titre : Sys­tème de poli­tique pos­i­tive – 1re par­tie : par Auguste Comte, ancien élève de l’École poly­tech­nique, Saint- Simon s’est incliné mais lui annonce qu’il cesse toute col­lab­o­ra­tion avec lui. 

Le ressen­ti­ment d’Auguste Comte sera ter­ri­ble. J’ai acquis la cer­ti­tude inébran­lable qu’il était choqué de me voir en évi­dence aux yeux du pub­lic, acquérir une impor­tance égale à la sienne. Surtout Auguste Comte perd un de ses moyens d’existence car c’est Saint- Simon qui lui procu­rait des arti­cles pour les jour­naux. C’est là une chose que je ne par­don­nerai jamais à Mon­sieur de Saint-Simon, car c’est de la vengeance toute pure…

Voilà com­ment se ter­mine dans l’aigreur sept ans de rela­tions, et voilà pourquoi Auguste Comte ne par­lera plus de Saint-Simon qu’en le désig­nant comme le jon­gleur dépravé.

Le 19 mai 1825, Saint-Simon meurt sere­ine­ment à soix­ante-cinq ans entouré de ses pre­miers dis­ci­ples. Auguste Comte et Augustin Thier­ry assis­tent à son enter­re­ment. Mais le “ Père Enfan­tin”, chef de la secte saint-simoni­enne, aura ce com­men­taire à la mort d’Auguste Comte : Il était un nou­veau Judas, reni­ant son maître, lui crachant à la face…20

On s’explique assez bien le car­ac­tère pas­sion­nel de ce divorce entre les deux hommes qui se ressem­blaient sur beau­coup de points et notam­ment par l’orgueil démesuré chez cha­cun des “deux messies”, comme les appelait le doc­teur Dumas21. Auguste Comte avec son car­ac­tère ombrageux, ses réac­tions d’écorché vif, était bien capa­ble de soupçon­ner du pire son ancien maître, comme on le voit tout au long de la cor­re­spon­dance de cette époque. Prob­a­ble­ment jaloux de la répu­ta­tion gran­dis­sante de Saint-Simon dans les dernières années, il éprou­vait le besoin de le noircir. 

Mais le divorce était au moins aus­si pro­fond sur le plan intel­lectuel. Autant Saint-Simon était agi­ta­teur d’idées, s’appropriant des con­cepts sci­en­tifiques aux­quels il était bien inca­pable de com­pren­dre quoi que ce soit, autant Auguste Comte avait besoin d’avancer avec rigueur et méth­ode tout au long de sa démarche. C’est ce qu’il explique à d’Eichtal dans sa let­tre du 1er mai 1824 en par­lant de la diver­gence cap­i­tale d’opinions qui existe entre nous ; il lui reproche sa dis­po­si­tion fon­da­men­tale en rai­son de son organ­i­sa­tion, de son âge et de sa posi­tion, à vouloir chang­er les insti­tu­tions avant que les doc­trines soient refaites, dis­po­si­tion révo­lu­tion­naire avec laque­lle je suis et dois être en oppo­si­tion absolue. Du coup, leur chemin ne pou­vait que diverger. 

Il reste main­tenant à entr­er dans le grand débat sur la fon­da­tion du pos­i­tivisme. Auguste Comte a tou­jours dénié toute pater­nité de Saint- Simon dans la con­cep­tion du pos­i­tivisme ; tout au plus recon­naî­tra-t-il un encour­age­ment de sa part : Je suis bien loin de regret­ter, quoique nulle­ment mérité, le vif ent­hou­si­asme que ce célèbre jon­gleur inspi­ra facile­ment à mon âme juvénile. Car ce sen­ti­ment me soutint alors con­tre la démoral­i­sa­tion sophis­tiquée à laque­lle m’exposait mon néga­tivisme ini­tial. (Let­tre de 1852) 

Il est pour­tant incon­testable comme l’a écrit le doc­teur G. Dumas21 que Saint-Simon est au moins un précurseur : bien avant Comte, Saint-Simon a voulu fonder la sci­ence sociale ; il lui assigne un objet pré­cis, l’étude des hommes en société, et une méth­ode pos­i­tive d’observation théorique. De là à dire comme le fait le doc­teur Dumas (Psy­cholo­gie de deux messies pos­i­tivistes – 1905) : Auguste Comte s’est fait jusqu’à la fin de sa vie des illu­sions sur son orig­i­nal­ité, il y a un pas hasardeux à franchir. Il pré­cise même : Pen­dant sept ans, de dix-neuf à vingt-six ans, à l’âge où l’esprit se forme, secré­taire, dis­ci­ple ou col­lab­o­ra­teur, Auguste Comte se borne à recevoir, organ­is­er et dévelop­per les idées mères de son maître ; il trans­pose les idées de son ancien patron dans une syn­thèse méthodique et éru­dite.

Cette appré­ci­a­tion du doc­teur Dumas aura la vie dure et sera large­ment reprise par tous les détracteurs d’Auguste Comte. Mais au fond cette recherche de pater­nité est assez vaine. Les idées mères de Saint-Simon font par­tie de tout un ensem­ble qui était dans l’air du temps. Le génie d’Auguste Comte est d’en avoir for­mé un tout cohérent. Comme l’écrit André Sernin dans son ouvrage récent20 : La pen­sée de Saint-Simon est assez riche et assez vague pour être à la source du pos­i­tivisme et du social­isme. À l’un et à l’autre il a don­né des matéri­aux, il n’a pas édi­fié la mai­son. Saint-Simon a tout ébauché. Le seul mérite, la seule orig­i­nal­ité de Comte, celle qui demeure à jamais, est dans l’effort de toute sa vie, à tra­vers tous les obsta­cles, à tra­vers la folie elle-même pour com­pos­er son œuvre.

Auguste Comte ne sera jamais social­iste, mais grâce à Saint-Simon il sera con­scient de l’importance que pren­dra la grande indus­trie, il sera sen­si­ble au sort des pro­lé­taires et il sera con­va­in­cu de la néces­sité de les pro­téger con­tre les abus de pou­voirs des grands entre­pre­neurs. Sernin rap­pelle que la for­mule de l’exploitation de l’homme par l’homme est de Saint- Simon. 

L’opuscule fondamental, une synthèse brillante, et un programme pour toute une vie

À ceux qui n’ont pas le loisir ou pas le courage de par­courir les prin­ci­pales œuvres d’Auguste Comte, on ne saurait assez con­seiller de lire le texte remar­quable qu’il écriv­it à l’âge de vingt-qua­tre ans sous le titre Plan des travaux sci­en­tifiques néces­saires pour réor­gan­is­er la société. On a vu précédem­ment les cir­con­stances de sa pub­li­ca­tion en 1822 en cent exem­plaires d’abord, puis plus large­ment ensuite au moment de la rup­ture avec Saint- Simon. Trente ans plus tard, Auguste Comte le pub­lia en Appen­dice du Sys­tème de poli­tique pos­i­tive, par­mi ses œuvres de jeunesse, en le citant comme : L’opuscule fon­da­men­tal : Ma direc­tion à la fois philosophique et sociale, fut irrévo­ca­ble­ment déter­minée en mai 1822, par le troisième opus­cule où sur­git ma décou­verte des lois soci­ologiques.

Par chance ce texte, pra­tique­ment introu­vable, est depuis peu acces­si­ble dans un vol­ume édité chez Gal­li­mard (col­lec­tion Tel) sous le titre Philoso­phie des Sci­ences réu­nis­sant des textes choi­sis d’Auguste Comte. 

Sa lec­ture est intéres­sante à plusieurs titres : il est fort bien écrit ; on sent qu’il a été longue­ment médité ; con­stru­it de façon très péd­a­gogique, il présente un résumé bril­lant de toute la philoso­phie de Comte. Et surtout il annonce claire­ment le pro­gramme qu’il va pour­suiv­re, point par point, jusqu’à son aboutisse­ment dans le Sys­tème de poli­tique positive.

Le texte com­mence par une analyse sai­sis­sante de la grande crise éprou­vée par les nations les plus civil­isées qu’il résume ain­si : un sys­tème social qui s’éteint, un nou­veau sys­tème par­venu à son entière matu­rité et qui tend à se con­stituer. Dans ce con­texte, il observe que les ten­ta­tives pour revenir à l’ancien sys­tème qu’il appelle sys­tème féo­dal et théologique sont vouées à l’échec : il n’est pas pos­si­ble de revenir en arrière car la marche de la civil­i­sa­tion est irréversible. Mais, remar­quet- il, la manière dont les peu­ples conçoivent la réor­gan­i­sa­tion de la société n’est pas moins vicieuse, car ils ignorent les con­di­tions fon­da­men­tales que doit rem­plir un sys­tème social con­sis­tant. Ils se bor­nent à établir comme dogmes les principes cri­tiques “ qui ont servi à détru­ire le sys­tème féo­dal et théologique” : par exem­ple la lib­erté illim­itée de con­science, la sou­veraineté de chaque rai­son indi­vidu­elle, la sou­veraineté du peu­ple, qui rem­place l’arbitraire des rois par l’arbitraire des peu­ples. Ain­si, explique-t-il dans ce pas­sage célèbre : il n’y a point de lib­erté de con­science en astronomie, en physique, en chimie, en phys­i­olo­gie, dans ce sens que cha­cun trou­verait absurde de ne pas croire de con­fi­ance aux principes étab­lis dans les sci­ences par les hommes com­pé­tents. S’il en est autrement en poli­tique, c’est parce que les anciens principes étant tombés, il n’y a point, à pro­pre­ment par­ler à cet inter­valle, de principes établis.

Bref, ce qu’il appelle la doc­trine des peu­ples a fait ses preuves dans la démarche cri­tique mais elle con­duit tout droit à l’anarchie. De toute façon elle est d’une insuff­i­sance absolue pour présider à la réor­gan­i­sa­tion sociale.

Auguste Comte mon­tre que la seule façon de sor­tir de ce cer­cle vicieux est d’établir une nou­velle doc­trine organique. À quelles con­di­tions peut-on établir un ordre réguli­er et sta­ble ? D’abord, il ne faut pas met­tre la char­rue avant les bœufs ; l’erreur a été de con­cevoir la réor­gan­i­sa­tion sur le plan pra­tique avant d’avoir fait le tra­vail théorique (ou spir­ituel) sur les principes de base et les valeurs devant servir de guide. Et, pour com­mencer la déter­mi­na­tion nette et pré­cise du but d’activité est la pre­mière con­di­tion et la plus impor­tante d’un véri­ta­ble ordre social puisque c’est elle qui va fix­er le sens. 

Pour réus­sir cette phase de con­cep­tion théorique sur la société, il faut faire appel aux hommes les plus com­pé­tents. Pour Auguste Comte, ce ne peut être que les savants occupés à l’étude des sci­ences d’observation. Ce sont les seuls qui sont légitimes, qui pos­sè­dent une autorité non con­testée. En out­re, comme la crise est européenne, il faut un traite­ment européen. Or, seuls les savants des dif­férents pays ont des idées com­munes, un lan­gage uni­forme, un but d’activité général et per­ma­nent. Et la con­clu­sion d’Auguste Comte est claire, les savants doivent aujourd’hui élever la poli­tique au rang des sci­ences d’observation.

C’est à ce moment qu’Auguste Comte va trac­er les voies et méth­odes pour que la poli­tique devi­enne une sci­ence pos­i­tive comme le sont déjà les qua­tre sci­ences fon­da­men­tales : l’astronomie, la physique, la chimie et la phys­i­olo­gie. Il va faire appel à la Loi des trois états dont il racon­tera plus tard qu’elle lui est apparue brusque­ment un beau matin après une nuit agitée. Nous ver­rons com­ment, dans cet opus­cule de 1822, sont déjà for­mulés les deux philosophonèmes d’Auguste Comte : la clas­si­fi­ca­tion des sci­ences et la loi des trois états, et com­ment il en déduit : Le prospec­tus général des travaux théoriques à exé­cuter pour réor­gan­is­er la société en éle­vant la poli­tique au rang des sci­ences d’observation. Ce plan, il va le dévelop­per et le pro­pos­er solen­nelle­ment aux savants de l’Europe. Le grand pro­jet pos­i­tiviste est en marche ! 

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1. Pré­face per­son­nelle. Tome VI du Cours de philoso­phie positive.
2. Cité par Michel Salomon – in Auguste Comte, sa vie, sa doc­trine, 1903 (Archives de l’École polytechnique).
3. “ Inau­gu­ra­tion du mon­u­ment d’Auguste Comte”. Arti­cle paru dans la Revue Occi­den­tale, 1902 (Archives Mai­son Auguste Comte). Le mon­u­ment existe tou­jours place de la Sor­bonne, mais il a été déplacé il y a quelques années.
4. L’Institut Auguste Comte pour l’étude des sci­ences de l’action a été créé par décret du 26 juil­let 1977, à l’initiative de M. Gis­card d’Estaing, prési­dent de la République, et instal­lé sur le site de la Mon­tagne Sainte-Geneviève dans les locaux occupés précédem­ment par l’École poly­tech­nique. Présidé par Roger Mar­tin, prési­dent de Saint-Gob­ain Pont-à-Mous­son, l’Institut était un étab­lisse­ment pub­lic, rat­taché à l’École polytechnique.
Il avait pour mis­sion de dis­penser une for­ma­tion com­plé­men­taire por­tant sur les con­séquences économiques et inter­na­tionales de l’évolution des sci­ences et des tech­niques, ain­si que les prob­lèmes humains liés à l’évolution des struc­tures de pro­duc­tion et à la réal­i­sa­tion des grands prob­lèmes d’équipement. Il devait aus­si entre­pren­dre des études et des recherch­es dans ces domaines.
L’enseignement était dirigé par cinq directeurs : Michel Crozi­er, Jacques Lesourne, Jacques Maison­rouge, Jean Michardière, Jérôme Mon­od et Maxime Rallet.
La pre­mière pro­mo­tion fut accueil­lie en jan­vi­er 1979, elle com­pre­nait trente élèves, jeunes cadres des secteurs pub­lic et privé, ayant voca­tion à occu­per des emplois de respon­s­abil­ité. La sco­lar­ité durait en principe neuf mois. En 1981 au moment de l’accession de François Mit­ter­rand à la prési­dence de la République, l’Institut fut fer­mé, par ordre du gouvernement.
5. “ Notice sur Auguste Comte ” par le général de Ville­moisy dans le Livre du Cen­te­naire (Archives de l’École polytechnique).
6. La vie d’Auguste Comte par Hen­ri Gouhi­er, Librairie Philosophique, J. Vrin, 1965.
7. Éloge de la philoso­phie en langue française, Michel Ser­res, Champs, Flam­mar­i­on, 1997. On lira avec grand intérêt ce petit livre écrit pour le Cor­pus des œuvres de philoso­phie en langue française. Michel Ser­res s’est beau­coup intéressé aux œuvres d’Auguste Comte. On lui doit l’édition pub­liée en 1975 chez Her­mann du Cours de philoso­phie pos­i­tive, qu’il a pré­facée et commentée.
8. “ Le pre­mier ray­on­nement en France des idées d’Auguste Comte ”, arti­cle paru en 1993 par Mirella Lar­iz­za dans le Bul­letin de la Société d’Histoire de la Révo­lu­tion de 1848.
9. Extrait de l’ouvrage de Juli­ette Grange : La philoso­phie d’Auguste Comte, PUF, 1996.
10. Pré­face du Tome I Sys­tème de poli­tique positive.
11. Cité dans l’introduction de la Cor­re­spon­dance Générale, Tome I – Archives pos­i­tivistes 1973. (Textes étab­lis par Pao­lo E. de Berre­do Carneiro et Pierre Arnaud.)
12. Tout ce chapitre doit beau­coup au grand spé­cial­iste d’Auguste Comte, Hen­ri Gouhi­er : La jeunesse d’Auguste Comte et la for­ma­tion du pos­i­tivisme, 1933. On peut se pro­cur­er ces ouvrages à la Librairie Vrin, place de la Sorbonne.
13. Cor­re­spon­dance générale, Let­tres à Valat.
14. La plu­part de ses cahiers de cours à l’École poly­tech­nique se trou­vent à la Mai­son d’Auguste Comte, 10, rue Mon­sieur Lep­rince 75006 Paris.
15. His­toire de l’École poly­tech­nique par G. Pinet, 1887.
16. Cf. note 12.
17. Let­tres à d’Eichthal, 1824, Cor­re­spon­dance générale.
18. Ce chapitre doit beau­coup à Annie Petit, pro­fesseur à l’Université de Mont­pel­li­er. Voir le chapitre inti­t­ulé : “ L’impérialisme des géomètres à l’École poly­tech­nique. Les cri­tiques d’Auguste Comte ” dans le récent ouvrage La for­ma­tion poly­tech­ni­ci­enne. Dun­od, 1994.
19. Let­tres à Valat, 1818, Cor­re­spon­dance générale.
20. Cette par­tie doit beau­coup à André Sernin, décédé récem­ment, dans son ouvrage remar­quable : Auguste Comte prophète du XIXe siè­cle, Alba­tros, 1993.
21. Psy­cholo­gie de deux messies pos­i­tivistes, Saint-Simon et Auguste Comte par le doc­teur G. Dumas, Alcan, 1905. 

Je tiens à remerci­er pour leur aide précieuse :
• La Mai­son d’Auguste Comte, dont la respon­s­able Madame Gil­da Ander­sen m’a guidé et aidé tout au long de mon étude.
• La Bib­lio­thèque de l’École poly­tech­nique, et notam­ment Madame Bil­loux et Madame Brenot qui m’ont per­mis d’accéder au fonds d’archives, ain­si qu’aux nom­breux doc­u­ments con­cer­nant la vie à l’École et le con­seil d’instruction.

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