S'implanter à Shangaï

Les “ Pure Players ” ont-ils encore un avenir ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°709 Novembre 2015
Par Jean ESTIN

Aucun méti­er ne peut croître à plus de 8 % à 12 % par an sur le long terme. Toutes les tech­nolo­gies, tous les pro­duits, les mod­èles d’activité, les usages, etc., suiv­ent un cycle de vie plus ou moins long, par­fois sur plusieurs dizaines d’années.

Après avoir crû de façon forte, ils se sta­bilisent puis décrois­sent voire dis­parais­sent au prof­it d’autres pro­duits, tech­nolo­gies, mod­èles d’activité ou usages.

Les hyper­marchés et super­marchés aux États-Unis ont con­nu une phase de développe­ment de trente-cinq ans, de 1960 à 1995 (au rythme de 30 % de crois­sance annuelle entre 1980 et 1995). Ce n’est plus aujourd’hui un méti­er en crois­sance aux États-Unis et dans l’ensemble des pays occidentaux.

“ La croissance moyenne de l’économie réelle occidentale ne dépasse plus 1% par an ”

L’automobile a crû forte­ment de 1930 à 1973 aux États-Unis (au rythme de 8 % par an entre 1960 et 1973). Depuis, le marché améri­cain décroît à – 1 % par an. Le nom­bre de voitures neuves ven­dues par an a été divisé par deux en quar­ante ans.

Le secteur des ser­vices financiers a crû de l’ordre de 9 % par an de 1950 à 2000 aux États-Unis, et ne croît plus qu’à 3 % par an depuis (comme la moyenne de l’économie en valeur).

Le secteur des ordi­na­teurs per­son­nels (hard­ware) aux États-Unis a crû de plus de 20 % par an entre la fin des années 1970 et 2010. Depuis, il décroît de 2 % par an (rem­placé par les tablettes et les smartphones).

Dans un monde occi­den­tal mûr, où la crois­sance moyenne de l’économie réelle ne dépasse plus 1 % par an1 et où beau­coup d’industries n’offrent plus de poten­tiels sig­ni­fi­cat­ifs de con­cen­tra­tion, quel est l’avenir des pure play­ers, tant appré­ciés en théorie par les marchés financiers, mais qui ne parvi­en­nent à offrir que des TSR2 de 4 % à 6 % à leurs action­naires, faute de crois­sance significative ?

Décliner les métiers géographiquement

La pre­mière réponse est bien évidem­ment la décli­nai­son géo­graphique des métiers, en par­ti­c­uli­er dans les pays émer­gents. Si les hyper­marchés ne crois­sent plus en France ou aux États-Unis, ils sont au début de leur cycle de vie en Chine, au point où ils en étaient en Occi­dent dans les années 1980. De même pour l’automobile ou les pro­duits d’assurance.

Les pays émer­gents restent une source de crois­sance très forte pour les grands groupes occi­den­taux com­péti­tifs. La part du chiffre d’affaires de ces grands groupes réal­isée dans les pays émer­gents3 est passée en dix ans de 20 % à 29 % en 2014 pour les sociétés du Dow Jones et de 16 % à 23 % en 2014 pour celles du CAC 40.

S’adapter à de nouveaux marchés

La péné­tra­tion des nou­veaux marchés est coû­teuse. © LAPAS77 / FOTOLIA

Mais les mod­èles d’activité dans les pays émer­gents ne sont pas tou­jours les mêmes qu’en Occi­dent. Les niveaux de prix et de valeur sont dif­férents à court terme. Les rentabil­ités néces­saires pour pénétr­er de nou­veaux marchés très con­cur­rencés sont plus faibles que celles réal­isées en Occi­dent dans les marchés très concentrés.

Les crois­sances des groupes occi­den­taux dans ces pays sont moins fortes que celles des con­cur­rents locaux. Et les chiffres d’affaires réal­isés ne sont pas tou­jours sig­ni­fi­cat­ifs pour chang­er la crois­sance totale du groupe à court et moyen terme.

Plus générale­ment, et au-delà des seuls pays émer­gents, la crois­sance géo­graphique néces­site une adap­ta­tion des mod­èles d’activité, une pri­or­i­sa­tion et une focal­i­sa­tion des ressources. Rien n’est pire que d’investir forte­ment pen­dant dix ans dans une nou­velle géo­gra­phie pour n’y obtenir qu’une posi­tion de con­cur­rent mar­gin­al et non rentable à moyen terme.

Renault a échoué aux États-Unis à deux repris­es, dans les années 1960 et 1980. En revanche, LVMH, Her­mès, Indi­tex, Nike, etc., ont bâti leur crois­sance longue à 10 %-15 % par an en moyenne sur une décli­nai­son géo­graphique sys­té­ma­tique et réussie de leur métier.

Élargir la boîte

L’élargissement de la déf­i­ni­tion des métiers au sein desquels le groupe opère est une deux­ième réponse qui per­met sou­vent d’allonger de quelques dizaines d’années la péri­ode de crois­sance forte.

ÉLARGISSEMENTS SUCCESSIFS

Ecolab, aujourd’hui acteur majeur des solutions de nettoyage professionnel (14 milliards de dollars de chiffre d’affaires), a crû de 11 % par an pendant vingt-cinq ans, entre 1990 et 2014, avec un TSR de 18 % par an. Cette croissance s’est appuyée sur des élargissements successifs du périmètre initial.
L’entreprise est passée d’une position de niche sur la production de désinfectants pour l’hôtellerie et la restauration au leadership des solutions de propreté pour de multiples marchés en développant successivement différentes catégories de produits et de solutions, différents types de marchés et d’usages, différentes géographies et différents positionnements dans la chaîne de valeur ajoutée.
Elle a ainsi effectué un élargissement majeur de son périmètre d’activité tous les cinq à dix ans.

Cet élar­gisse­ment de la boîte peut se faire par migra­tion le long de la chaîne de valeur ajoutée. Elle peut se faire égale­ment par cou­ver­ture pro­gres­sive de dif­férents niveaux de gamme, développe­ment de nou­velles caté­gories de pro­duits ou de ser­vices, développe­ment dans de nou­velles caté­gories de clients, marchés et usages adjacents.

Apple a aug­men­té son chiffre d’affaires de 8 à 183 mil­liards de dol­lars entre 2000 et 2014 (25 % de crois­sance par an) grâce à des élar­gisse­ments suc­ces­sifs de son activité.

Il est passé des ordi­na­teurs fix­es et porta­bles (plus ou moins 85 % du chiffre d’affaires en 2001) à l’iPod en 2001, à la musique en ligne en 2003, à l’iPhone en 2007, à l’iPad en 2010, et s’est pro­gres­sive­ment inté­gré en dis­tri­b­u­tion (30 % du chiffre d’affaires en 2014).

Cinq élar­gisse­ments de l’activité ont eu lieu en quinze ans, soit un tous les trois ans en moyenne. En 2014, les ordi­na­teurs représen­taient moins de 15 % du chiffre d’affaires d’Apple.

On voit ain­si nom­bre de grands groupes main­tenir des taux de crois­sance supérieurs à 8 % à 12 % par an sur des dizaines d’années en mod­i­fi­ant tous les cinq à dix ans la déf­i­ni­tion de leur champ d’activité dans une évo­lu­tion logique par rap­port à leurs com­pé­tences, leur base de clien­tèle, leur répu­ta­tion, etc.

Changer de prisme

Toute indus­trie se seg­mente his­torique­ment en fonc­tion de bar­rières tech­nologiques, indus­trielles, com­mer­ciales, géo­graphiques, etc., et en fonc­tion des straté­gies et moyens financiers des acteurs. Ces seg­men­ta­tions ne sont pas éter­nelles car les bar­rières économiques ou indus­trielles entre seg­ments évoluent.

“ Il faut changer de prisme pour trouver de nouvelles sources de croissance ”

Les ambi­tions et les moyens des acteurs changent. La reseg­men­ta­tion de l’industrie est une source de crois­sance. Une ques­tion essen­tielle est celle du rationnel d’élargissement à des seg­ments adja­cents : crois­sance sous-jacente supérieure ; poten­tiel de con­sol­i­da­tion et valeur de cette con­sol­i­da­tion plus grands (effet d’échelle, etc.) ; partages de coûts et de revenus entre segments.

Au-delà de la sim­ple analyse, le change­ment de prisme est essen­tiel : solu­tions plutôt que pro­duits, clients plutôt que marchés, posi­tions dans la chaîne de valeur ajoutée à l’amont ou à l’aval. Ces mod­i­fi­ca­tions per­me­t­tent non seule­ment de con­tin­uer à croître, mais aus­si de trou­ver les poches de valeur les plus significatives.

Diversifier et surfer sur les vagues de croissance

REPOSITIONNEMENT

Roche a généré un TSR de 13 % par an pendant vingt-cinq ans grâce à un repositionnement de son mix d’activités dans des domaines en croissance et une gestion active de son portefeuille d’activité.
Il a réalisé plusieurs acquisitions pour devenir un acteur majeur des biotechnologies à usage médical, qui représentent aujourd’hui 50 % de son chiffre d’affaires (dans des marchés en croissance de 10 % par an).
Dans le même temps, son activité historique dans la pharmacie traditionnelle est passée de 50 % à 23 % de son chiffre d’affaires entre 1998 et 2014, et ses divisions Arômes et Parfums ainsi que Vitamines et Chimie fine ont été cédées.

La troisième option est de tir­er les con­séquences de l’observation en intro­duc­tion de cet arti­cle : il n’y a pas de créa­tion de valeur sans crois­sance rentable et pas de crois­sance à long terme si l’on reste dans le même méti­er, sans le redéfinir.

L’avenir à long terme d’une entre­prise passe donc soit par une évo­lu­tion voire une mue régulière de ses métiers, soit par des diver­si­fi­ca­tions. Ces diver­si­fi­ca­tions finis­sent par entraîn­er une coex­is­tence de plusieurs métiers à dif­férentes étapes de leur cycle de vie au sein d’un même groupe, les métiers mûrs générant du cash pour financer les nou­veaux métiers por­teurs d’avenir.

Le partage de grandes tech­nolo­gies, savoir-faire et cul­tures est préférable entre ces métiers lorsque c’est pos­si­ble. Mais il n’est pas déterminant.

Il faut préfér­er la recherche de vraies nou­velles sources de crois­sance longues et renta­bles plutôt que de fauss­es syn­er­gies n’apportant pas de croissance.

Des diversifications choisies

La diver­si­fi­ca­tion a mau­vaise presse. Elle n’est pour­tant pas une erreur si les fac­teurs de com­péti­tiv­ité et les modes de créa­tion de valeur dans chaque méti­er sont explic­ités et maîtrisés. Un nom­bre impor­tant de grands groupes diver­si­fiés voire de con­glomérats font mieux sur la longue péri­ode que des pure play­ers avec des TSR supérieurs à 15 % par an sur quinze ans (Hyundai, Kep­pel, Dana­her, Jar­dine Math­e­son, etc.).

“ La diversification réussie permet de trouver de nouvelles sources de croissance ”

Ils ne se définis­sent plus par la maîtrise d’un champ d’activité – même élar­gi – mais par celle d’un mode de créa­tion de valeur (crois­sance longue et com­péti­tive, rota­tion régulière du porte­feuille, turn­arounds, build up, LBO, etc.).

La crois­sance de Gen­er­al Elec­tric sous Jack Welch (9 % par an entre 1980 et 2000) s’est faite essen­tielle­ment par le développe­ment dans les ser­vices financiers (en forte crois­sance à l’époque aux États-Unis) plus que par le développe­ment des activ­ités indus­trielles d’origine.

Entre 1980 et 2000, la part des ser­vices financiers dans le chiffre d’affaires total du groupe est passée de 12 % à 50 % et Gen­er­al Elec­tric est devenu la dix­ième entre­prise de ser­vices financiers des États- Unis en 2014 (en ter­mes de revenus).

Sur cette péri­ode, les ser­vices financiers ont représen­té plus de 60 % de la créa­tion de valeur totale de Gen­er­al Elec­tric. Ce n’est pas un hasard si Gen­er­al Elec­tric veut aujourd’hui sor­tir des ser­vices financiers, désor­mais sans per­spec­tives de croissance.

À l’inverse, les groupes diver­si­fiés qui ne comptent pas de sources de crois­sance majeures dans leur porte­feuille n’ont pas com­pris à quoi ser­vait une diversification.

Wall Street : La croissance des services financiers plafonne à 3 % par an.

UN CHOIX HASARDEUX

La CGE (Alcatel-Alsthom) était, il y a vingt ans, le premier groupe industriel français sur la base d’une grande diversification de ses métiers. Alcatel est aujourd’hui un pure player sans croissance et contraint de se vendre à Nokia. Sa refocalisation totale sur les télécommunications en 1998 était déjà probablement à courte vue à l’époque, dans la mesure où cette industrie – alors en croissance – était proche de son pic dans les pays occidentaux. Elle s’est également révélée une contrainte majeure dans la mesure où des relais de croissance n’ont pas été développés.

La crois­sance des ser­vices financiers pla­fonne à 3 % par an.
© EYETRONIC / FOTOLIA

Changer de paradigme

Le monde du man­age­ment des trente dernières années était dom­iné par deux par­a­digmes liés : la recherche du lead­er­ship par méti­er – par le man­age­ment des grands groupes – et l’appréciation des pure play­ers – par les marchés financiers. Ces deux par­a­digmes avaient leur intérêt dans un monde en crois­sance4 et y garan­tis­saient une crois­sance relutive.

Dans un tel monde, il faut en effet rechercher le lead­er­ship et la focal­i­sa­tion des ressources si l’on veut être com­péti­tif, rentable, et croître plus vite que ses con­cur­rents. Mais, dans le monde occi­den­tal d’aujourd’hui sans crois­sance, il faut d’abord et avant tout rechercher les nou­velles sources de crois­sance et de valeur.

La focal­i­sa­tion uni­voque sur le lead­er­ship est con­tre-pro­duc­tive. Elle jette un sor­tilège sur les man­age­ments des grands groupes et les rend pris­on­niers de leur boîte étroite.

Que vaut en effet une posi­tion de lead­er­ship sans crois­sance ? Lorsque le marché ne croît plus et que la con­cen­tra­tion de l’industrie est faite, il n’y a plus de source de créa­tion de valeur pour un leader rentable s’il ne veut pas chang­er de méti­er ou mod­i­fi­er le périmètre de celui-ci.

Lorsque la boîte dans laque­lle on se trou­ve ne per­met plus de croître, il faut la redéfinir ou en sor­tir. La redéf­i­ni­tion des périmètres d’activité est aujourd’hui un enjeu majeur.

Une nécessaire prise de risques

“ La focalisation univoque sur le leadership est contre-productive ”

Il n’y a pas d’avenir à long terme (c’est-à-dire pas de crois­sance et de créa­tion de valeur pos­si­bles) pour les pure play­ers occi­den­taux qui restent dans leur boîte.

La crois­sance longue demande une redéf­i­ni­tion régulière des périmètres d’activité, aux bornes des métiers his­toriques, ou loin de ceux-ci. C’est une prise de risque. Mais la créa­tion de valeur ne peut exis­ter sans cette contrepartie.

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1. La crois­sance moyenne du PIB des mem­bres de l’OCDE en dol­lars courants (valeur nom­i­nale) est de – 0,2% en 2012, 1,2 % en 2013 et 1,4 % en 2013.
2. TSR : Total Share­hold­er Return annuel, rentabil­ité pour l’actionnaire sur son investisse­ment en ter­mes de div­i­den­des, dis­tri­b­u­tion d’actions gra­tu­ites, val­ori­sa­tion de ses actions, etc.
3. Sont inclus dans les pays émer­gents : Afrique, Asie, hors Japon, Amérique du Sud. Chiffres 2004 à périmètre iden­tique à 2014 en ter­mes de pan­el d’entreprises.
4. Le PIB des USA a crû de 3,3 % par an (hors infla­tion) entre 1970 et 2000 (7,8 % avec infla­tion). Celui de la France a crû de 2,8 % (hors infla­tion) sur la même péri­ode (8,5 % avec inflation).

Jean Estin est le prési­dent et fon­da­teur de Estin & Co, cab­i­net inter­na­tion­al spé­cial­isé dans le con­seil en stratégie avec des bureaux à Paris, Genève, Lon­dres et Shang­hai. Le cab­i­net tra­vaille pour les action­naires et les direc­tions générales de grands groupes nord-améri­cains, européens et asi­a­tiques et pour les dirigeants des fonds de pri­vate equi­ty. Il a plus de trente ans d’expérience dans le con­seil en stratégie et la direc­tion générale d’entreprises.

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