Celibidache : un magicien zen

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°740 Décembre 2018
Par Jean SALMONA (56)

La vie de l’homme a beau être commune 
et paraître se con­tenter des choses les plus vul­gaires, elle lui impose tou­jours secrète­ment des exi­gences plus élevées, et le force à trou­ver les moyens de les satisfaire.

Goethe, Maximes et réflexions

Sergiu Celi­bidache (1912–1996) aura été un chef d’orchestre totale­ment hors norme, le plus sin­guli­er du xxe siè­cle et peut-être le plus grand (si ce type de juge­ment a un sens). Comme on le sait 1, Celi­bidache était hos­tile à la musique enreg­istrée : en pra­tique, seuls sub­sis­tent les enreg­istrements live de cer­tains con­certs, qu’il a d’ailleurs refusé de laiss­er dif­fuser de son vivant. Ce sont ceux qui ont été réal­isés pen­dant les 17 années passées à la tête du Münch­n­er Phil­har­moniker que Warn­er vient de regrouper en un cof­fret excep­tion­nel à bien des égards.

Singularité de Celibidache

Ini­tié très tôt au boud­dhisme et au zen, Celi­bidache con­sid­érait que la musique n’existe que dans le moment où elle est jouée, le « main­tenant », la par­ti­tion n’étant qu’un fas­ci­cule de papi­er. Chaque con­cert est con­di­tion­né par le lieu, les musi­ciens, le pub­lic. Chaque exé­cu­tion est donc rigoureuse­ment unique. Plus pré­cisé­ment, Celi­bidache affir­mait qu’une exé­cu­tion com­porte, au-delà de la par­ti­tion, des épiphénomènes : la réver­béra­tion du son sur les murs, le pla­fond, le pub­lic, les har­moniques de cer­tains instru­ments, les bruits de la salle, et qui affectent ce que l’on entend ; et surtout que pour enten­dre une œuvre musi­cale dans toute sa pléni­tude, telle que le com­pos­i­teur l’a conçue, il importe de ne pas noy­er l’ensemble de l’orchestre dans une pâte sonore mais de met­tre en évi­dence chaque pupitre et même autant que pos­si­ble chaque instru­ment. D’où le nom­bre extra­or­di­naire de répéti­tions qu’il impo­sait, sou­vent une ving­taine ; et aus­si les tem­pos 2 excep­tion­nelle­ment lents, indis­pens­ables, dis­ait-il, pour dis­tinguer chaque inten­tion du com­pos­i­teur ; cette lenteur lui per­met en out­re de faire vari­er l’intensité à l’intérieur même d’une mesure. En 17 ans, il aura façon­né le Phil­har­monique de Munich à sa mesure, et il en a fait l’un des plus grands, l’égal du Phil­har­monique de Berlin.

Une somme

Le cof­fret réu­nit les Sym­phonies de Beethoven (sauf la 1re), de Brahms, de Bruck­n­er (sauf les
1 et 2), de Tchaïkovs­ki (sauf les 1, 2, 3), deux de Schu­mann (2 et 3), la 9e de Schu­bert, deux de Prokofiev (1 et 5), de Chostakovitch (1 et 9), et aus­si les 92 (Oxford), 103 (Roule­ment de tim­bales) et 104 (Lon­dres) de Haydn, la 40e de Mozart.
Y fig­urent aus­si les Requiem de Mozart, de Ver­di, de Fau­ré, le Requiem alle­mand de Brahms, le Con­cer­to pour orchestre de Bar­tok, des pièces de Wag­n­er, des ouver­tures de Mozart, Weber, Rossi­ni, Ver­di, Berlioz, des œuvres de Mendelssohn, Rim­s­ki-Kor­sakov, Mous­sorgs­ki, Smetana, de Debussy, Rav­el, Rous­sel, Mil­haud, enfin, last but not least, la Messe en si de Bach.

Écoutez cha­cune de ces œuvres et vous aurez l’impression – sans exagéra­tion aucune – de l’entendre pour la pre­mière fois, non seule­ment parce que le tem­po n’est pas celui auquel vous êtes habitué mais parce que chaque mesure est tra­vail­lée, ciselée, mod­elée si bien que vous appa­rais­sent des élé­ments qui vous avaient jusque-là échap­pé et qui changent rad­i­cale­ment la per­cep­tion que vous aviez de l’œuvre. Prenez par exem­ple l’andante de la Sym­phonie Lon­dres de Haydn, joué très lent : au-delà du traite­ment extrême­ment sub­til de chaque mesure, c’est une pièce nou­velle que vous enten­dez, non une œuvre pour un salon princi­er du xvi­iie siè­cle – ce qu’elle a été à l’origine – mais une musique empreinte de ten­dresse et peut-être de mélan­col­ie, qui fait écho à vos pro­pres préoc­cu­pa­tions, en un mot une musique d’aujourd’hui. Les Sym­phonies et la Messe n° 3 de Bruck­n­er sont rad­i­cale­ment trans­for­mées. Mais c’est dans la Messe en si de Bach que l’expérience est la plus frap­pante. Le Kyrie par lequel elle débute est pris deux fois plus lente­ment que d’habitude (Kara­jan, Koop­man, Gar­diner), ce qui révèle comme une évi­dence de la Messe en si le car­ac­tère tran­scen­dant et, au fond, trag­ique qui est, en vérité, le sien.

Au total, Celi­bidache, par un tra­vail intense et d’une pro­fondeur inouïe, fait de chaque œuvre, qu’elle soit majeure (Messe en si) ou sec­ondaire (ouver­ture de La Chauve-Souris de Strauss), une pièce nou­velle et unique qui aurait trans­porté de joie, sans doute, son com­pos­i­teur, et qui nous emmène, audi­teurs blasés du xxie siè­cle, à des som­mets aux­quels nous n’étions pas habitués.


1 cof­fret de 49 CD WARNER

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1. Voir La JR 03/2005 et 01/2018.

2. Nous préférons tem­pos à tem­pi, sce­nar­ios à sce­narii, etc. (sinon pourquoi pas adagii, sans par­ler de gigoli, rigoli…)

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