Chantier naval de Yokosuka, construit par Léonce Verny, en 1871

Léonce Verny (X1856) & Yokosuka : une rencontre qui lie encore France & Japon

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°788 Octobre 2023
Par Alain CHEVALIER

Léonce Ver­ny (X1856) a construit l’arsenal de Yoko­su­ka au Japon, qui reste le prin­ci­pal port mili­taire de ce pays. Il a été un peu oublié, voire déni­gré. Heu­reu­se­ment, sa mémoire revient peu à peu dans le pan­théon de grands poly­tech­ni­ciens. D’ailleurs le Japon ne l’avait jamais oublié et il est invo­qué dès qu’on veut célé­brer la coopé­ra­tion entre nos deux pays.

Nul n’est pro­phète en son pays… encore plus quand son inter­ven­tion est loin­taine ! C’est le cas de Léonce Ver­ny, X1856. Il est igno­ré du grand public ; les livres sco­laires évo­quant le déve­lop­pe­ment de la Marine japo­naise nous ren­voient à l’un de ses amis et suc­ces­seur, Émile Ber­tin (X1858) ; c’est encore le cas aujourd’hui dans le Larousse. Le 29 sep­tembre 1922, le mot de l’ambassadeur de France à Tokyo, Paul Clau­del, lors de l’inauguration des sta­tues de Léonce Ver­ny et du comte Ogu­ri, ministre des Finances du gou­ver­ne­ment sho­gu­nal et ini­tia­teur de la construc­tion de l’arsenal, était, et reste, per­ti­nent : « Le nom de Ver­ny est presque incon­nu en France, mais c’est une des forces du Japon de conser­ver pieu­se­ment ses tra­di­tions, d’honorer la mémoire des maîtres qui, jadis, ont for­mé la main et le cœur des géné­ra­tions montantes… »

Ni l’École ni le Japon n’ont oublié

Poly­tech­nique, elle, a su gar­der comme le Japon la tra­di­tion d’honorer ses anciens, qui ont béné­fi­cié d’une for­ma­tion excel­lente et adap­tée aux besoins de leur temps. En effet, Ver­ny est cité lar­ge­ment dans les annales du cen­te­naire de l’École (dans École poly­tech­nique, Livre du cen­te­naire, 1794–1894, tome II, pages 206–213, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6489464g) ; son por­trait fut pro­je­té sur un rideau d’eau lors du bicen­te­naire ; dans La Jaune et la Rouge n° 474, en 1992, un très bon article avait été publié, L’échec d’un pro­jet sous influence fran­çaise : l’arsenal de Yoko­su­ka ; puis en 2014 Trans­fert de com­pé­tences à Yoko­su­ka ; enfin en 2015, l’X est pré­sente aux céré­mo­nies du 150e anni­ver­saire de la fon­da­tion de l’arsenal. Échec ? 

“Les manœuvres militaires franco-japonaises de 2022 ont été baptisées « Oguri-Verny ».”

Ne nous y trom­pons pas : si la mis­sion de Ver­ny se ter­mine dans les mes­qui­ne­ries humaines et admi­nis­tra­tives, elle reste une réus­site durable, comme en témoigne l’importance sym­bo­lique qu’elle conserve dans les rela­tions fran­co-japo­naises. En effet, chaque année notre ambas­sa­deur par­ti­cipe à une ou deux céré­mo­nies devant les bustes d’Oguri et de Ver­ny, et, der­nier exemple, les manœuvres mili­taires fran­co-japo­naises de 2022 ont été bap­ti­sées « Oguri-Verny ».

Léonce Verny
Léonce Ver­ny

D’Aubenas à Shanghai

Ver­ny est né à Aube­nas, petite ville de pro­vince, dans une famille des indus­tries de la laine, du coton et de la soie, puis du papier. Études au col­lège, puis avec un pré­cep­teur, avant de rejoindre le lycée impé­rial de Lyon. D’où lui vient l’ambition d’intégrer Poly­tech­nique ? Il tra­vaille d’arrache-pied, prend la tête de sa classe. Intègre l’École en 1856. Il est admis ensuite au Génie mari­time, encore à Paris. Son pre­mier poste de sous-ingé­nieur de 3e classe est à Brest : là, il passe par tous les ate­liers, les bureaux et les écoles. Remar­qué par Dupuy de Lôme (X1835), il reçoit la pro­po­si­tion d’aller construire quatre canon­nières à Ning-Po, au sud de Shan­ghai. Il faut tout faire, rien n’est en place pour un chan­tier naval. L’amiral Charles Jau­rès note en 1864 : « Ver­ny, avec de très faibles moyens, a créé un éta­blis­se­ment qui, dès aujourd’hui, peut rendre de pré­cieux ser­vices […] et cela à peu de frais. » (Sur cette ques­tion des finances, une rumeur court dans quelques publi­ca­tions que Ver­ny aurait dépen­sé vingt-cinq fois plus que pré­vu au Japon ; cette rumeur est le fruit d’une erreur qui est rele­vée dans Yoko­su­ka à l’aube du Japon moderne : Léonce Ver­ny, p. 136, SabiX 2023.) Paral­lè­le­ment, Ver­ny est appe­lé à assu­rer la fonc­tion de vice-consul auprès de ses com­pa­triotes pré­sents pour lut­ter contre la révolte des Taï­pings. (Cette révolte, igno­rée de nos livres d’histoire, est menée par un Chi­nois influen­cé par les doc­trines chré­tiennes ; ce fut une immense guerre civile ; les his­to­riens parlent de vingt à trente mil­lions de morts.) À la fin de cette mis­sion, la qua­trième canon­nière étant proche de sa mise à flot, Jau­rès, sta­tion­nant alors à Yoko­ha­ma, fait écrire à Ver­ny : « Êtes-vous homme à vous expa­trier quatre ou cinq ans ?… » 

Après la Chine, le Japon

Le Japon, après une ouver­ture éphé­mère au XVIe siècle, a fer­mé ses portes aux étran­gers de 1603 à 1854, sauf dans une minus­cule colo­nie hol­lan­daise de la baie de Naga­sa­ki. En 1854, le com­mo­dore Per­ry obtient par la menace de ses vais­seaux noirs un trai­té com­mer­cial pour les USA. En 1858, avec les trai­tés inégaux, ce sera le tour des Anglais et de la Rus­sie, puis de la France. En 1864, Léon Roches, repré­sen­tant de la France, est le diplo­mate le plus proche du gou­ver­ne­ment sho­gu­nal. La prio­ri­té des Japo­nais est de défendre leurs côtes et leurs mers en créant un arse­nal : une ten­ta­tive hol­lan­daise échoue à Naga­sa­ki. Léon Roches et Jau­rès ont pen­sé à Ver­ny… Ce der­nier débarque à Yoko­ha­ma le 6 février 1865. Le 25, il remet la conclu­sion de son avant-pro­jet qui est tra­duit au fur et à mesure par l’abbé Mer­met de Cachon. Dans ce laps de temps, il cri­tique un pro­jet hol­lan­dais sur Yoko­ha­ma, fait le tour de la grande baie d’Edo (Tokyo), remarque le site de Yoko­su­ka qui rap­pelle Tou­lon, observe les usages locaux et notam­ment l’architecture.

L’étude du projet d’arsenal

Cet avant-pro­jet nous semble suc­cinct : 25 pages. Il com­prend une intro­duc­tion de 4 pages jus­ti­fiant le choix de Yoko­su­ka et la néces­si­té d’une fon­de­rie à Yoko­ha­ma, qu’il place à l’arrière de la ville sur un canal, avec des pos­si­bi­li­tés d’un entre­tien naval modeste ; sur cette fon­de­rie, 8 pages ; puis 13 pages sur Yoko­su­ka : pou­voirs du direc­teur, per­son­nel fran­çais (sta­tuts et règle­ment), per­son­nel japo­nais (enca­dre­ment, ges­tion, dis­ci­pline, for­ma­tion géné­rale et pro­fes­sion­nelle), achats en France, dépenses au Japon, conclu­sions. En 1865–1866, Ver­ny pilote en France une mis­sion japo­naise : il s’occupe des achats d’outils et de maté­riels (grues, drague, mar­teaux-pilons, etc.) ; recrute le per­son­nel fran­çais (un méde­cin, 5 ingé­nieurs, 38 contre­maîtres ou per­sonnes qua­li­fiées des arse­naux, son cou­sin Émile de Mont­gol­fier qui sera comp­table et pho­to­graphe) ; négo­cie leurs sta­tuts avec le minis­tère de la Marine et celui des Affaires étrangères.

Chantier naval de Yokosuka en 1871
Chan­tier naval de Yoko­su­ka en 1871

Un succès remarquable

À son retour au Japon en juin 1866, les ter­ras­se­ments pres­crits aux Japo­nais sont pra­ti­que­ment ter­mi­nés. En 1867, la mis­sion est com­pro­mise par les évé­ne­ments de la Révo­lu­tion Mei­ji. Les écoles sont en place ; dis­soutes, elles seront réta­blies. Marie Bre­nier de Mont­mo­rand, épouse de Léonce depuis août 1867, tombe malade en 1869 : Ver­ny doit prendre un congé et obtient d’être rem­pla­cé par César Thi­bau­dier, X1858, sous-ingé­nieur de 2e classe qui s’ennuie au fond des cales de l’escadre fran­çaise à Yoko­ha­ma. Thi­bau­dier décrit un arse­nal presque com­plet ; il manque seule­ment encore les bas­sins de radoub. Au retour de Ver­ny, Thi­bau­dier res­te­ra comme sous-direc­teur. Leur entente est par­faite. Plus tard, ils devien­dront beaux-frères. Ver­ny aura l’honneur d’accueillir de nom­breuses per­son­na­li­tés, mais sur­tout l’empereur pour une démons­tra­tion à la fon­de­rie de Yoko­ha­ma en 1870. À l’arsenal, le pre­mier vapeur construit à l’arsenal est lan­cé : le Yoko­su­ka Maru. Le pre­mier bas­sin de l’arsenal sera inau­gu­ré en avril 1871 en pré­sence de l’empereur et d’une impor­tante repré­sen­ta­tion des auto­ri­tés japo­naises et étran­gères. L’empereur repas­se­ra en 1873, puis encore en 1875 pour le lan­ce­ment du pre­mier navire de guerre, l’aviso le Sei­ky.

Une fin de mission un peu amère

Pen­dant toutes ces années, les rela­tions entre l’arsenal et le gou­ver­ne­ment japo­nais sont dif­fi­ciles : une nou­velle admi­nis­tra­tion se met en place dans un contexte de dif­fi­cul­tés finan­cières. Les exi­gences et com­mandes des minis­tères qui se suc­cèdent ne peuvent être satis­faites faute de moyens. Néan­moins, en plus des tra­vaux d’infrastructure, l’arsenal entre­tient pen­dant huit ans 305 navires ; sous la direc­tion de Thi­bau­dier sont construits 8 navires dont 2 remor­queurs et 2 avi­sos. En 1875, les Japo­nais veulent prendre la direc­tion des éta­blis­se­ments confiés à des étran­gers, notam­ment l’arsenal. Ver­ny regrette de ne pas pou­voir ter­mi­ner par­fai­te­ment ce qu’il a entre­pris, en par­ti­cu­lier les écoles. Son retour en France sera com­pli­qué ; il démis­sion­ne­ra et pren­dra la direc­tion du plus impor­tant site minier de la région sté­pha­noise : les mines de Fir­mi­ny-La-Roche-Molière. Il y accueille­ra en stage ses étu­diants japo­nais du Génie mari­time qui ont comme pro­fes­seur Émile Ber­tin, lequel est tou­jours res­té en rela­tions ami­cales avec Léonce Verny.

Une reconnaissance nationale et internationale

Ce sont les dif­fi­cul­tés de cette fin de mis­sion où la France perd un lien de grande valeur avec le nou­veau Japon qui pous­sèrent Anou­sheh Kar­var à par­ler d’un « échec ». On doit modé­rer l’appréciation : au même moment un autre poly­tech­ni­cien, Charles Kreit­mann (X1870), rejoi­gnait le Japon pour y construire des casernes. Et aujourd’hui force est de consta­ter que l’arsenal de Yoko­su­ka reste une place navale des plus impor­tantes : le port abrite les forces navales d’autodéfense japo­naises et, depuis 1945, la VIIe flotte des États-Unis. Après des années d’oubli, Ver­ny est main­te­nant plus valo­ri­sé : au Japon on rap­pelle qu’il influen­ça aus­si l’architecture, les indus­tries tex­tiles et minières, la ges­tion des forêts, et sur­tout l’organisation sociale du tra­vail. En France, il figure dans la liste des grands anciens de Poly­tech­nique ; Brest est jume­lée avec Yoko­su­ka ; l’Ensta-Bretagne est bor­dée par une rue Ver­ny ; Aube­nas en a une aus­si ; l’Ensim, École natio­nale supé­rieure des ingé­nieurs de l’infrastructure mili­taire, a choi­si Léonce Ver­ny comme par­rain de sa pro­mo­tion 2023.


Coouverture du livre sur Léonce Verny édité par la SabiXLa SabiX, mémoire de Polytechnique

La SabiX a coédi­té un beau livre abon­dam­ment illus­tré sur L. Ver­ny, écrit par un de ses des­cen­dants : Alain Che­va­lier. Elle pour­suit ain­si son action en faveur de l’illustration et de la pro­mo­tion de la mémoire poly­tech­ni­cienne. Elle a publié plus de 70 bul­le­tins concer­nant aus­si bien les pères fon­da­teurs tels que Monge, les per­son­nages saillants (Fres­nel, A. Comte, Poin­ca­ré…) ou plus récents (Schlum­ber­ger, Caquot, Allais…). La SabiX s’est aus­si inté­res­sée à la par­ti­ci­pa­tion des X à des pro­jets tels que le TGV, le Génie civil, le Bureau des lon­gi­tudes et, bien­tôt, le pro­gramme Coe­la­canthe. Par ailleurs elle par­ti­cipe à l’enrichissement du fonds his­to­rique de la biblio­thèque et du musée de l’École, par des achats de docu­ments : fonds Monge (avec l’AX) et Poin­ca­ré, docu­ments Car­not, ins­tru­ments de recherche, etc. La SabiX orga­nise le salon du livre poly­tech­ni­cien, le 25 novembre pro­chain, à la mai­rie du Ve arrondissement.

www.sabix.org


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