Léon Lalanne

Léon LALANNE (1829)

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°737 Septembre 2018Par : Jean-Amédée LATHOUD, avocat général honoraire à la cour de cassation

Nous avons quit­té Léon Lalanne (cf. J & R n° 736) en avril 1848, au lende­main de son échec élec­toral aux lég­isla­tives. Revenu à Paris, Lalanne va se trou­ver, sou­vent mal­gré lui, en pre­mière ligne du tumulte poli­tique et social qui va mar­quer le mitan de son siècle. 

L’histoire se sou­vient de l’échec des Ate­liers nationaux, créés à Paris par le Gou­verne­ment pro­vi­soire pour don­ner du tra­vail aux chômeurs de la cap­i­tale, dans un dif­fi­cile con­texte de crise économique et financière. 

L’institution fonc­tionne mal, faute de chantiers suff­isants et en rai­son de l’augmentation inces­sante du nom­bre des tra­vailleurs qui vien­nent s’y faire inscrire : en mai, ils sont env­i­ron 115 000 et coû­tent 105 000 francs par jour. L’entreprise, très coû­teuse pour les finances publiques, exas­père les libéraux et les mod­érés, scan­dal­isés et inqui­ets de voir tant d’ouvriers oisifs sta­tion­ner dans Paris. 

Le 15 mai, une foule de plusieurs mil­liers de man­i­fes­tants envahit vio­lem­ment l’Assemblée nationale con­sti­tu­ante ; par­mi eux, on remar­que de nom­breux ouvri­ers des Ate­liers nationaux. La représen­ta­tion nationale con­ser­va­trice fraîche­ment élue est choquée par cette ten­ta­tive de coup de force. Le comité exé­cu­tif et le nou­veau min­istre des Travaux publics, Ulysse Trélat, veu­lent trou­ver des solu­tions rapi­des. Le directeur des Ate­liers nationaux depuis févri­er, Émile Thomas, ancien élève de l’École cen­trale, ne leur paraît pas à la hauteur. 

Le 17 mai, le min­istre nomme une com­mis­sion d’ingénieurs (Mary, Polon­ceau, Flachat…) dont le secré­tari­at est assuré par Léon Lalanne, pour for­muler rapi­de­ment des propo­si­tions de réforme. 


Léon Lalanne. © Col­lec­tions École polytechnique

Dès le lende­main, ces hauts fonc­tion­naires se réu­nis­sent et approu­vent le 19 mai les ter­mes du rap­port soumis le jour même au min­istre. La com­mis­sion fait une analyse chiffrée des effec­tifs des Ate­liers nationaux, con­state de graves défail­lances : dou­bles inscrip­tions, présence d’ouvriers extérieurs à la Seine, défaut de sur­veil­lance des travaux, oisiveté, absence d’organisation indus­trielle, pas de paiement à la tâche… La com­mis­sion pro­pose d’arrêter les embri­gade­ments, de recenser les offres d’emplois disponibles dans Paris et de con­gédi­er les ouvri­ers des Ate­liers pou­vant les occu­per, d’augmenter mas­sive­ment les com­man­des de l’État aux indus­tries (équipements mil­i­taires, objets et livres utiles à l’enseignement pri­maire…), de con­duire une poli­tique de grands travaux dans le bâti­ment et les chemins de fer. Elle sug­gère de recourir à l’emprunt pour financer des amé­nage­ments urbains (perce­ment de la rue de Riv­o­li, halles cen­trales, palais d’expositions, défriche­ments, con­struc­tion d’un amphithéâtre pour de grandes man­i­fes­ta­tions sur la colline de Chail­lot…). La com­mis­sion recom­mande une réor­gan­i­sa­tion qua­si mil­i­taire, struc­turée en légions d’ouvriers encadrées par des ingénieurs, en rég­i­ments, en batail­lons, en com­pag­nies et en escouades. Les salaires devraient être fixés à la tâche ; en cas d’indiscipline, les ouvri­ers, licenciés. 

Le min­istre des Travaux publics con­voque Émile Thomas, qui refuse de s’engager dans les réformes envis­agées. Ulysse Trélat exige sa démis­sion de directeur des Ate­liers nationaux. De manière totale­ment arbi­traire, il le fait ensuite arrêter sur-le-champ et con­duire en voiture dans la nuit à Bor­deaux. Le même soir est signé le décret de nom­i­na­tion de son suc­cesseur : Léon Lalanne. 

Les ateliers nationaux
Les Ate­liers nationaux au Champ-de-Mars gravure de Bou­ton extraite de His­toire de la Révo­lu­tion de 1848,
Paris, Degorie-Cadot, vers 1849, p. 121.

À la tête des Ateliers nationaux

Le lende­main, dans une ambiance ten­due, le Secré­taire général du min­istère, pro­tégé par d’importantes forces de police, va installer Lalanne dans ses nou­velles fonc­tions, à la direc­tion générale des Ate­liers nationaux située au parc Mon­ceau. Léon Lalanne va y tra­vailler nuit et jour, ne quit­tant plus ses bureaux, sauf pour se ren­dre aux con­vo­ca­tions du comité exé­cu­tif ou à l’Assemblée nationale con­sti­tu­ante. Il ne dort que qua­tre heures par nuit. 

Il sup­prime des dépens­es inutiles, met en place une compt­abil­ité rigoureuse, réor­gan­ise la hiérar­chie, pré­cise les attri­bu­tions de cha­cun, fait procéder à un recense­ment com­plet des effec­tifs, inter­dit les nou­veaux embri­gade­ments, refuse de négoci­er avec le comité des délégués ouvri­ers, relance des travaux utiles, pré­pare le paiement à la tâche… On a pu écrire récem­ment que Léon Lalanne avait intro­duit en 1848, par­mi les pre­miers dans une grande organ­i­sa­tion, les élé­ments d’une méth­ode mod­erne de management. 

Dans un rap­port à la tonal­ité dra­ma­tique adressé au min­istre le 13 juin, il rend compte de l’épuisement des 405 000 francs mis à sa dis­po­si­tion par le gou­verne­ment et demande – si l’on ne lui accorde pas des crédits sup­plé­men­taires – « que dire à 105 000 hommes qui deman­dent du pain… (Il) décou­vre des mis­ères qui l’effrayent et le navrent… Cette mis­ère remonte chaque jour davan­tage ; bien­tôt le flot va tout débor­der. Il faut élever une digue, et le faire sans per­dre un instant, si l’on ne veut pas que la société entière y périsse. » Pour répon­dre à cette sit­u­a­tion dra­ma­tique, il refor­mule les propo­si­tions de son pro­gramme élec­toral dans la Manche et de son rap­port du 19 mai : sec­ours de 100 mil­lions de francs à l’industrie et au com­merce, impo­si­tion d’une taxe spé­ciale sur les revenus, « mesures effi­caces et pop­u­laires ; (pour lui), qui est décidé de rester jusqu’au bout à son poste, l’effet du refus d’embrigadement si douloureux au point de vue de l’humanité peut devenir ter­ri­ble au point de vue social ». 

Mais à l’Assemblée nationale con­sti­tu­ante, la majorité der­rière Fal­loux décide qu’« il faut en finir ». Un arrêté du 21 juin ordonne à tous les ouvri­ers des Ate­liers nationaux âgés de 17 à 25 ans de s’enrôler dans l’armée et aux autres de se tenir prêts à par­tir sur les chantiers de province des Ponts et Chaussées. C’est la révolte dans Paris et l’état de siège con­fie au général Cavaignac (X1820), min­istre de la Guerre, tous les pou­voirs pour mater l’insurrection. Cette guerre civile de plusieurs jours va être ter­ri­ble­ment sanglante. 

Léon Lalanne, avec l’autorisation du min­istre, con­tin­ue de faire vers­er aux ouvri­ers leur salaire jour­nalier de
1 franc 15, pour éviter qu’ils rejoignent les insurgés. Le général Lam­or­i­cière (X1824), apprenant cela, fait savoir qu’il va démis­sion­ner si le directeur des Ate­liers nationaux, qui sub­ven­tionne l’émeute, n’est pas immé­di­ate­ment fusil­lé ! Léon Lalanne, dans une let­tre datée du 25 juin, sol­licite la pro­tec­tion du général Cavaignac. Il l’en remerciera, notam­ment par une let­tre per­son­nelle lors de son départ de la prési­dence du Con­seil des ministres. 

Le 26 juin, alors que l’insurrection est vain­cue dans le sang, Léon Lalanne remet sa démis­sion. Il est longue­ment enten­du par la Com­mis­sion par­lemen­taire d’enquête. Les députés et les mag­is­trats recon­naîtront le courage de Léon Lalanne, qui avait accep­té cette mis­sion tar­di­ve­ment, et fait face au péril pour accom­plir son devoir afin de prévenir les trou­bles. Ils salueront « les mesures qu’il a soutenues avec énergie, man­i­fes­tant un esprit d’ordre et d’excellentes inten­tions… Son admin­is­tra­tion a été un acte de dévoue­ment… Mal­heureuse­ment, ni la fer­meté ni l’intelligence ne pou­vaient plus tri­om­pher des dif­fi­cultés de la situation. » 

L’exclu d’un régime, devenu « la République sans les républicains »

Après les trag­iques journées de juin et l’élection en décem­bre 1848 de Louis Napoléon à la prési­dence de la République, « l’illusion lyrique » est ter­minée. Le pays est main­tenant dirigé par une majorité réac­tion­naire orléaniste ou bona­partiste. Une nou­velle épreuve attend Léon Lalanne, entre-temps pro­mu ingénieur en chef. À l’occasion des événe­ments du 13 juin 1849, il va con­naître la prison. 

Ce jour-là, en effet, l’extrême gauche de l’Assemblée nationale con­sti­tu­ante avait appelé à man­i­fester dans les rues de Paris pour pro­test­er con­tre l’expédition mil­i­taire que le gou­verne­ment avait envoyée à Rome pour pro­téger les États pon­tif­i­caux. Un cortège d’environ 6 000 per­son­nes avait défilé avant d’être dis­per­sé par les forces de l’ordre com­mandées par le général Changar­nier. Dans le même temps, Ledru-Rollin et un groupe d’une trentaine de députés de la Mon­tagne s’étaient regroupés dans la con­fu­sion au Con­ser­va­toire des arts et métiers pour adopter une procla­ma­tion et con­stituer un gou­verne­ment pro­vi­soire. Moins de trois quarts d’heure plus tard, au bruit des déto­na­tions accom­pa­g­nant la dis­per­sion des bar­ri­cades proches, la plu­part de ces députés pren­nent la fuite. Cette nou­velle journée révo­lu­tion­naire ratée va entraîn­er de très sévères mesures de répression. 

Ce jour-là vers midi et demi, lorsque l’on bat­tait le rap­pel de la Garde nationale, Léon Lalanne avait rejoint en uni­forme la place Saint-Sulpice où est sta­tion­né son batail­lon. Il reste sur la place tout l’après-midi, jusqu’au rétab­lisse­ment de l’ordre dans la soirée. 

Rebelle et comploteur ?

Quinze jours plus tard, le 28 juin, la police sur­gis­sait à son domi­cile rue de Fleu­rus, perqui­si­tion­nait et l’arrêtait devant son épouse et ses deux enfants. Le lende­main, Léon Lalanne est inculpé par M. Brous­sais, juge d’instruction, pour « provo­ca­tion à la rébel­lion et com­plic­ité de com­plot ayant pour but le change­ment de forme du gou­verne­ment » et placé sous man­dat de dépôt à la Concierg­erie. Que s’était-il passé ? 

Le dossier pénal con­tient la dépo­si­tion de deux témoins à charge, relat­ifs à des pro­pos tenus par Léon Lalanne sur la place Saint-Sulpice le 13 juin. 

Un jeune élève de l’École poly­tech­nique qui pas­sait là, Léonide Vau­drey (X 1848), alors qu’il annonçait avoir appris l’arrestation d’Arago et Ledru-Rollin, aurait enten­du Léon Lalanne dire : « S’ils sont arrêtés, ils seront libérés cette nuit car nous allons nous empar­er de la Mairie ; nous faisons une pro­pa­gande très active ; je con­nais bon nom­bre de pères de famille ouvri­ers qui verseront jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour la Constitution. » 

Un sec­ond témoin, Jean Vast, offici­er d’état-major de la Garde nationale venu retir­er 11 000 car­touch­es stock­ées à la mairie pour les emporter aux Tui­leries, déclarait que Lalanne, très mécon­tent, l’aurait inter­pel­lé : « Com­ment pour­rons-nous défendre notre mairie si les blancs vien­nent l’attaquer ?… Si la Con­sti­tu­tion est vio­lée et qu’on désarme la Garde nationale, il fau­dra descen­dre dans la rue. » 

L’inculpé, inter­rogé les 27 et 29 juin, recon­nais­sait ne pas avoir maîtrisé son émo­tion en apprenant la mise en état de siège et l’avoir exprimée en ter­mes très vifs. Cepen­dant, il n’avait pas dit un mot sur la libéra­tion des représen­tants et ne s’était pas opposé à l’enlèvement des munitions. 

Une « note blanche » fig­ure au dossier, décrivant l’action de Léon Lalanne à la direc­tion des Ate­liers nationaux et indi­quant qu’il « a des opin­ions avancées, mais per­son­ne ne lui a jamais imputé de sym­pa­thie ni pour les hommes ni pour les doc­trines du par­ti social­iste… M. Lalanne, dont la tête est exaltée, (a des) sen­ti­ments élevés et généreux. » 

Finale­ment, sans même une con­fronta­tion, l’instruction était clô­turée le 5 août 1849 par un juge­ment de non-lieu. Ses amis de l’X, les pour­tant peu répub­li­cains Eugène Bel­grand (X 1829), futur col­lab­o­ra­teur du baron Hauss­mann et Alfred de Fran­queville (X 1827), futur directeur général des Ponts et Chaussées et Chemins de fer, étaient courageuse­ment inter­venus en sa faveur. Léon Lalanne, qui avait passé 38 jours en déten­tion préven­tive, était remis en lib­erté. Mais le min­istre des Travaux publics, Bertrand Lacrosse, par un arrêté du 20 juin 1849 l’avait déjà sanc­tion­né en le plaçant dans la réserve avec les deux tiers de son traitement. 

Combats dans la Rue Soufflot, Paris, 25 juin 1848. Horace Vernet
Com­bats dans la Rue Souf­flot, Paris, 25 juin 1848. Tableau, 1848/49, d’Horace Ver­net (1789–1863).
Huile sur toile, 36 × 46 cm. Berlin, Deutsches His­torisches Muse­um. © akg-images

Vers l’apaisement

Après le coup d’état du 2 décem­bre 1851, Léon Lalanne va préfér­er servir son pays en quit­tant la France de Napoléon III jusqu’à la fin de « l’Empire autori­taire » pour accom­plir plusieurs mis­sions tech­niques à l’étranger (Roumanie, Suisse, Espagne). Mais, le 4 sep­tem­bre 1870, la République est de retour : les événe­ments placeront Léon Lalanne au pre­mier plan des respon­s­ables du nou­veau régime. Après un nou­v­el échec aux élec­tions lég­isla­tives de févri­er 1871 (où il fig­u­rait sur la même liste que Vic­tor Hugo, Vic­tor Schoelch­er, Edgar Quinet…), il sera élu séna­teur inamovi­ble le 8 mars 1883, par le groupe républicain. 

Inspecteur général des Ponts et Chaussées, il sera nom­mé directeur de l’École en 1877, puis devien­dra mem­bre de l’Institut (Académie des sci­ences) en 1879. Il sera élevé en 1881 à la dig­nité de grand-croix de la Légion d’honneur.

Léon Lalanne fait par­tie de ceux qui ont mené et gag­né des com­bats dif­fi­ciles pour pro­mou­voir ce que l’on nomme aujourd’hui « les valeurs de la République ». Mais cette généra­tion, à qui nous devons tant, aura été durable­ment mar­quée par les épreuves trag­iques de 1848 : 

Paris, avec… 

Tes toc­sins, tes canons, orchestre assourdissant,
Tes mag­iques pavés dressés en forteresses,
Tes petits ora­teurs aux enflures baroques
Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang.

Charles Baudelaire 

Poster un commentaire