Sosthène Mortenol

Sosthène Mortenol (X 1880), ou les vertus et les limites de la méritocratie à la fin du XIXe siècle

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°773 Mars 2022
Par Jacques-André LESNARD

Le cas de Sosthène Mortenol, pre­mier poly­tech­ni­cien noir, d’origine guade­loupéenne et fils d’esclave affranchi, n’est pas incon­nu de nos lecteurs ; il avait été présen­té dans le numéro de décem­bre 2015. Mais il est suff­isam­ment mar­quant et surtout suff­isam­ment sig­ni­fi­catif pour que nous y reve­nions, sous une forme un peu dif­férente, dans la présente livraison.

En vis­i­tant début novem­bre 2021 le musée de l’École poly­tech­nique (bap­tisé Mus’X) à Palaiseau, j’ai pris en dis­tri­b­u­tion libre la carte postale d’un por­trait sur fond sépia por­tant au dos la men­tion « élève MORTENOL Sosthène Héliodore Camille » : ce patronyme m’était totale­ment incon­nu et les prénoms, pour le moins inso­lites, ont attisé ma curiosité. Dans la « Royale », autre­fois férue de sobri­quets au sein des « car­rés » des officiers embar­qués, « Sosthène » était celui de l’amiral Philippe de Gaulle, à moins que ce ne soit une inven­tion ultérieure du Canard enchaîné qui n’appela jamais autrement le fils du Général. Après sa retraite, séna­teur de Paris dix-huit ans (1985–2003), « Sosthène » a été cen­te­naire le 28 décem­bre dernier… 

J’ai donc décou­vert que notre S.H.C. Mortenol était un Guade­loupéen né à Pointe-à-Pitre le 29 novem­bre 1859, fils d’un esclave qui paya son affran­chisse­ment en juil­let 1847, avant l’abolition française de l’esclavage l’année suiv­ante, prit ce patronyme et exerça la pro­fes­sion de voili­er puis de maître voili­er, tournée vers la mer. Il épousa Jeanne Tou­s­saint, cou­turière, et ils eurent trois enfants dont le dernier fut remar­qué par ses enseignants, en rai­son de ses apti­tudes intel­lectuelles notam­ment en math­é­ma­tiques. Le col­légien obtint deux demi-bours­es, locale et gou­verne­men­tale, avec l’appui de Vic­tor Schoelch­er, pour pay­er le pas­sage en bateau puis le pen­sion­nat au lycée Mon­taigne de Bor­deaux, afin de pré­par­er le bac­calau­réat. En 1880, reçu troisième au con­cours d’entrée à Saint-Cyr, il préféra Poly­tech­nique, en 19e rang sur 210, ce qui ren­dit per­plexe le com­mis chargé de rem­plir la fiche d’identification ; à la rubrique « signes par­ti­c­uliers », il raya « mulâtre » après un gri­bouil­lis, pour inscrire finale­ment « nègre », le qual­i­fi­catif en usage à l’époque : Mortenol est donc le pre­mier Guade­loupéen, mais surtout le pre­mier Noir à entr­er dans la pres­tigieuse école. Deux Mar­tini­quais mulâtres avaient inté­gré l’X aupar­a­vant, François Auguste Per­ri­non en 1832, puis Charles Alexan­dre Wilkin­son en 1849. 

Le choix de la Marine nationale

À la sor­tie de l’X à l’été 1882 Mortenol, classé 18e, choisit, le pre­mier de qua­tre dans sa pro­mo­tion, la Marine nationale, à la sur­prise générale puisque le corps des officiers de marine était réputé très con­ser­va­teur, sinon encore aris­to­cra­tique, et tra­ver­sé comme tant d’institutions de l’époque en France de courants anti­sémites, et aus­si de préjugés racistes. Il est cepen­dant dif­fi­cile de savoir si ces préjugés ont affec­té le déroule­ment de sa car­rière, mar­quée par ailleurs de bril­lants états de ser­vice. En effet sa san­té a été frag­ilisée par un palud­isme per­sis­tant qui l’obligea à des rap­a­triements san­i­taires depuis l’outre-mer et à divers con­gés de mal­adie et de repos, suff­isam­ment réitérés pour aus­si l’écarter des respon­s­abil­ités qui pré­fig­u­raient l’accession aux étoiles.

Gaston Monnerville :
« Mortenol a été un admirable exemple ; mieux, un modèle ».

Sans retrac­er les mul­ti­ples étapes de son par­cours d’officier de manière chronologique, et sur toutes les mers du monde, soulignons une appé­tence pour l’arme de la tor­pille : lieu­tenant de vais­seau en août 1889, il est breveté offici­er tor­pilleur fin 1890. Il com­mande des tor­pilleurs à Cher­bourg, puis à Toulon, et le con­tre-tor­pilleur Pis­to­let ain­si que deux flot­tilles de tor­pilleurs en Indo­chine. Il alterne des postes de défense à terre, dans les grands ports de Toulon, Cher­bourg et Brest, et le rôle de « sec­ond » comme cap­i­taine de fré­gate (pro­mu le 7 avril 1904) sur de grands bâti­ments (le croiseur cuirassé Bruix, puis le Red­outable, pre­mier cuirassé con­stru­it sous la IIIRépublique), en Extrême-Orient. 

L’outre-mer, bien sûr

Out­re-mer, Mada­gas­car appa­raît comme un aimant pour lui : jeune enseigne sur l’aviso Bis­son, il par­ticipe de bout en bout (1884 et 1885) à l’expédition française qui aboutit au pre­mier pro­tec­torat, avec la con­ces­sion de Diego-Suarez. Il est ipso fac­to désigné pour la divi­sion navale du corps expédi­tion­naire de 1894. Il par­ticipe à plusieurs com­bats ter­restres en mai et juin, qui lui valent la croix de cheva­lier de la Légion d’honneur décernée le 19 août 1895. Après la prise de la cap­i­tale Tana­narive le 30 sep­tem­bre, il fait par­tie quelques mois de l’état-major du général gou­verneur Gal­lieni chargé de la paci­fi­ca­tion. Il est muté par la suite comme sec­ond du croiseur Fabert pen­dant deux ans (1897–1898), mais l’essentiel de cette affec­ta­tion embar­quée con­sis­tera à crois­er au large de la Grande Île.

Il avait passé deux ans 1887–1889 sur l’Alces­te, en pon­ton à Libre­ville au Gabon, la fré­gate à voiles de sa pre­mière brève affec­ta­tion en sor­tie de l’X. En 1900, il y prend le com­man­de­ment de l’Alcy­on, un avi­so à roues qui mène des expédi­tions sur l’Ogooué. Il sauve un tor­pilleur alle­mand désem­paré et son équipage, ce qui lui vaut en 1903 de recevoir offi­cielle­ment la déco­ra­tion de l’ordre de la couronne de Prusse, je sup­pose raris­sime à l’époque pour un offici­er français. Sa maîtrise réputée de l’allemand a‑t-elle joué un rôle dans cet épisode ? Il sera cepen­dant rap­a­trié san­i­taire depuis le Gabon, en juin 1902. Il est pro­mu offici­er de la Légion d’honneur le 14 juil­let 1911 à Brest, puis cap­i­taine de vais­seau le 7 sep­tem­bre 1912, chargé de la défense ter­restre du port et de l’arsenal. Il venait de per­dre son épouse – une veuve guyanaise – après dix ans de mariage, sans descen­dant. Lorsque la Grande Guerre éclate, son âge et sa san­té l’écartent du ser­vice à la mer. 

Une Grande Guerre très méritoire

Apprenant le décès d’un col­lègue cap­i­taine de vais­seau, il sol­licite du « com­man­dant du camp retranché de Paris » de pren­dre sa suite comme respon­s­able de la défense anti­aéri­enne, dite DCA (pour défense con­tre aéronefs). Se sou­venant de son ser­vice à Tana­narive vingt ans plus tôt, Gal­lieni accède aus­sitôt à la requête début juil­let 1915. Mortenol déploie tous ses tal­ents, depuis le QG sis au lycée Vic­tor-Duruy. Il mul­ti­plie les postes de guet, dotés de bonnes liaisons télé­phoniques, et développe l’éclairage du ciel. Ain­si la DCA, dotée d’un pro­jecteur de moyenne puis­sance à sa prise de fonc­tions, en aura 65 de grande portée – dont ceux du mont Valérien si bien placés – au jour de l’armistice. Il promeut l’utilisation de vraies armes anti­aéri­ennes : les 10 canons de 75 disponibles en 1915 avaient une élé­va­tion lim­itée à 45 degrés ; il fait aus­sitôt expéri­menter un mod­èle sus­cep­ti­ble de tir­er à la ver­ti­cale et, à l’été 1918, pas moins de 200 seront en ser­vice. Il com­mande ain­si près de 10 000 hommes, avec un zèle infati­ga­ble. On com­prend aisé­ment que, à la lim­ite d’âge de son grade en 1917, le gou­verneur mil­i­taire Mau­noury et le min­istre de la Guerre Paul Painlevé décidèrent de le trans­former en colonel d’artillerie de réserve (à la lim­ite d’âge plus reculée), main­tenu en activ­ité pour la durée du con­flit. Il ne quit­tera le ser­vice act­if qu’en mai 1919. Le 16 mai 1920 il est pro­mu com­man­deur de la Légion d’honneur, avec la cita­tion suiv­ante : « Offici­er supérieur du plus grand mérite, à son poste jour et nuit pour veiller sur Paris, assure ses fonc­tions avec un rare dévoue­ment et une com­pé­tence éclairée. » La dis­tinc­tion lui sera remise en octo­bre 1921 lors d’une prise d’armes aux Invalides. 

Une postérité insuffisante

Dans sa retraite, fidèle à son men­tor Schoelch­er, notre héros s’emploie avec dis­cré­tion à amélior­er le sort de ses com­pa­tri­otes antil­lais. Il meurt le 30 décem­bre 1930 et est enter­ré à Vau­gi­rard. Intel­li­gent, sérieux et appliqué, mod­este et doté de grandes qual­ités de cœur et d’esprit, courageux pour affron­ter avec élé­gance un milieu réti­cent au fur et à mesure de son ascen­sion sociale, se heur­tant à ce que nous nom­me­ri­ons un siè­cle après un « pla­fond de verre », cer­taine­ment capa­ble de hautes respon­s­abil­ités mil­i­taires et mar­itimes dont il a été écarté, Sosthène Mortenol demeure quand même un bel exem­ple de l’« assim­i­la­tion » répub­li­caine. Selon le mot du prési­dent du Con­seil de la République, descen­dant d’esclaves guyanais, Gas­ton Mon­nerville, en 1950 : « Mortenol a été un admirable exem­ple ; mieux, un mod­èle. » Il est certes tombé dans l’oubli, sauf dans sa ville natale : sa stat­ue en pied entourée de deux canons tournés vers la mer a été érigée en 1995 dans la zone por­tu­aire de Pointe-à-Pitre, après que son nom a été don­né à une rue de la ville, puis à une cité ; une plaque y sig­nale sa mai­son natale. Néan­moins la vedette SNSM d’Hendaye s’appelle CV Mortenol ; une rue du Xe arrondisse­ment a été bap­tisée à son nom en 1984 par le maire de Paris ; un tim­bre a été édité en son hon­neur en 2018 ; une plaque a été apposée au sein du lycée Victor-Duruy.


Les cita­tions qui suiv­ent con­cer­nant Mortenol mon­trent la dif­fi­culté d’être un pio­nnier dans un milieu hiérarchisé
et les préjugés raci­aux qu’il a sou­vent eu à affronter.

Lors du bizu­tage à l’entrée de l’X à l’automne 1880 : « … Si tu es nègre, nous sommes blancs ; à cha­cun sa couleur, et qui pour­rait dire quelle est la meilleure ? Si même la tienne valait moins, tu n’en aurais que plus de mérite à entr­er dans la meilleure école du monde, à ce qu’on dit : tu peux être assuré d’avoir toutes les sym­pa­thies de tes ans (anciens). Nous t’avons côté parce que l’admission d’un noir à l’X ne s’était jamais vue ; mais nous ne songeons pas à te tourn­er en ridicule ; nous ne voyons en toi qu’un bon cama­rade auquel nous sommes heureux de ser­rer la main. »

Nota­tion du « pacha » du Fabert en août 1896 : « M. Mortenol est un excel­lent offici­er dont j’ai déjà eu l’occasion d’apprécier les ser­vices. La seule chose qui lui soit préju­di­cia­ble est sa race et je crains qu’elle soit incom­pat­i­ble avec les posi­tions élevées de la Marine que son mérite et son instruc­tion pour­raient peut-être lui per­me­t­tre d’atteindre sans cela. » 

En 1903, le LV Mortenol sol­licite d’entrer à l’École supérieure de la Marine, dénom­i­na­tion de l’époque de l’École de guerre (navale). Le préfet mar­itime de Brest le place en tête des cinq can­di­dats qu’il pro­pose, mais il ne sera pas sélec­tion­né : sa couleur de peau y est certes pour une part, mais il ne faudrait pas oubli­er son âge déjà un peu élevé, sinon sa santé. 

Le chef de batail­lon Pier­ret à la tête du 3e bureau de l’état-major du CRP com­mente : « Le suc­cesseur du com­man­dant Prêtre, le cap­i­taine de vais­seau Mortenol est arrivé aujourd’hui pour pren­dre le com­man­de­ment de la DCA. C’est un nègre. On est plutôt sur­pris de voir ce noir pourvu de cinq galons et offici­er de la Légion d’honneur. Il paraît qu’il est très intel­li­gent, c’est un ancien polytechnicien. »

Commentaire

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Alain Bra­chon (X 1963)répondre
28 novembre 2022 à 11 h 29 min

J’ai plus que large­ment con­tribué à l’ar­ti­cle que l’en­cy­clopédie Wikipedia con­sacre à Sosthène Héliodore Camille Mortenol (https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_Mortenol). Camille a un frère aîné Eugène André, né à Pointe-à-Pitre le 7 juin 1856 et une sœur cadette Marie Adèle, née à Pointe-à-Pitre le 27 juin 1858.
Un cer­tain mys­tère plane sur sa vie. Le reg­istre d’é­tat-civ­il de Pointe-à-Pitre men­tionne en effet à la date du 25 juin 1885 le décès d’un cer­tain Sosthène Héliodore Camille Mortenol, né le 29 novem­bre 1859, fils d’An­dré Mortenol et de Juli­en­na Tou­s­saint, décès pub­lié égale­ment dans Le Cour­ri­er de la Guade­loupe : « 25 – Mortenol (Sosthène-Eléodore-Camille), âgé de vingt-six ans, voili­er ». Le défunt déclaré aurait-il usurpé l’i­den­tité de quelqu’un tou­jours en vie ?
Dans son ouvrage “Mortenol, ou, Les infor­tunes de la servi­tude,” Oruno Denis Lara se penche sur cette énigme.
Selon lui, André Mortenol, le père de famille, con­va­in­cu par des amis des chances éventuelles de réus­site sco­laire de son fils aîné Eugène André, bril­lant élève à l’é­cole com­mu­nale de Pointe-à-Pitre, l’au­rait inscrit au sémi­naire-col­lège diocé­sain de Basse-Terre sous l’i­den­tité de Camille, moins doué que son frère.
Le change­ment d’i­den­tité peut s’opér­er dis­crète­ment, loin de Pointe-à-Pitre où la famille a des par­ents et amis. Ce raje­u­nisse­ment de trois ans aurait per­mis au désor­mais dénom­mé Sosthène Héliodore Camille de pour­suiv­re des études sec­ondaires jusqu’au bac­calau­réat puis des études supérieures gra­tu­ites sans soupçon­ner le des­tin qu’elles lui offriraient
Les pièces du dossier du:Service His­torique de la Marine sem­blent égale­ment con­firmer la sub­sti­tu­tion volon­taire (reste à savoir qui, dans l’ad­min­is­tra­tion, l’a organ­isée) et l’at­tri­bu­tion à l’aîné des prénoms du cadet pour l’ob­ten­tion des bours­es, prénoms que l’His­toire lui conserve.

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