Les gains de productivité, moteur principal de la croissance

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°579 Novembre 2002
Par Christophe JEANTEUR (76)
Par Didier PITOT (81)
Par Nabil SIOUFI (85)

Les marchés ont per­du tout repère et le doute général sur la val­ori­sa­tion des act­ifs et la vérac­ité des comptes met en ques­tion, au fond, la réal­ité et la péren­nité des gains de pro­duc­tiv­ité éton­nants que les sta­tis­tiques économiques améri­caines affichaient depuis quelques années, et que cer­tains présen­taient comme le sig­nal d’une nou­velle ère instau­rée par la révo­lu­tion des nou­velles tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion et de la communication.

Sans pré­ten­dre répon­dre ici à ces ques­tions encore obscures, il nous sem­ble oppor­tun de rap­pel­er l’équiv­a­lence entre crois­sance et pro­duc­tiv­ité, ces deux ter­mes longtemps antag­o­nistes dans la cul­ture économique française.

Alfred Sauvy (20 S) a bien mon­tré cette équiv­a­lence — ain­si que la mécon­nais­sance qui l’en­toure — en reprenant le cas clas­sique de la pro­duc­tion agri­cole1. Un agricul­teur d’au­jour­d’hui pro­duit de quoi nour­rir 62 habi­tants, au lieu de 7 il y a cinquante ans. Résul­tat : le poids de l’a­gri­cul­ture a chuté à la fois dans la con­som­ma­tion et dans l’emploi. En même temps le pou­voir d’achat de la pop­u­la­tion a été mul­ti­plié par 4,5 et s’est large­ment diversifié.

L’aug­men­ta­tion générale du pou­voir d’achat implique que les prix aug­mentent moins vite que les revenus des con­som­ma­teurs. De fait, dans chaque secteur, les entre­pris­es con­sta­tent que le prix de vente de leurs pro­duits aug­mente moins vite, en moyenne, que les salaires de ceux qui les fab­riquent. C’est le phénomène du ” ciseau prix-coût “.

Prenons un pro­duit dont le prix peut être suivi sur une longue péri­ode, par exem­ple la tôle d’aci­er au car­bone lam­iné à froid. Pour en pro­duire une tonne, il faut cer­taines quan­tités de min­erai, de coke, d’én­ergie ain­si que d’heures de machine et de tra­vail. L’in­fla­tion de ce panier de fac­teurs depuis treize ans est de 1 %, alors que le prix de vente de la bobine baisse de 2 % par an en moyenne. Le ciseau prix-coût est égal à la dif­férence, soit 3 % par an en moyenne. À un hori­zon de trois ans qui est celui de la ges­tion d’en­tre­prise, il est à peine déce­lable par­mi les vagues agi­tant les prix de marché. Mais dans la durée, la con­trainte qu’il exerce impose une réduc­tion des quan­tités et des temps mis en œuvre par bobine. A con­trario, la sidérurgie améri­caine, en s’af­fran­chissant de cette con­trainte par des mesures pro­tec­tion­nistes, risque d’ag­graver encore son retard de productivité.

Ciseau prix-coût de la tôle mince à froid en bobines

En somme, l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tiv­ité du tra­vail dans chaque entre­prise est à la fois cause et con­séquence de la crois­sance générale du pou­voir d’achat. La grande roue de la crois­sance et de la pro­duc­tiv­ité entraîne — ou broie — tous les métiers et toutes les entre­pris­es. Mais pas tous à la même vitesse : les secteurs en forte crois­sance sont le plus sou­vent ceux qui pro­gressent le plus vite en pro­duc­tiv­ité. L’emploi s’y développe, tant que la crois­sance l’emporte sur la pro­duc­tiv­ité, puis il se déplace vers d’autres secteurs plus jeunes.

La roue de la pro­duc­tiv­ité tend à tourn­er plus ou moins vite selon les péri­odes et les secteurs de l’en­tre­prise. Une étude récente de l’OCDE2 a mon­tré que, dans la plu­part des secteurs, l’élé­va­tion du niveau de pro­duc­tiv­ité dépend de l’ac­tion au sein de cha­cune des entre­pris­es exis­tantes plus que des déplace­ments de parts de marché ou des entrées et sor­ties de con­cur­rents. Et les péri­odes les plus favor­ables pour lancer des actions de pro­duc­tiv­ité sont celles qui précè­dent les repris­es d’activité.

Ciseau prix-coût de différents produits

Le man­age­ment est encore disponible et les économies dégagées ne peu­vent qu’être ampli­fiées par la crois­sance ultérieure.

Pour men­er à bien les actions de pro­duc­tiv­ité, une méthode a fait ses preuves à notre point de vue : procéder par cam­pagnes, en délim­i­tant chaque fois un périmètre de coûts à pass­er au peigne fin et en visant 20 à 35 % d’économie.

L’am­pleur et la diver­sité du gise­ment de pro­duc­tiv­ité sont tou­jours éton­nantes, mais il est dis­séminé en petites pépites impos­si­bles à localis­er a pri­ori. Il n’est que d’ob­serv­er un instant un lieu de tra­vail : un tel patiente au télé­phone pour obtenir une infor­ma­tion de l’u­sine, un tel s’acharne à répar­er l’im­p­ri­mante, un autre ren­voie des cour­ri­ers pour la troisième fois afin de fix­er la date d’une réu­nion. Les tâch­es vrai­ment utiles au client final représen­tent moins de la moitié du total ! Sur un pro­gramme récent, nous avons classé les gains de pro­duc­tiv­ité en qua­tre caté­gories. On notera le peu d’in­vestisse­ments req­uis : de l’or­dre de deux ou trois mois d’économies.

Réduire les gaspillages : réduire les ressources sous-employées, les tâch­es sans valeur ajoutée, les ser­vices internes dis­pen­sés sans limitation.

Revoir l’or­gan­i­sa­tion, les proces­sus et les out­ils : sup­primer, automa­tis­er ou sim­pli­fi­er les tâch­es en amélio­rant les out­ils, redis­tribuer des tâch­es en jouant sur la spé­cial­i­sa­tion ou sur la poly­va­lence de manière à aug­menter le taux d’utilisation.

Redis­tribuer les tâch­es avec la sous-trai­tance : exter­nalis­er des fonc­tions com­plètes, par exem­ple la main­te­nance, dans le cadre de parte­nar­i­ats fondés sur des engage­ments de résul­tat et de pro­grès ; inter­nalis­er d’autres presta­tions en val­orisant des exper­tis­es internes.

Répartition des gains et des investissements de productivité sur un programme récent
Les économies et investisse­ments sont val­orisés en euros
et répar­tis sur une base 100 d’économies totales

Faire évoluer les pro­fils de com­pé­tences : réduire le nom­bre de postes rem­placés lors du renou­velle­ment de généra­tions, dévelop­per des com­pé­tences col­lec­tives au sein des équipes et accroître l’au­tonomie des opéra­tionnels. La con­duite de l’ensem­ble de ces amélio­ra­tions doit se faire sans bris­er les courbes d’ap­pren­tis­sage de l’en­tre­prise et en antic­i­pant les pas­sages de relais.

La qual­ité d’un tel tra­vail repose sur la par­tic­i­pa­tion de l’en­cadrement et d’une par­tie du per­son­nel sur le ter­rain. À ce niveau nous avons tou­jours ren­con­tré une atti­tude con­struc­tive, con­di­tion­née seule­ment à deux exi­gences. La pre­mière con­cerne, naturelle­ment, le respect des per­son­nes, notam­ment dans la com­mu­ni­ca­tion et le volet social qui doivent être anticipés avec soin. La sec­onde exi­gence, aus­si forte que la pre­mière, porte sur la crédi­bil­ité des gains de pro­duc­tiv­ité en fonc­tion desquels sont éventuelle­ment décidées des réduc­tions d’ef­fec­tif et de moyens. Ain­si, con­traire­ment à ce que cer­tains peu­vent croire, le per­son­nel et ses représen­tants ne sont pas les moins exigeants lorsqu’il s’ag­it de s’as­sur­er que les objec­tifs de pro­duc­tiv­ité seront effec­tive­ment atteints.

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Cet exer­ci­ce reste plus que jamais néces­saire dans les entre­pris­es. Il le devient dans le secteur pub­lic qui obéit encore à l’équa­tion ” moins de moyens = moins de ser­vice “. La néces­sité d’al­léger le coût de l’É­tat dans l’é­conomie com­binée au besoin d’en aug­menter les ser­vices auprès de la pop­u­la­tion rend incon­tourn­able la par­tic­i­pa­tion de l’É­tat aux efforts de productivité. 

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1.
Alfred Sauvy : La machine et le chô­mage, (1980).
2. OCDE : The Role of Pol­i­cy and Insti­tu­tions for Pro­duc­tiv­i­ty and Firm Dynam­ics : Evi­dence from Micro and Indus­try Data (23.04.02).

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