Les besoins de la défense et de la sécurité

Dossier : Géo-information et SociétéMagazine N°662 Février 2011
Par Jean-Philippe GRELOT (74)

REPÈRES
La géo­gra­phie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Le titre du livre du géo­graphe Yves Lacoste, pub­lié en 1976, avait fait sen­sa­tion. Au-delà de la polémique, l’au­teur entendait réha­biliter la géo­gra­phie, dont la carte est un vecteur priv­ilégié d’ex­pres­sion, comme dis­ci­pline d’analyse de l’évo­lu­tion du monde alors qu’elle était sou­vent nég­ligée au prof­it de l’histoire.

La cartographie dans l’histoire militaire

Ingénieurs géo­graphes du Génie impér­i­al (1806).

Dès la fin du Moyen Âge, les cartes du monde avaient accom­pa­g­né explo­rations et con­quêtes, pour les décider et pour en mon­tr­er le fruit plus que pour les con­duire. Elles étaient ain­si un attrib­ut du pou­voir. Près de trois siè­cles ont été néces­saires pour pass­er du pou­voir à l’ad­min­is­tra­tion avec notam­ment, en France, la carte de Cassi­ni lev­ée à par­tir de 1756. Napoléon util­i­sait les cartes pour pré­par­er ses batailles, et ses généraux les util­i­saient pour lancer leurs recon­nais­sances ou pour con­duire le train des équipages.

Après avoir été des moyens de pou­voir, d’ad­min­is­tra­tion et de sci­ence, les cartes servirent à ” faire la guerre “, à plan­i­fi­er et à con­duire des opéra­tions militaires.

Bases de données géographiques

Pas­sons sur le XIXe siè­cle — et sa carte dite “de l’é­tat-major ” — pour aller directe­ment aux années 1980 et à l’ap­pari­tion des cartes numériques. 1989, sym­po­sium de l’OTAN sur les Sys­tèmes d’in­for­ma­tion géo­graphique pour le com­man­de­ment et la con­duite des opéra­tions : selon l’e­sprit du temps, on y par­le beau­coup de struc­tures de don­nées et d’ap­pareils de pro­duc­tion, jusqu’à ce qu’un par­tic­i­pant déplace rad­i­cale­ment les cen­tres d’intérêt.

Les cartes étaient un attrib­ut du pouvoir

Quit­tant les débats tech­niques, il retient une seule ques­tion : les organ­ismes car­tographiques seront-ils prêts le jour où les états-majors leur deman­deront les bases de don­nées géo­graphiques néces­saires au lance­ment de leurs opéra­tions ? Certes peu de sys­tèmes d’armes util­i­saient alors des don­nées car­tographiques, mais ils ser­vaient en par­ti­c­uli­er une capac­ité opéra­tionnelle stratégique, la péné­tra­tion aéri­enne pour les frappes con­ven­tion­nelles ou nucléaires dans la pro­fondeur. On ne pou­vait pas durable­ment avoir à pass­er en mode dégradé dès que l’on sor­tait des périmètres d’es­sai ou des zones d’entraînement.

Cam­pagne d’Égypte
Dans la cam­pagne d’É­gypte, Bona­parte se fit accom­pa­g­n­er d’of­ficiers géo­graphes, comp­tés dans le corps sci­en­tifique de l’ex­pédi­tion ; quelques années plus tard, Napoléon Ier inclu­ait, dans son état-major, des officiers géo­graphes chargés de dress­er des cartes — et des cro­quis des champs de bataille — au fur et à mesure des péré­gri­na­tions de son armée.

Un usage qui se banalise

Décen­nie 1990, celle de la mul­ti­pli­ca­tion des opéra­tions extérieures menées par des coali­tions multi­na­tionales. Sur des théâtres qui n’é­taient pas ceux des tra­di­tion­nelles hypothès­es de la guerre froide, on con­state vite que les cartes disponibles sont impré­cis­es et sou­vent erronées — cas de l’I­rak en 1991 -, et pra­tique­ment tou­jours obsolètes — cas de la Bosnie en 1993, puis du Koso­vo en 1999.

Les satel­lites d’ob­ser­va­tion de la Terre, mil­i­taires ou civils, sont sol­lic­ités pour la pro­duc­tion de spa­ti­o­cartes (sim­i­laires à des pho­togra­phies aéri­ennes, cor­rigées des défor­ma­tions dues au relief et com­plétées par des élé­ments car­tographiques) et de mod­èles numériques de ter­rain ou pour actu­alis­er rapi­de­ment des cartes exis­tantes. Les éten­dues à cou­vrir inci­tent au partage des efforts entre quelques États alliés, mais la disponi­bil­ité de cartes appa­raît vite comme un impératif de l’au­tonomie de déci­sion pour étudi­er l’op­por­tu­nité d’un déploiement sur un nou­veau théâtre et pour le planifier.

Durant cette même décen­nie, l’emploi de don­nées car­tographiques numériques se banalise pro­gres­sive­ment non seule­ment dans les sys­tèmes d’in­for­ma­tion et de com­mu­ni­ca­tion, mais aus­si comme com­posante tech­nique inté­grée dans les sys­tèmes d’armes.

Aéro­port inter­na­tion­al de Kaboul et bar­rage au nord-est de Kaboul (images de synthèse).

Le Livre blanc 2008 sur la défense et la sécurité nationale, nouvelle doctrine

La géo-infor­ma­tion s’est imposée en quelques années dans tous les sys­tèmes de forces

2008. Le Livre blanc sur la défense et la sécu­rité nationale fixe la doc­trine française dans une per­spec­tive tem­porelle d’une quin­zaine d’an­nées. Il définit l’ob­jet de la stratégie de sécu­rité nationale, déf­i­ni­tion ayant pris force juridique en 2009 par son inser­tion dans la par­tie lég­isla­tive du code de la défense : “Iden­ti­fi­er l’ensem­ble des men­aces et des risques sus­cep­ti­bles d’af­fecter la vie de la Nation, notam­ment en ce qui con­cerne la vie de la pop­u­la­tion, l’in­tégrité du ter­ri­toire et la per­ma­nence des insti­tu­tions de la République” et ” déter­min­er les répons­es que les pou­voirs publics doivent y apporter” (code de la défense, arti­cle L. 1 111–1).

Cher­chant, plus que les livres blancs sur la défense de 1972 et de 1994, à assur­er une cohérence entre l’analyse géos­tratégique, le choix d’une option poli­tique et la déter­mi­na­tion des moyens de sa mise en œuvre, le Livre blanc de 2008 con­sacre pour la pre­mière fois quelques para­graphes à l’in­for­ma­tion géo­graphique. Sans l’au­ra que donne la réus­site d’une opéra­tion mil­i­taire ful­gu­rante, sans matériel spec­tac­u­laire pop­u­lar­isé lors d’un défilé sur les Champs-Élysées, la géo-infor­ma­tion s’est dis­crète­ment imposée en quelques années dans tous les sys­tèmes de forces.

Plus que le terrain

Des don­nées indispensables
“L’évo­lu­tion tech­nologique des arme­ments, la plus grande com­plex­ité des actions à men­er et la maîtrise des dom­mages col­latéraux pla­cent les don­nées d’en­vi­ron­nement géo­physiques au coeur de la maîtrise des sys­tèmes de défense. Il y a dix ans, seuls quelques sys­tèmes d’armes y avaient recours. Aujour­d’hui, il n’est pas un sys­tème d’armes qui ne soit pas con­cerné par cette capac­ité ” (Livre blanc sur la défense et la sécu­rité nationale, p. 144).

Le rôle clé recon­nu aux infor­ma­tions géo­physiques dénote un change­ment de par­a­digme. Après plusieurs décen­nies d’un emploi plan­i­fié sur un ter­rain con­nu, délim­ité et bien décrit — l’Eu­rope -, la géo­gra­phie mil­i­taire a pour champ des théâtres mal décrits et par­fois peu con­nus, pour cadre de plan­i­fi­ca­tion l’in­cer­ti­tude sur la prob­a­bil­ité et la nature d’un engage­ment, pour con­trainte la con­cil­i­a­tion entre les délais de pro­duc­tion et l’im­prévis­i­bil­ité des crises, pour impératif la dis­cré­tion sur la pré­ci­sion et par­fois même la local­i­sa­tion des don­nées qu’elle doit produire.

Si son objet est en pre­mier lieu la descrip­tion du ter­rain, elle ne s’y lim­ite pas et doit traiter de car­ac­téris­tiques var­iées de la géo­gra­phie humaine comme l’é­conomie, la cul­ture, les forces poli­tiques, la dis­tri­b­u­tion eth­nique ou tribale.

Une production échelonnée dans l’espace et dans le temps

Trois types d’opérations
Les divers pro­duits mis à dis­po­si­tion de la défense font appel à des don­nées de référence définies il y a une dizaine d’an­nées en con­sid­érant trois types d’opéra­tions : l’é­vac­u­a­tion de ressor­tis­sants (zones urbaines et péri­ur­baines, aéro­ports et ports mar­itimes de desserte), la frappe de rétor­sion (sites à valeur stratégique), l’opéra­tion de main­tien ou d’im­po­si­tion de la paix (zones éten­dues rurales ou urbaines avec local­i­sa­tion des com­mu­nautés en conflit).

Mal­gré les tech­nolo­gies mod­ernes d’im­agerie satel­li­taire, de local­i­sa­tion par GPS, de dif­fu­sion uni­verselle de con­nais­sances via l’In­ter­net, il est impos­si­ble de cou­vrir le monde entier avec des don­nées suff­isam­ment détail­lées et tenues à jour.

Out­re la déf­i­ni­tion de pri­or­ités géo­graphiques — le Livre blanc a don­né la pri­or­ité à un ” arc de crise ” tra­ver­sant l’Afrique et le Moyen-Ori­ent de l’At­lan­tique à l’océan Indi­en — la plan­i­fi­ca­tion de la pro­duc­tion s’ap­puie sur deux domaines de spé­ci­fi­ca­tions : une typolo­gie de pro­duits et une typolo­gie d’opérations.

La typolo­gie de pro­duits définit les “couch­es de fond” à pro­duire au fil du temps : points d’ap­pui aux coor­don­nées pré­cis­es, cartes scan­nées, ortho-images tirées d’im­ages satel­li­taires ou de pho­togra­phies aéri­ennes, indi­ca­tions topographiques sur les zones urban­isées et sur les voies de com­mu­ni­ca­tion, toponymie. Util­is­ables dès le proces­sus déci­sion­nel précé­dant le lance­ment d’une opéra­tion, ces couch­es seront ensuite com­plétées et den­si­fiées en fonc­tion du théâtre, du type d’en­gage­ment et des con­tri­bu­tions d’autres États à l’opération.

La modélisation : du savoir au pouvoir

Le domaine de la sécu­rité n’a pas encore con­nu pareils développements

La qual­ité de la géo-infor­ma­tion, à la fois com­plé­tude, pré­ci­sion et actu­al­ité, est un fac­teur accéléra­teur de réac­tiv­ité et un fac­teur mul­ti­pli­ca­teur de pré­ci­sion et de sécu­rité. Sous cet aspect, le lien entre un jeu de don­nées et un sys­tème d’armes ou un sys­tème d’in­for­ma­tion se fait par la déter­mi­na­tion de l’ap­ti­tude des don­nées à servir led­it sys­tème dans un domaine d’emploi fixé. Le suivi de ter­rain à très basse alti­tude, la frappe aéri­enne de pré­ci­sion, le cal­cul d’in­ter­vis­i­bil­ité pour l’an­tis­nip­ping en sont des illus­tra­tions simples.

Le domaine de la sécu­rité, enten­du comme préven­tion et ges­tion des risques acci­den­tels, n’a pas encore con­nu pareils développe­ments ni pareille recon­nais­sance. Mais un événe­ment comme la tem­pête Xyn­thia qui a frap­pé la côte vendéenne le 27 févri­er 2010 mon­tre que la déter­mi­na­tion objec­tive des zones inond­ables néces­site, hors de toute réac­tion émo­tion­nelle, la com­bi­nai­son sci­en­tifique de don­nées topographiques et altimétriques pré­cis­es avec des mod­èles d’écoulement.

L’ex­i­gence de qual­i­fi­ca­tion des don­nées géo­graphiques pour les besoins de la défense et de la sécu­rité va ain­si s’ac­croître. C’est une ten­dance lourde qui accom­pa­gne leur exploita­tion dans des mod­èles pré­dic­tifs pour max­imiser les effets et sécuris­er les inter­venants, nou­velle appli­ca­tion des principes de con­cen­tra­tion des efforts et d’é­conomie des moyens prônés par le maréchal Foch.

Le 28e Groupe géographique
Le 28e Groupe géo­graphique a pour mis­sion de fournir l’ex­per­tise géo­graphique au com­man­dant d’une force ter­restre et l’ap­pui géo­graphique à cette force (recueil d’in­for­ma­tion, ges­tion de la base de géodon­nées du théâtre, analyse de ter­rain, repro­duc­tion et dis­tri­b­u­tion de pro­duits imprimés ou numériques). Antérieure­ment unité de la brigade du génie, le Groupe a rejoint la brigade de ren­seigne­ment : au-delà d’une réor­gan­i­sa­tion con­jonc­turelle de l’ar­mée de terre, ce rat­tache­ment traduit un ancrage de la géo-infor­ma­tion dans la fonc­tion stratégique “con­nais­sance et antic­i­pa­tion” mise en exer­gue dans le Livre blanc sur la défense et la sécu­rité nationale.

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