L’énergie et l’eau : étude des interactions à grande échelle, quelques implications à moyen et long terme

Dossier : Énergie et environnementMagazine N°597 Septembre 2004Par : Jean-François Bonnet, Alain Ayong-Le-Kama et Stéphane Cai

L’an­née 2003 ayant été à la fois celle du débat sur l’én­ergie (loi d’ori­en­ta­tion sur l’én­ergie) et celle des débats pré­para­toires de la loi sur l’eau, il appa­raît oppor­tun de rap­pel­er ici quelques élé­ments de con­texte, simil­i­tudes et aspects spé­ci­fiques de l’én­ergie et de l’eau.

Dans le domaine de l’én­ergie, le pro­to­cole de Kyoto con­tribue à ori­en­ter le con­texte inter­na­tion­al, européen et français : des actions de maîtrise et de stock­age des émis­sions de CO2, de maîtrise des éner­gies, de recours à davan­tage d’én­er­gies renou­ve­lables ou à plus faible con­tenu en car­bone seront indis­pens­ables pour réduire les risques liés au réchauf­fe­ment cli­ma­tique. En effet le développe­ment des pays du Sud reposera néces­saire­ment sur un accroisse­ment des besoins énergé­tiques, d’une ampleur vari­able selon l’ef­fi­cac­ité des solu­tions adop­tées mais assuré­ment sgnificative.

Dans le domaine de l’eau, le som­met de Johan­nes­burg en 2002, ayant fait le con­stat de déséquili­bres impor­tants dans l’ac­cès à l’eau et aux ser­vices d’as­sainisse­ment, fixe pour 2015 l’ob­jec­tif de divis­er par deux le nom­bre actuel de per­son­nes n’ayant pas accès à l’eau et à l’as­sainisse­ment (2,4 mil­liards d’habi­tants). En Europe et en France, dans le sens de la Direc­tive cadre sur l’eau, seront étudiées après l’é­tat des lieux de 2004 les mesures à pren­dre pour rétablir le ” bon état écologique ” des mass­es d’eau à l’hori­zon 2015.

Par­mi les ques­tions d’avenir à l’éch­e­lon nation­al, on note les décli­naisons et les impli­ca­tions locales de ces prob­lèmes aux dif­férentes échelles, en par­ti­c­uli­er les démarch­es de développe­ment local (con­cer­ta­tion, éval­u­a­tion, con­cep­tion, mise en œuvre…) :

dans le domaine de l’én­ergie : par exem­ple, pour met­tre en œuvre les solu­tions d’én­er­gies renou­ve­lables ou décen­tral­isées (éolien, bois-énergie),

  • dans le domaine de l’eau : par exem­ple, pour dévelop­per les démarch­es et les instru­ments ter­ri­to­ri­aux : élab­o­ra­tion et mise en œuvre des sché­mas d’amé­nage­ment et de ges­tion de l’eau (SAGE),
  • dans le champ des inter­ac­tions énergie-eau : des actions de mise en œuvre locale néces­siteront une meilleure con­nais­sance générale des cou­plages iden­ti­fiés actuelle­ment ou à moyen et long terme. Le rôle de l’hy­droélec­tric­ité doit égale­ment être évo­qué tant il relève à la fois des choix de poli­tique énergé­tique, de poli­tique de l’eau, et des ori­en­ta­tions pris­es en matière d’amé­nage­ment du territoire.

Matrice des interactions énergie et eau

La mobil­i­sa­tion des ressources énergé­tiques et celle des ressources en eau sont étudiées ici de façon con­jointe et symétrique, dans une matrice des inter­ac­tions à grande échelle. La matrice est con­stru­ite (fig­ure 1) par l’es­ti­ma­tion des flux aux dif­férentes étapes de la mobil­i­sa­tion des ressources (c’est-à-dire : extrac­tion, trans­for­ma­tion, trans­port, dis­tri­b­u­tion, con­ver­sion de l’én­ergie…), en com­bi­nant des don­nées sta­tis­tiques exis­tantes de flux (con­som­ma­tions d’én­ergie, prélève­ments d’eau, etc.) et des paramètres et ren­de­ments tech­niques moyen­nés à grande échelle. Elle per­met d’é­val­uer de nou­velles don­nées à grande échelle, avec davan­tage un souci de cohérence et de lis­i­bil­ité que la recherche d’une finesse de pré­ci­sion. Ces don­nées traduisent les cou­plages ” eau pour l’én­ergie ” et ” énergie pour l’eau ” par secteurs d’ac­tiv­ité (résidentiel/tertiaire, indus­trie, agriculture).

TABLEAU 1 Eau pour la pro­duc­tion d’énergie Énergie pour la pro­duc­tion d’eau
Part de la con­som­ma­tion d’énergie
Part des prélèvements Pri­maire Élec­trique
France
USA
Ara­bie Saoudite
Chine
Inde 
50,6%
41,9%
20,3%
14,9%
3,1%
1,6%
1,6%
3,7%
1,7%
8,9%
3,4%
4,3%
n.e.
5,5%
30,5%
Syn­thèse des cou­plages eau-énergie pour les 5 pays étudiés.
Par­mi ces valeurs estimées dans les travaux cités en références, cer­taines ont été éval­uées plus fine­ment par la suite sans que les résul­tats ne s’écartent forte­ment de ces estimations
(don­nées Goossens et Bon­net, 2001, Cai et al., 2004).

Par exem­ple, pour un pays et pour un secteur d’ac­tiv­ité don­né, on éval­ue d’après les sta­tis­tiques disponibles les flux d’eau prélevés (eau de sur­face, eau souter­raine) et util­isés. L’é­tude som­maire du panora­ma des tech­niques mis­es en œuvre per­met d’é­val­uer les con­som­ma­tions énergé­tiques asso­ciées à chaque étape.

La syn­thèse des résul­tats est don­née dans le tableau 1. La com­para­i­son des sit­u­a­tions indi­vidu­elles des pays étudiés dans cet arti­cle mon­tre des dif­férences mar­quantes entre les pays dévelop­pés (France, États-Unis) et les pays en développe­ment (Ara­bie Saou­dite, Inde, Chine).

La dépen­dance en eau pour l’én­ergie appa­raît la plus forte pour les pays dévelop­pés, sans toute­fois que les con­di­tions hydrologiques et économiques n’en­gen­drent, pour l’in­stant, de con­traintes inadmissibles.

Bien que ces pays majori­taire­ment tem­pérés ne soient pas défici­taires en eau, le niveau de développe­ment de leurs infra­struc­tures énergé­tiques déter­mine une forte mobil­i­sa­tion des ressources en eau. L’essen­tiel de ces prélève­ments est lié au refroidisse­ment des cen­trales ther­moélec­triques, à com­bustible fos­sile ou nucléaire. L’hy­droélec­tric­ité, quant à elle, n’a pas voca­tion à être compt­abil­isée dans cette éval­u­a­tion des cou­plages, pour plusieurs raisons :

  • cette source d’én­ergie ne compte pas par­mi les usages ” con­som­ma­teurs ” de l’eau (Mar­gat, 2000),
  • son développe­ment est sou­vent asso­cié à la créa­tion de ressources nou­velles (retenues),
  • la seule con­som­ma­tion d’eau à étudi­er serait la part d’é­va­po­ra­tion des retenues : con­sid­érant que ce flux d’é­va­po­ra­tion est pris sur un écoule­ment qui serait ” per­du ” sans la présence de la retenue, il a sem­blé plus juste de ne pas en tenir compte (débats du Groupe eau-énergie, Com­mis­sari­at général du Plan, 2000–2002)


La dépen­dance en énergie pour la mobil­i­sa­tion de l’eau est par­ti­c­ulière­ment forte dans les pays du Sud étudiés. Plusieurs raisons à cela :

  • le niveau des prélève­ments d’eau est très impor­tant, en pre­mier lieu pour les besoins d’ir­ri­ga­tion. Lorsque la moitié de l’eau d’ir­ri­ga­tion provient de ressources souter­raines (cas de l’Inde), cela génère une dépen­dance extrême­ment forte à l’én­ergie élec­trique (Goossens et Bon­net, 2004) ;
  • cette dépen­dance va crois­sant à mesure que les besoins s’am­pli­fient et se repor­tent de plus en plus sur des ressources plus coû­teuses en énergie (ressources souter­raines, trans­fert de ressources lointaines),
  • le niveau de con­som­ma­tion énergé­tique par habi­tant des pays du Sud étudiés, sig­ni­fica­tive­ment plus faible que celui des pays dévelop­pés, con­tribue à expli­quer ce poids relatif de l’ap­pro­vi­sion­nement en eau,
  • cepen­dant, les ser­vices publics de l’eau (appro­vi­sion­nement en eau potable et assainisse­ment) sont très insuff­isam­ment dévelop­pés dans les pays du Sud — sou­vent moins de 10 % à 20 % de la pop­u­la­tion desservie en assainisse­ment par exemple. 


Ces ser­vices, comp­tant actuelle­ment pour une part assez faible de la dépen­dance énergé­tique, pour­raient en se dévelop­pant accroître sig­ni­fica­tive­ment le besoin énergé­tique asso­cié. En ce sens, les choix tech­nologiques auront sans doute une impor­tance pri­mor­diale : entre dif­férentes fil­ières de col­lecte et de traite­ment des efflu­ents et des boues résid­u­aires, l’im­pact énergé­tique et envi­ron­nemen­tal peut vari­er sig­ni­fica­tive­ment. Ces notions de choix tech­nologiques sont par ailleurs tout à fait d’ac­tu­al­ité, en France, dans les options col­lec­tives à pren­dre en milieu rur­al ou rur­bain (assainisse­ment col­lec­tif ou autonome).

Quelques implications à moyen et long terme

Quelques con­sid­éra­tions tech­niques sont abor­dées briève­ment à l’ap­pui de réflex­ions prospec­tives à moyen et long terme.

S’agissant de l’impact sur l’eau de différentes filières énergétiques, il convient de distinguer trois situations.

1) Les aspects liés à l’ex­trac­tion et au traite­ment des ressources

Selon les don­nées disponibles et les esti­ma­tions de ce tra­vail, l’ex­trac­tion des ressources est, dans la moyenne des sit­u­a­tions ren­con­trées, une étape qui peut requérir de l’eau (c’est-à-dire récupéra­tion assistée du pét­role, raf­fi­nage) ou éventuelle­ment réduire cer­taines ressources poten­tielles (l’ex­hau­re des mines cor­re­spond aux nappes pro­fondes évac­uées pour per­me­t­tre l’ex­ploita­tion minière). Les vol­umes mis en jeu restent, actuelle­ment, net­te­ment inférieurs à ceux impliqués dans le refroidisse­ment des cen­trales ther­moélec­triques, au con­traire des effets pol­lu­ants pou­vant, eux, être supérieurs. Cette ques­tion est forte­ment dépen­dante de la con­fig­u­ra­tion des gise­ments exploités. L’é­val­u­a­tion pour des ressources fos­siles non con­ven­tion­nelles (c’est-à-dire sables et schistes bitu­mineux) présente actuelle­ment de grandes incertitudes.

2) La conversion en électricité par des installations centralisées de forte puissance, de l’ordre de 1 GWe

Sur l’ex­em­ple d’une tranche ” moyenne ” en France de 1 GWe, la pro­duc­tion d’une puis­sance élec­trique de 1 GWe néces­site, avec un ren­de­ment ther­mo­dy­namique de 33 %, l’é­vac­u­a­tion de 2 GWth sous forme de chaleur résid­u­aire. En cir­cuit ouvert cette puis­sance cor­re­spond, avec un échauf­fe­ment de l’eau de 11 °C, à un débit voisin de 40 m³.s-1 ou env­i­ron 1 Gm3 par an. Les refroidisse­ments en cir­cuit fer­mé (tour aéroréfrigérante) se suff­isent d’en­v­i­ron 2 Mm3 par an, à con­di­tion de dis­pos­er d’une eau de bonne qual­ité néces­si­tant le plus sou­vent un traite­ment poussé. Plusieurs remar­ques impor­tantes sont à not­er ici :

  • les prélève­ments pour le refroidisse­ment en cir­cuit ouvert sont inté­grale­ment resti­tués à la ressource naturelle d’o­rig­ine, sans dégra­da­tion autre qu’un échauf­fe­ment ther­mique. Le prélève­ment admis­si­ble par un cours d’eau, notam­ment en péri­ode d’é­ti­age, doit être dimen­sion­né par rap­port au débit disponible : seuls les cours d’eau impor­tants peu­vent assur­er le refroidisse­ment de grandes centrales ;
  • en exploita­tion, le prélève­ment et par con­séquence la pro­duc­tion d’une cen­trale sont sus­cep­ti­bles d’être réduits en fonc­tion de la tem­péra­ture de l’eau, afin de respecter une tem­péra­ture lim­ite de rejet au milieu naturel. Ces con­di­tions peu­vent être ren­con­trées quelques semaines par an (Bous­quet et al. 2003). Elles sont pénal­isantes quand la demande élec­trique d’été est forte (cli­ma­ti­sa­tion, irri­ga­tion), par exem­ple aux États-Unis, en pour­tour méditer­ranéen, ain­si qu’en France de plus en plus : la canicule de 2003, notam­ment, a créé un effet d’en­traîne­ment avec le taux d’équipement en cli­ma­tiseurs, déjà très sen­si­ble sur les puis­sances appelées sur le réseau électrique ;
  • les prélève­ments en lit­toral (eau de mer) ne sont pas compt­abil­isés, une implan­ta­tion lit­torale n’é­tant pas con­trainte en ter­mes de ressources en eau. À l’in­verse, cer­tains pays arides n’ont pas d’autre alter­na­tive que d’im­planter en lit­toral des cen­trales de grande puis­sance. Cette con­trainte peut influ­encer forte­ment la capac­ité d’élec­tri­fi­ca­tion de cer­tains pays en développe­ment, en par­ti­c­uli­er en zone rurale ;
  • les ren­de­ments ther­mo­dy­namiques des cen­trales, allant de 33 % (réac­teur REP) à 38 % (cen­trale ther­mique con­ven­tion­nelle) et jusqu’à 55 % (tur­bine à gaz en cycle com­biné), déter­mi­nent le besoin en puis­sance de refroidisse­ment des con­denseurs. Toute tech­nolo­gie amélio­rant sig­ni­fica­tive­ment le ren­de­ment se traduit par une dépen­dance moin­dre à la ressource en eau.

3) La production d’électricité par des systèmes sans eau

Les sys­tèmes de pro­duc­tion d’élec­tric­ité sans eau sont de deux natures :

  • les tech­nolo­gies ther­miques de faible puis­sance uni­taire (par exem­ple de l’or­dre de 1 MWe), notam­ment en pro­duc­tion décen­tral­isée reliée au réseau élec­trique, génèrent une chaleur résid­u­aire suff­isam­ment mod­este pour être évac­uée par un échange avec l’air extérieur. En par­ti­c­uli­er, les sys­tèmes en cogénéra­tion, récupérant une frac­tion impor­tante de la chaleur résid­u­aire, néces­si­tent peu de refroidissement ;
  • les tech­nolo­gies non ther­miques, comme l’éolien ou dans une moin­dre mesure le solaire pho­to­voltaïque, n’ont aucun besoin de refroidissement.


Sur les ques­tions prospec­tives en matière d’eau pour l’én­ergie, on peut not­er briève­ment quelques faits styl­isés à moyen et long terme :

  • l’ex­is­tence d’une grande dif­férence d’im­pact entre les alter­na­tives à moyen et long terme incite à mieux pren­dre en con­sid­éra­tion le critère ” eau ” dans les pro­jets énergé­tiques. Cette ques­tion poten­tielle­ment lim­i­tante dans l’élec­tri­fi­ca­tion de cer­tains pays en développe­ment devra à l’avenir être sys­té­ma­tique­ment prise en compte dans les poli­tiques énergé­tiques des États considérés ;
  • pour cer­tains secteurs d’ac­tiv­ité, en par­ti­c­uli­er l’habi­tat et le ter­ti­aire, les échelles d’in­ter­ven­tion les plus opéra­tionnelles (bâti­ment, pat­ri­moine, quarti­er) seront sans doute celles de la mise en œuvre d’ap­proches tech­niques opti­males en eau et en énergie, par exem­ple avec des sys­tèmes décen­tral­isés, des unités de cogénéra­tion, des tech­nolo­gies de type pile à com­bustible… Ces approches ne peu­vent être envis­agées à grande échelle que dans des dynamiques de développe­ment fort (créa­tion d’in­fra­struc­tures) ou de renou­velle­ment lourd ;
  • enfin, la prise en compte des cou­plages énergie-eau, allant jusqu’aux ressources mobil­isées, intro­duit des élé­ments nou­veaux dans la notion de développe­ment durable : dura­bil­ité des ressources en eau, dura­bil­ité des ressources en énergie, effi­cac­ité globale.


Ces ques­tions doivent égale­ment être posées dans une per­spec­tive de change­ment cli­ma­tique.

Comme le mon­trent cer­tains exem­ples (général­i­sa­tion de la cli­ma­ti­sa­tion, coût énergé­tique crois­sant de ressources en eau plus rares ou plus iné­gale­ment répar­ties, etc.), une ten­dance au réchauf­fe­ment, vraisem­blable­ment assor­tie d’une insta­bil­ité cli­ma­tique plus forte, peut engen­dr­er une dynamique d’en­traîne­ment com­plexe impli­quant une plus forte con­som­ma­tion énergé­tique, généra­trice d’émis­sions de CO2, de pos­si­bles prob­lèmes d’adéqua­tion entre la demande en eau et les ressources, et les équili­bres cli­ma­tiques généraux. Ces ten­dances, encore dif­fi­ciles à prévoir à des échelles locales ou régionales (Plan­ton, 2002), seraient sus­cep­ti­bles de ren­dre le sys­tème eau-énergie glob­ale­ment plus con­traint, plus insta­ble et vraisem­blable­ment plus com­plexe à exploiter.

Le rôle de l’hydroélectricité

Bien que l’hy­droélec­tric­ité ne compte pas par­mi les cou­plages con­som­ma­teurs d’eau, la rela­tion entre les ressources en eau, l’amé­nage­ment et le développe­ment d’in­fra­struc­tures de stock­age, et la pro­duc­tion hydroélec­trique doit cepen­dant être abor­dée pré­cisé­ment pour décrire les inter­ac­tions sous-jacentes. La sit­u­a­tion de l’hy­droélec­tric­ité étant forte­ment dis­parate suiv­ant les régions du monde, il con­vient de bien définir l’échelle prin­ci­pale d’in­térêt dans cet arti­cle. Nous focal­isons notre atten­tion sur l’échelle mon­di­ale, afin de ne pas cir­con­scrire la ques­tion autour de cer­tains pays déjà presque pleine­ment équipés en ouvrages hydroélec­triques — la France en est un des meilleurs exemples.

1) Le poten­tiel tech­nique est éval­ué (cf. tableau 2), d’après les com­pi­la­tions du Con­seil mon­di­al de l’én­ergie (WEC), à plus de 14 400 TWh par an, ce qui cor­re­spond sen­si­ble­ment à la pro­duc­tion mon­di­ale actuelle d’élec­tric­ité de toutes orig­ines (hydraulique, nucléaire, éner­gies fos­siles). C’est une frac­tion d’un poten­tiel théorique max­i­mal, dont la mise en œuvre serait irréal­iste, estimé à plus de 40 000 TWh/an. La pro­duc­tion hydroélec­trique mon­di­ale représente, quant à elle, en 2003, avec 2 630 TWh, env­i­ron 16 % de l’élec­tric­ité générée, et sen­si­ble­ment autant que la pro­duc­tion électronucléaire.

2) Le poten­tiel économique tient compte de con­traintes sup­plé­men­taires, pou­vant être liées à l’éloigne­ment géo­graphique, à la vari­abil­ité des débits et à leur con­cor­dance avec une demande élec­trique, et bien enten­du aux coûts des ouvrages par rap­port aux béné­fices qu’ils génèrent. Les ouvrages con­cernés sont, de façon sim­pli­fiée, de trois types principaux :

  • usines au fil de l’eau : impli­quant des amé­nage­ments pou­vant se suc­céder le long de cours d’eau, ces équipements per­me­t­tent de tur­bin­er l’eau en con­tinu (en France, env­i­ron 5 000 à 6 000 heures par an) pour ali­menter la base de la courbe de charge,
  • usines d’é­clusée : avec des retenues de faible hau­teur, le long des cours d’eau, ces ouvrages per­me­t­tent d’in­ter­venir sur le débit en turbinant en fonc­tion de la demande du réseau,
  • grands bar­rages : ces retenues de grandes dimen­sions ont un objec­tif de stock­age impor­tant. Asso­ciées, en mon­tagne, avec de fortes hau­teurs de chute, elles per­me­t­tent de mobilis­er très rapi­de­ment des puis­sances impor­tantes et sont, de ce fait, util­isées pour répon­dre ponctuelle­ment aux brusques appels de puis­sance sur le réseau (c’est-à-dire pointes hiver­nales en France).


Évo­lu­tion sur 1900–2000 du ratio pro­duc­tion hydrolélectrique/potentiel tech­nique pour deux agré­gats de pays : Europe — États-Unis et Asie Paci­fique, Amérique latine, Moyen-Ori­ent et Afrique (Cai et al., 2004).

Le poten­tiel économique mon­di­al est éval­ué à env­i­ron 8 000 TWh par an. Cette valeur, env­i­ron 55 % du poten­tiel tech­nique, dénote une con­sid­érable marge de pro­gres­sion appar­ente, puisque la pro­duc­tion actuelle pour­rait encore, dans des con­di­tions économiques sat­is­faisantes, être mul­ti­pliée par trois. Dans de nom­breux pays dévelop­pés (France, États-Unis, Suède…) ce poten­tiel a été presque com­plète­ment atteint par un amé­nage­ment pro­gres­sif dont la durée a par­fois dépassé un siè­cle. L’essen­tiel du poten­tiel se trou­ve dans les pays en développe­ment, dont l’en­jeu énergé­tique est bien la sat­is­fac­tion de ser­vices énergé­tiques de plus en plus dévelop­pés dans des con­di­tions souten­ables aux sens économique, social et envi­ron­nemen­tal. Alors que les pays indus­tri­al­isés ont prin­ci­pale­ment dévelop­pé leur hydroélec­tric­ité dans la sec­onde moitié du XXe siè­cle, pour attein­dre un palier qui cor­re­spond très sen­si­ble­ment au poten­tiel économique­ment exploitable, les pays en développe­ment sem­blent au début d’un accroisse­ment dont l’am­pleur n’est pas encore déter­minée. La fig­ure 2, qui com­pare en ce sens deux grands agré­gats de pays, le mon­tre bien.

3) Les aspects envi­ron­nemen­taux appel­lent une dis­cus­sion pré­cise, tant ils ont fait l’ob­jet depuis une quin­zaine d’an­nées de con­tro­ver­s­es et d’op­po­si­tions fortes. Dans ces débats s’op­posent (Lacoste, 2004) :

  • la posi­tion de cer­tains envi­ron­nemen­tal­istes, majori­taire­ment anglo-sax­ons, focal­isant leur atten­tion sur les impacts envi­ron­nemen­taux et soci­aux des amé­nage­ments sur les milieux naturels et les pop­u­la­tions (pop­u­la­tions déplacées lors de la créa­tion de retenues de grande exten­sion). Ces posi­tions se retrou­vent notam­ment dans les éval­u­a­tions de l’As­so­ci­a­tion World Com­mis­sion of Dams,
  • la posi­tion du secteur de l’hy­droélec­tric­ité et de par­ti­sans, dans le domaine énergie-envi­ron­nement, des formes d’én­er­gies renouvelables.


Il est indis­pens­able de pré­cis­er la notion d’im­pact envi­ron­nemen­tal, en la distinguant :

  • . des con­cur­rences d’usage sur la ressource en eau (SER, 2004),
  • de la fonc­tion paysagère et de la fonc­tion d’amé­nage­ment du territoire.

Les impacts soci­aux, quant à eux, sont loin d’être nég­lige­ables lors de très grandes réal­i­sa­tions. Leur traite­ment équitable repose en fait sur la juste indem­ni­sa­tion des pop­u­la­tions déplacées : le Cana­da, par exem­ple, a ver­sé une indem­nité et une rente annuelle à des pop­u­la­tions affec­tées par la créa­tion d’une retenue. Des pays moins démoc­ra­tiques ne pra­tiquent pas de poli­tique aus­si équitable.

Les trois prin­ci­paux impacts envi­ron­nemen­taux pro­pre­ment dits, tels qu’ils sont retenus par la World Com­mis­sion of Dams, por­tent sur :

  • la dis­pari­tion de forêts et d’habi­tats naturels, de zones humides, et la baisse de pop­u­la­tion de cer­taines espèces animales,
  • la perte de bio­di­ver­sité aqua­tique et de zones de pêche en amont et en aval, la mod­i­fi­ca­tion d’é­cosys­tèmes flu­vi­aux, estu­ar­iens et marins, ain­si que la perte du trans­port solide favor­able aux fonc­tions agri­coles des plaines allu­viales en aval,
  • des impacts cumulés sur la qual­ité de l’eau, les crues naturelles et la com­po­si­tion des espèces lorsque plusieurs bar­rages ont été amé­nagés sur le même cours d’eau.


Un qua­trième impact poten­tiel, celui de l’émis­sion de gaz à effet de serre (méthane issu de la dégra­da­tion anaéro­bie de la matière organique des écosys­tèmes ter­restres inondés), ne sem­ble pas résis­ter à une analyse quan­ti­ta­tive, n’é­tant vraisem­blable­ment que très rarement significatif.

Dans l’ab­solu, ces trois impacts sont bien réels. Des amélio­ra­tions tech­niques (Cous­ton, 2003) sont dévelop­pées et des mesures insti­tu­tion­nelles (Cavitte et al., 2003) sont pris­es pour en amoin­drir les effets, sans pour autant les annuler totalement :

  • pass­es à pois­son, piégeage-trans­port (“ ascenseurs ”) : sur la Dor­dogne, par exem­ple, ces dis­posi­tifs per­me­t­tent le pas­sage de plusieurs dizaines de mil­liers de pois­sons migra­teurs par an (Cavitte et al., 2003), mais le ” ren­de­ment ” du trans­fert, bien que supérieur à 75 % sur un ouvrage, devient glob­ale­ment plus faible quand plusieurs ouvrages suc­ces­sifs doivent être franchis,
  • tur­bines améliorées, réduisant la mor­tal­ité de pois­sons pou­vant pass­er dans le sens amont-aval à tra­vers la turbine,
  • dis­posi­tifs d’in­jec­tion d’air à la tur­bine, favorisant l’oxygé­na­tion de l’eau déver­sée dans le milieu aval : les eaux pro­fondes d’une retenue sont fréquem­ment pau­vres en oxygène, comme dans de nom­breuses con­fig­u­ra­tions de lacs naturels. Leur déverse­ment peut per­turber l’é­cosys­tème de cer­tains cours d’eau aval, les ren­dant moins prop­ices à la vie ani­male si ces mesures cor­rec­tives ne sont pas mis­es en place,
  • les modes de ges­tion des retenues : cer­tains modes, expéri­men­tés actuelle­ment, per­me­t­tent de main­tenir le trans­port solide en aval des ouvrages (Cavitte et al., 2003).


Mais il nous sem­ble que cette analyse se doit, pour s’avér­er plus per­ti­nente, d’être com­plétée par une appré­ci­a­tion rel­a­tive des impacts, en comparaison :

  • des impacts d’autres amé­nage­ments et d’autres activ­ités sur les cours d’eau et les écosys­tèmes aqua­tiques (nav­i­ga­bil­ité, rejets pol­lu­ants, etc.),
  • des impacts d’autres formes de pro­duc­tion d’électricité.

TABLEAU 2 Pro­duc­tion poten­tielle hydroélectricité Con­som­ma­tions et émis­sions évitées (équiv­a­lent cen­trale ther­mique à charbon)
TWh/an Mtep/an MtC/an MtCO2/an
a Poten­tiel théorique maximum
b Poten­tiel technique
c Poten­tiel économique
d Pro­duc­tion 2003
e = c‑d Marge économique d’accroissement
40 700
14 400
8 000
2 630
5 370
9 180
3 248
1 805
593
1 211
-
4 426
2459
808
1651

 
-
16 229
9 016
2 964
6 052
Les dif­férents poten­tiels de pro­duc­tion d’hydroélectricité, et les con­som­ma­tions énergé­tiques et émis­sions de CO2 évitées cor­re­spon­dantes (adap­tés de don­nées WEC, IHA, BP, OE-DGEMP).


Ce n’est qu’avec une bat­terie de critères de com­para­i­son, prenant en compte la dimen­sion com­plexe des amé­nage­ments hydrauliques, qu’une éval­u­a­tion objec­tive et dépas­sion­née peut être envis­agée. Il y a là matière à des sujets de recherche très con­crets à l’in­ter­face de plusieurs dis­ci­plines pour con­tribuer à éclair­er les déci­sions d’amé­nage­ment. Un des aspects les plus dif­fi­ciles à pren­dre en compte est bien enten­du la voca­tion mul­ti­ple des retenues, créées en pre­mier lieu dans les pays en développe­ment pour les usages d’ir­ri­ga­tion, indis­pens­ables à l’al­i­men­ta­tion, depuis plusieurs dizaines d’an­nées, de plus de 2 mil­liards d’habi­tants, et pour la régu­la­tion de crues par­fois dévas­ta­tri­ces. La pro­duc­tion hydroélec­trique est ain­si sou­vent vue comme un sous-pro­duit, à l’im­pact mar­gin­al faible, de ces amé­nage­ments prioritaires.

Rap­pels unités et équivalences :

1 TWh = 3,6.1012 J,
1 tep = 42 GJ.

Acronymes 

WEC : World Ener­gy Council.
IHA : Inter­na­tion­al Hydropow­er Association.
BP : British Petroleum.
OE-DGEMP : Obser­va­toire de l’énergie, Direc­tion générale de l’énergie et des matières pre­mières, min­istère de l’Industrie.

Enfin, en com­para­i­son avec d’autres formes de pro­duc­tion élec­trique, comme les cen­trales à char­bon forte­ment représen­tées dans les pays en développe­ment les plus peu­plés (Chine, Inde…) il faut not­er que la réal­i­sa­tion de tout le poten­tiel économique reviendrait à mul­ti­pli­er par trois la pro­duc­tion mon­di­ale annuelle, ce qui évit­erait un recours à 1 200 Mtep d’én­er­gies non renou­ve­lables (tableau 2). Cela évit­erait d’émet­tre 1,65 GtC par an ou 6 GtCO2 par an, soit plus de 20 % des émis­sions mon­di­ales actuelles de CO2, toutes éner­gies con­fon­dues. Les ouvrages hydroélec­triques, ne générant pas d’émis­sions gazeuses, ont en out­re une durée de vie de l’or­dre d’un siè­cle, et four­nissent durable­ment une énergie bon marché, abor­d­able en exploita­tion pour les pays du Sud.

En con­clu­sion, à l’échelle glob­ale, il est sou­vent con­sid­éré comme sage que les straté­gies énergé­tiques reposent sur toutes les formes d’én­ergie disponibles, néces­saire­ment asso­ciées à l’é­conomie et à la maîtrise de l’én­ergie, dans un ” mixte ” opti­mal au sens des trois piliers du développe­ment durable : économie, social, envi­ron­nement. Sur la ques­tion des inter­ac­tions eau-énergie, les enjeux iden­ti­fiés, en par­ti­c­uli­er dans les pays du Sud, inci­tent à mieux étudi­er cet aspect pour davan­tage le pren­dre en compte, jusqu’à l’analyse des straté­gies pos­si­bles au croise­ment des poli­tiques de l’eau et de l’én­ergie. Sur la ques­tion des grands ouvrages hydrauliques, il ne faut pas oubli­er que notre planète est déjà forte­ment amé­nagée, surtout et en par­ti­c­uli­er dans les pays dévelop­pés, dans lesquels les pop­u­la­tions se sat­is­font bien du bilan coûts-béné­fices que pro­curent des réal­i­sa­tions par­fois cen­te­naires. Les itinéraires de développe­ment des pays du Sud, sans pour autant devoir répéter cer­taines erreurs de l’his­toire des pays dévelop­pés, sont égale­ment soumis à d’autres con­traintes (ressources économiques, vitesse d’évo­lu­tion). Ils ne peu­vent être appré­ciés qu’avec les critères val­ables pour les sociétés dévelop­pées dont, glob­ale­ment, de nom­breux besoins vitaux sont sat­is­faits depuis plusieurs décen­nies. Les enjeux de développe­ment économique et énergé­tique, d’al­i­men­ta­tion, d’ap­pro­vi­sion­nement en eau sont tels que les choix doivent repos­er sur une analyse à la fois glob­ale, objec­tive et cen­trée sur les aspects les plus pertinents. 

Cet arti­cle reprend quelques résul­tats de travaux, cités en référence, effec­tués par X. GOOSSENS et J.-F. BONNET dans le cadre du groupe ” Eau-Énergie ” du Com­mis­sari­at général du Plan, présidé par Jean AUDOUZE (rap­por­teur : Alain AYONG-LE-KAMA) ain­si que ceux de recherch­es plus récentes.
Les auteurs remer­cient les mem­bres du groupe Eau-Énergie (2000–2003), ain­si que Michel COLOMBIER (IDDRI) qui avait con­tribué à l’ap­proche de dif­férentes prob­lé­ma­tiques dans ce cadre.

Références

►Bous­quet S., Gaume E., Lancelot B., 2003, Enjeux socioé­conomiques liés aux éti­ages de la Seine, La Houille Blanche n° 3, 2003, 145–149.
►Cai S., Ayong-Le-Kama A., Bon­net J.-F., Hydro­elec­tric­i­ty and Ener­gy-Water Nexus, World Ener­gy Con­gress, Syd­ney, sept. 2004.
►Cavitte J.-P., Mau­rel F., SDAGE Adour-Garonne et hydroélec­tric­ité, La Houille Blanche, n° 2, 2003, 51–54.
►Cous­ton M., Des per­spec­tives pour ” la Houille blanche “, La Houille Blanche, n° 2, 2003, 21–26.
►Goossens X., Bon­net J.-F., 2001 — Étude de la matrice des inter­ac­tions eau-énergie. In ” Penser l’avenir pour agir aujour­d’hui “, Rap­port 2001 du Club ” énergie, prospec­tive et débats “, Com­mis­sari­at général du Plan, Paris, juin 2001, tome II, 789–897.
►Goossens X., Bon­net J.-F., 2003 — Analyse des impli­ca­tions énergé­tiques de l’ir­ri­ga­tion, Con­grès inter­na­tion­al de la Com­mis­sion inter­na­tionale de l’ir­ri­ga­tion et du drainage, Mont­pel­li­er, sep­tem­bre 2003.
►Lacoste E. 2004, Ren­con­tres IEP ” Eau et Développe­ment “, Bor­deaux, le 1er avril 2004.
►Mar­gat J., 2000 — Com­bi­en utilise-t-on et use-t-on d’eau ? Pour quoi faire ? La Houille Blanche, n° 2 — 2000, 12–28.
►Plan­ton S., 2002, scé­nar­ios de change­ment cli­ma­tique et impacts sur l’hy­drolo­gie, La Houille Blanche, n° 8, 2002, 73–77.
►WEC, http://www.worldenergy.org/wec-geis/publications/reports/ser/hydro/hydro.asp
►SER, 2004 — Éner­gies renou­ve­lables : la France à l’heure des choix, Col­loque nation­al du Syn­di­cat des éner­gies renou­ve­lables, Paris, 9 juin 2004.

 
Jean-François BONNET,

maître de con­férences TRE­FLE-uni­ver­sité Bor­deaux 1,
et directeur de l’Institut du Développe­ment local (Agen).
Alain AYONG-LE-KAMA,
pro­fesseur d’économie, uni­ver­sité de Greno­ble 2,
et con­seiller sci­en­tifique, Com­mis­sari­at général du Plan.
Stéphane CAI,
vice-prési­dent stratégie-mar­ket­ing, Alstom Hydro.

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