Les pays de France, entre le réalisme et l’utopie

Dossier : Les pays de FranceMagazine N°631 Janvier 2008
Par Armand FRÉMONT

Ouvrons un dic­tio­n­naire usuel, le Larousse par exem­ple. Le ” pays ” y fig­ure en bonne place, avec de nom­breuses cita­tions du lan­gage com­mun : ” mon pays “, ” le pays per­du “, ” l’air du pays “, ” le mal du pays “, ” quit­ter son pays “, “le beau pays de France “, “mourir pour son pays “, ou bien encore ” le plat pays “, ” une payse ; ” un bon pays “, ” le pays des brumes “, ou ” des marges “, ou ” du soleil “, ou ” du pruneau “, ou ” du cidre “, ou ” du fer et de l’acier “.

Le pays de mon enfance
Très sou­vent, dans la lit­téra­ture, le pays évoque l’enfance. Le mien se nomme le pays de Caux. Il occupe les deux tiers du départe­ment de la Seine-Mar­itime au nordest de la Normandie.
Le pays de Caux est un clas­sique. Ce vieux pays rur­al et ses habi­tants, de rich­es fer­miers ou de pau­vres jour­naliers, ces paysages de grandes plaines ouvertes à tous vents que parsème une nébuleuse de cours entourées de hêtres et plan­tées de pom­miers, ce pays du lin et du blé, des vach­es laitières et du bien vivre, fumant de toutes ses fumures sur une terre épaisse et noire, a été admirable­ment décrit par Mau­pas­sant et par Flaubert.
Mais je n’ai jamais vrai­ment con­nu ce pays de légende rus­tique ; si ce n’est furtive­ment, ou en loin­taines réminiscences.
Comme beau­coup, j’ai plutôt vu s’étendre la ban­lieue du Havre, des com­munes et des gens vivant de plus en plus dans l’orbite des grandes usines de la basse val­lée de la Seine, des lotisse­ments se mul­ti­pli­er, des agricul­teurs de moins en moins nom­breux et de plus en plus havrais dans leurs habi­tudes, des usines, des ser­vices, des routes goudron­nées, des autoroutes, et cela jusqu’à ren­con­tr­er ceux de Rouen presque sans dis­con­ti­nu­ité. Je ne m’en plains pas. Je constate.
Où est le pays de mon enfance, si ce n’est main­tenant dans une tur­bu­lence quo­ti­di­enne des hommes et un paysage altéré mais tou­jours bien présent ?
Il faudrait peu pour que pointe la nostalgie.


Le pays de Caux, admirable­ment décrit par Mau­pas­sant et Flaubert (et Mau­rice Leblanc).

On n’en fini­rait pas de vis­iter ces pays pop­u­laires de notre langue. Ils por­tent presque tous de fortes saveurs rurales, de même racine que ” paysan ” ou ” paysage “. Ils sont le plus sou­vent empreints de nos­tal­gie, dis­crète ou explicite. Ils peu­vent même traduire de rudes reven­di­ca­tions : ” vivre et tra­vailler au pays ! “, en vogue dans les années soix­ante-dix. Ils traduisent un fort attache­ment des hommes à un ter­ri­toire allant jusqu’à l’ap­pro­pri­a­tion et à la ten­dresse. Car le pays échappe à une géo­gra­phie rationnelle, ses lim­ites sont incer­taines, son échelle est très vari­able, ses con­tours comme son con­tenu échap­pent à l’ad­min­is­tra­tion et à ses cir­con­scrip­tions. Le pays peut être un ter­ri­toire rel­a­tive­ment restreint s’é­ten­dant sur une par­tie d’un départe­ment mais plus que sur un can­ton, igno­rant les fron­tières de l’un ou de l’autre. C’est en ce sens que nous le retenons. Mais le pays peut aus­si se dire du ter­ri­toire de la nation dans son ensem­ble et de la nation elle-même en un saut très sig­ni­fi­catif des pays de France au pays par excel­lence, la France.

Le pays perdu

Les pre­miers, et comme naturelle­ment, les géo­graphes se penchèrent sur les pays, vite suiv­is par les nat­u­ral­istes, les géo­logues ou autres agronomes. L’é­cole région­al­iste qui dom­i­na la géo­gra­phie uni­ver­si­taire en France au cours de la pre­mière moitié du XX° siè­cle est bien con­nue pour avoir analysé de près les pays autant que les régions. Intel­lectuelle­ment, Vidal de la Blache et ses élèves ont été de grands ” pro­duc­teurs ” de pays et de régions. Ils n’ap­pré­ci­aient guère le développe­ment des villes, l’in­dus­tri­al­i­sa­tion en cours et encore moins les découpages en cir­con­scrip­tions offi­cielles, départe­ments, arrondisse­ments, can­tons, de même que les sta­tis­tiques n’é­taient pas leur fort alors qu’ils dis­po­saient sou­vent d’une belle plume et d’une finesse très lit­téraires. Quel était donc cet être géo­graphique qui se dérobait autant qu’il s’im­po­sait, dans ses lim­ites comme dans sa sub­stance : le pays ? Dans leurs expli­ca­tions, ils puisèrent à deux sources prin­ci­pales : la géolo­gie et l’histoire.

Un exem­ple, le pays d’Avre et d’Iton
Le pays d’Avre et d’I­ton, au sud-est du départe­ment de l’Eure et de la Nor­mandie, a été créé en 2002, con­for­mé­ment à la loi, après plusieurs années de réflex­ion et de mat­u­ra­tion. Il ne cor­re­spond à aucune dénom­i­na­tion tra­di­tion­nelle, à aucune réal­ité recon­nue anci­en­nement, aux con­fins du Domaine roy­al et du Duché de Nor­mandie, des plaines de l’Eure et du pays d’Ouche, des départe­ments de l’Eure et de l’Eure-et-Loir. Mais il n’est cepen­dant pas sans une cer­taine unité paysagère et fonc­tion­nelle, dans la jux­ta­po­si­tion de plaines cul­tivées, de bois et de val­lées ver­doy­antes, le semis ser­ré de vil­lages et de bourgs, la prox­im­ité de Paris. Le pays d’Avre et d’I­ton rassem­ble 35619 habi­tants dans 59 com­munes. Il se super­pose à qua­tre com­mu­nautés de com­munes (Verneuil-sur-Avre, Bre­teuil-sur-Iton, Damville, com­munes rurales du sud de l’Eure). Il dis­pose du statut de syn­di­cat mixte et est dirigé par un prési­dent assisté d’un con­seil de développe­ment et de trois employés
En quelques années le pays d’Avre et d’I­ton a mar­qué son exis­tence. Il n’est pas ignoré de la pop­u­la­tion et joue un rôle appré­cia­ble dans la vie locale, sans qu’on puisse dire cepen­dant qu’il s’est imposé. L’ac­tion est man­i­feste dans le domaine touris­tique (“ le pays des petites vacances toute l’an­née “, l’en­tre­tien des> chemins de ran­don­née, la pro­mo­tion des pro­duits locaux, la recherche d’une image touris­tique.), mais elle s’é­tend aus­si à la par­tic­i­pa­tion à un con­trat de pays et au pro­gramme européen Leader+ : équipements d’an­i­ma­tion pour les jeunes, vil­lages d’en­tre­pris­es et zones d’ac­tiv­ités, actions péd­a­gogiques, sché­ma local de trans­ports col­lec­tifs. Certes, toutes ces actions (une cinquan­taine en cours), appa­rais­sent très dis­per­sées et encore embry­on­naires. Elles se super­posent ou se con­fondent par des finance­ments croisés avec celle des com­munes ou des com­mu­nautés de com­munes. Elles don­nent néan­moins à l’ensem­ble des per­spec­tives plus larges que les rival­ités traditionnelles.

Le pays retrouvé

Un sur­saut face à l’ur­ban­i­sa­tion for­cée et à l’ex­ode rural

La société con­tem­po­raine a retrou­vé les pays. Depuis la sec­onde guerre mon­di­ale, plusieurs vagues d’in­térêts se sont super­posées. En pre­mier, dès les années cinquante, un mou­ve­ment vint des ruraux eux-mêmes, un sur­saut face à l’ur­ban­i­sa­tion for­cée et à l’ex­ode rur­al sans cesse dénon­cé. Ce fut par exem­ple le cas en Bre­tagne où la défense et la créa­tion de ” pays ” inter­v­in­rent comme une volon­té d’équili­br­er les ter­ri­toires. En deux­ième vague, surtout dans les régions les plus désertées du midi de la France, les néo-ruraux de l’après soix­ante-huit étaient à la recherche de nou­velles valeurs et fuyaient la ville. En troisième lieu, et de manière à peu près par­al­lèle dans le temps, une grande poussée des rési­dences sec­ondaires, de week-ends ou de vacances, s’é­ten­dit à l’Hexa­gone, mais avec une den­sité par­ti­c­ulière sur les lit­toraux et leurs arrière-pays, les rivages et les mon­tagnes du sud, la périphérie extérieure des très grandes aggloméra­tions. Les class­es moyennes étaient de retour au pays.

La France est cou­verte de 358 pays qui se super­posent aux cir­con­scrip­tions locales

Ain­si ressus­ci­tent des pays per­dus et retrou­vés, une France du rur­al, du voisi­nage, du paysage, de la mix­ité sociale et de la con­vivi­al­ité, de l’éru­di­tion locale et nat­u­ral­iste, du folk­lore réin­ven­té, de la nature idéal­isée, du tourisme, des fes­ti­vals et de la gas­tronomie, à côté d’un peu d’a­gri­cul­ture (pas trop, s’il vous plait) et d’in­dus­trie (le moins pos­si­ble, je vous en prie). Des noms de pays devi­en­nent presque aus­si célèbres que ceux des métrop­o­les : le pays Bigouden ou les Lan­des de Gascogne, le Larzac et le Périg­ord, le Lubéron et le Tri­c­as­tin, le Marais Bre­ton ou le Queyras. A l’heure actuelle, la France est cou­verte de 358 pays qui se super­posent aux cir­con­scrip­tions de l’éch­e­lon local, la com­mune, le can­ton et l’ar­rondisse­ment aux­quels s’a­joutent encore les com­mu­nautés de com­munes et d’ag­gloméra­tion. Eton­nante mosaïque ter­ri­to­ri­ale ! A quoi ser­vent donc ces pays, sans doute la créa­tion la plus orig­i­nale et la plus auda­cieuse de l’amé­nage­ment local au cours du dernier demi siècle ?

Coexistence d’héritages

Au roy­aume des saveurs
Pourquoi rejeter ces saveurs qui se nom­ment, telles deux jolies riv­ières entre les saules, l’Avre et l’I­ton, ou comme un paysage d’ex­trême grâce, la baie du Mont Saint Michel, ou bien ain­si qu’une vieille con­trée hors d’âge et pour­tant très présente, le Caux, l’Auge, l’Ouche, le Bray ? Et com­ment ne pas s’en­chanter de ces pays qui pren­nent le nom de petites villes aux beautés dis­crètes telles Saint-Lô, Vire, Falaise, Argen­tant, Evreux, où se dressent des tours, des châteaux, des églis­es, des rem­parts et où se décou­vrent des pâtis­series et des char­cu­ter­ies de légende, des per­son­nages de roman, des andouilles et des brioches, des trip­ières d’or ?

Il existe très cer­taine­ment des pays beau­coup plus dynamiques que le tran­quille pays d’Avre et d’I­ton. Mais, par­mi les 350 et quelques pays de France, il en est aus­si de plus en creux et même de plus fic­tifs. Le pays con­tem­po­rain est un creuset impro­visé et fort divers où se mélan­gent de nom­breux héritages : la nos­tal­gie du vieux pays rur­al, l’his­toire retrou­vée et incer­taine, la nature et les tra­di­tions, le bassin de vie des amé­nageurs, la démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive, le développe­ment local et endogène, le défi à tout ce qui est fron­tières ou lim­ites con­traig­nantes, le défi de la com­plex­ité et du pro­jet. Les réal­istes con­damneront les pays ou, au mieux, les récupéreront.

Le procès est com­mencé. Les pays ont, en effet, bien des défauts. Fon­da­men­tale­ment ruraux, ils sont mal adap­tés à une France de plus en plus urbaine ou péri­ur­baine. Où sont donc les ” pays ” de la méga­pole parisi­enne ou de la métro­pole lyon­naise ? Par ailleurs, ils se super­posent à un échiquier ter­ri­to­r­i­al déjà très com­plexe, accen­tu­ant ain­si une lis­i­bil­ité de plus en plus improb­a­ble. Ils appa­rais­sent comme un éch­e­lon sup­plé­men­taire dans un sys­tème d’al­lo­ca­tion de crédits qu’il faudrait plutôt sim­pli­fi­er pour le ren­dre plus effi­cace et moins coûteux.


Avre et Iton, aux con­fins du Domaine roy­al et du duché de Normandie.

Leurs respon­s­ables, à la tête d’un syn­di­cat mixte ou d’un groupe­ment d’in­térêt pub­lic, ont une légitim­ité faible à côté de celle d’élus du suf­frage uni­versel. Enfin, si le pays se définit par le bassin de vie, il se traduit par l’indéfiniss­able puisque l’e­space de vie, dans l’ex­trême mobil­ité con­tem­po­raine, se cherche plus qu’il ne se trouve.

Une création des utopistes

Ain­si avons-nous tous types de pays, de bien fonc­tion­nels autour d’une petite ville, de solide­ment ruraux dans des périmètres tra­di­tion­nels, mais aus­si des com­pro­mis, des illu­soires, des faux-sem­blants, des creux dans l’âme ter­ri­to­ri­ale. Inutile pagaille politi­co-admin­is­tra­tive pour des réal­istes. Les utopistes ont créé les pays et les célèbrent. Est-il con­damnable d’ex­péri­menter dans un domaine aus­si mou­vant et incer­tain que la con­nais­sance des ter­ri­toires de notre vie ? Est-il fâcheux d’avouer quelque nos­tal­gie à l’é­gard d’un pays per­du comme d’une enfance heureuse, au prix de quelque illu­sion ? Est-il irréal­iste d’ac­com­pa­g­n­er un mou­ve­ment pro­fond de recherche de nou­veaux ter­ri­toires de la part de tous ceux qu’in­quiè­tent les angoiss­es urbaines ? Et ne faut-il pas sus­citer des pro­jets, une prospec­tive pos­i­tive, d’éventuels réus­sites col­lec­tives, en place de la résig­na­tion ou du con­ser­vatisme local ?

Les utopistes ont créé les pays et les célèbrent.

Le pays, c’est vrai, est un grand mythe autant qu’une réal­ité, celui d’une France au passé et néan­moins présente, pais­i­ble et pour­tant active, naturelle et promise au développe­ment, mobile et même tur­bu­lente quand on voudrait s’ar­rêter un moment pour la con­tem­pler et y bien vivre, urbaine de mœurs, con­viviale de cour, et cepen­dant conçue con­tre la grande ville. Rien ne vaut mon pays, surtout lorsque je le perds et que je le retrou­ve. L’amé­nage­ment du ter­ri­toire doit sans cesse com­pos­er entre le réal­isme et l’utopie.

« … ces résur­rec­tions du passé, dans la sec­onde qu’elles durent, sont si totales qu’elles n’obligent pas seule­ment nos yeux à cess­er de voir la cham­bre qui est près d’eux pour regarder la voie bor­dée d’arbres ou la marée mon­tante ; elles for­cent nos nar­ines à respir­er l’air de lieux pour­tant loin­tains… »
MARCEL PROUST
Le temps retrouvé

Poster un commentaire