Consommation mondiale d’énergie

L’énergie dans les pays en développement : le scénario de l’AIE

Dossier : Énergie et environnementMagazine N°597 Septembre 2004
Par Cédric PHILIBERT
Par François CATTIER

Projections

Projections

Selon le World Ener­gy Out­look (IEA 2002a), la con­som­ma­tion d’én­ergie pri­maire au niveau mon­di­al devrait croître de 1,7 % par an d’i­ci 2030 pour attein­dre près de 15,3 mil­liards de tonnes équiv­a­lent pét­role (tep). Cette crois­sance est légère­ment inférieure au taux observé entre 1971 et 2000 (2,1 %). Les éner­gies fos­siles représen­teront tou­jours de l’or­dre de 90 % de la con­som­ma­tion d’én­ergie pri­maire en 2030 (fig­ure 1). Le pét­role restera l’én­ergie la plus util­isée. Il main­tien­dra sa part de marché actuelle à un peu moins de 40 %. La crois­sance de la demande de pét­role provien­dra avant tout du secteur des trans­ports. Ce secteur représente les trois quarts de l’aug­men­ta­tion de la con­som­ma­tion de pét­role entre 2000 et 2030. Les renou­ve­lables (hors hydraulique), bien qu’af­fichant la pro­gres­sion rel­a­tive la plus forte, resteraient rel­a­tive­ment mar­ginales dans le bilan des éner­gies commerciales.

Les pays en développe­ment seront à l’o­rig­ine d’une part crois­sante de la demande d’én­ergie d’i­ci 2030, pas­sant de 30 % de la con­som­ma­tion mon­di­ale en 2000, à 43 % en 2030 — soit un taux de crois­sance annuelle de 3 %. Les pays en développe­ment seraient à l’o­rig­ine des deux tiers de l’aug­men­ta­tion de la con­som­ma­tion mondiale.

Mal­gré cela, en 2030, l’Amérique du Nord avec une pop­u­la­tion d’en­v­i­ron 390 mil­lions d’habi­tants con­som­mera tou­jours plus d’én­ergie que la Chine et l’Inde réu­nies, avec 2,9 mil­liards d’habi­tants. La dif­férence sera encore plus fla­grante con­cer­nant la con­som­ma­tion d’élec­tric­ité. Les pays en développe­ment con­som­meront en 2030 près de cinq fois moins d’élec­tric­ité par habi­tant que les pays de l’OCDE.

Sans change­ment de poli­tiques, les émis­sions mon­di­ales de CO2, prin­ci­pal gaz à effet de serre, aug­menteront con­tin­uelle­ment dans les prochaines décen­nies et devraient être en 2030 supérieures de 70 % à leur niveau actuel. Il faut not­er l’ar­rêt de la ten­dance his­torique à la décar­bon­i­sa­tion de l’énergie.

Ces trente dernières années, les émis­sions de CO2 ont crû à un rythme annuel de 1,8 % con­tre 2,1 % pour la con­som­ma­tion d’én­ergie. Dans les trente prochaines années, la con­tri­bu­tion de l’hy­draulique et du nucléaire se sta­bil­isant, les émis­sions de CO2 et la con­som­ma­tion d’én­ergie devraient croître sen­si­ble­ment au même rythme.

La faible con­som­ma­tion d’én­ergie par habi­tant, car­ac­téris­tique des pays en développe­ment, est bien syn­onyme de pau­vreté — cer­taine­ment pas d’ef­fi­cac­ité. Au con­traire, elle va de pair avec une cer­taine inef­fi­cac­ité dans l’u­til­i­sa­tion des ressources énergé­tiques, dont témoigne une forte inten­sité énergé­tique, ou quan­tité d’én­ergie con­som­mée par point de PIB (laque­lle reflète aus­si, bien enten­du, des dif­férences économiques struc­turelles). Mesurée en tonne équiv­a­lent pét­role par mil­liers de dol­lars des États-Unis de 1995, cette inten­sité s’élève à 0,97 en Chine, 0,65 dans le reste de l’Asie, 0,86 en Afrique et 0,65 au Moyen-Ori­ent… tan­dis que l’Amérique latine avec 0,28 se situe tout près de la moyenne mon­di­ale, tirée vers le bas par les pays de l’OCDE avec 0,19 (mais 0,26 aux États-Unis con­tre 0,09 au Dane­mark et Japon), et vers le haut par l’an­ci­enne Union sovié­tique (1,8)1.


FIGURE 1
Con­som­ma­tion mon­di­ale d’énergie


L’ac­cès à l’én­ergie est un des défis majeurs au début du siè­cle. On estime aujour­d’hui à 1,6 mil­liard le nom­bre de per­son­nes n’ayant pas accès à l’élec­tric­ité (fig­ure 2). En l’ab­sence d’ef­forts sup­plé­men­taires, ce chiffre devrait se main­tenir à 1,4 mil­liard de per­son­nes en 2030. L’ab­sence d’ac­cès à l’élec­tric­ité mais aus­si l’u­til­i­sa­tion de la bio­masse comme source prin­ci­pale d’én­ergie dans le rési­den­tiel sont car­ac­téris­tiques des pop­u­la­tions les plus pau­vres. Cela freine le développe­ment économique et l’u­til­i­sa­tion mas­sive de bio­masse pose des prob­lèmes de déforesta­tion dans cer­taines régions, mais aus­si de con­sid­érables prob­lèmes de san­té publique, car elle est le plus sou­vent util­isée dans de mau­vais­es con­di­tions. La pol­lu­tion à l’in­térieur des maisons est un fléau dans de nom­breux pays qui touche en pre­mier lieu les femmes et les enfants.

Renouvelables et production décentralisée

Les éner­gies renou­ve­lables peu­vent cer­taine­ment apporter une impor­tante con­tri­bu­tion à l’amélio­ra­tion du niveau de vie des per­son­nes actuelle­ment loin des réseaux dans les pays en développement.

Accès à l’énergie
FIGURE 2
Accès à l’énergie


Cepen­dant, elles doivent se mesur­er aux pos­si­bil­ités d’ex­ten­sions des réseaux, qu’il ne faut pas écarter a pri­ori : tout est ici ques­tion de dis­tances et de den­sités de pop­u­la­tion. Ce serait surtout une erreur d’ex­clure les éner­gies renou­ve­lables de la pro­duc­tion cen­tral­isée d’én­ergie. L’Inde est aujour­d’hui le cinquième pays pour la puis­sance éoli­enne instal­lée en réseau. De vastes ressources en bio­masse aujour­d’hui peu ou mal exploitées pour­raient fournir demain gaz, élec­tric­ité et chaleur industrielle.

Enfin, de nom­breux pays bien ensoleil­lés (Algérie, Égypte, Mex­ique, Inde, etc.) exam­i­nent actuelle­ment les pos­si­bil­ités offertes par les cen­trales solaires à con­cen­tra­tion util­isant un cycle ther­mo­dy­namique. Des cen­trales de ce type exis­tent en Cal­i­fornie (350 MW), d’autres seront bien­tôt en con­struc­tion au Neva­da et en Espagne. Elles pro­duisent un kWh bien moins coû­teux que l’élec­tric­ité pho­to­voltaïque — quoique plus cher que leurs con­cur­rents fos­siles — tout en ” garan­tis­sant la puis­sance ” au moment désiré grâce à un com­bustible d’ap­point ou sim­ple­ment au stock­age de la chaleur solaire. Elles pour­raient pren­dre une part sig­ni­fica­tive dans l’ap­pro­vi­sion­nement des villes du tiers-monde dont les besoins élec­triques crois­sent rapi­de­ment, voire ali­menter les régions lim­itro­phes plus rich­es prêtes à pay­er plus cher l’élec­tric­ité verte.

Implications pour les marchés énergétiques

Les pays en développe­ment jouent un rôle crois­sant dans la con­som­ma­tion d’én­ergie, mais un rôle plus impor­tant encore dans l’ap­pro­vi­sion­nement énergé­tique mon­di­al. Si glob­ale­ment les ressources pétrolières (con­ven­tion­nelles et non con­ven­tion­nelles) sem­blent suff­isantes pour sat­is­faire la demande, ces ressources sont répar­ties de façons très iné­gales. Les pays OPEP du Golfe représen­tent à eux seuls plus de 40 % des ressources mon­di­ales de pét­role. Aus­si, la pro­duc­tion de ces régions devra dans les prochaines décen­nies cou­vrir une part de plus en plus impor­tante de la pro­duc­tion mon­di­ale. La part dans la pro­duc­tion mon­di­ale des pays OPEP du Moyen-Ori­ent passerait de 28 % en 2000 à 43 % en 2030. À cette prépondérance du Moyen-Ori­ent sur le marché pétroli­er s’a­joute le rôle clé de cette région pour les appro­vi­sion­nements gaziers. Le Moyen-Ori­ent devien­dra en 2030 le plus gros expor­ta­teur de gaz naturel et inter­vien­dra sur les prin­ci­paux marchés gaziers. La con­cen­tra­tion de la pro­duc­tion dans un nom­bre lim­ité de pays et le risque géopoli­tique élevé de la région soulèvent des inter­ro­ga­tions sur la sécu­rité future des approvisionnements.

La part crois­sante des pays en développe­ment dans la con­som­ma­tion mon­di­ale aura des impli­ca­tions pour les marchés énergé­tiques, où la Chine et l’Inde, en par­ti­c­uli­er, seront des acteurs majeurs. Les impor­ta­tions de pét­role de ces deux pays en 2030 devraient représen­ter plus de 15 mil­lions de bar­ils par jour, l’équiv­a­lent des expor­ta­tions actuelles de pét­role brut du Moyen-Ori­ent. Cela mod­i­fiera les rap­ports de force sur les marchés énergé­tiques où les pays de l’OCDE ne seront plus les seuls ” gros consommateurs “.

Des besoins d’investissements considérables

Des investisse­ments con­sid­érables seront néces­saires pour assur­er l’ap­pro­vi­sion­nement des marchés, et ce à tous les stades de la chaîne énergé­tique, de l’ex­plo­ration et pro­duc­tion, à la dis­tri­b­u­tion. La crois­sance de la demande d’én­ergie néces­sit­era le développe­ment de nou­velles capac­ités de pro­duc­tion et d’in­fra­struc­tures de trans­port pour faire face à l’aug­men­ta­tion des échanges mon­di­aux. Selon l’A­gence inter­na­tionale de l’én­ergie (IEA 2003), près de 8 000 mil­liards de dol­lars devront être investis dans les secteurs du pét­role, du gaz naturel, du char­bon et de l’électricité.

Investissements énergétiques en pourcentage du PIB
FIGURE 3
Investisse­ments énergé­tiques en pour­cent­age du PIB

Con­cen­trant à la fois l’essen­tiel de la crois­sance de la con­som­ma­tion mais aus­si de la pro­duc­tion d’én­er­gies fos­siles, la majorité de ces investisse­ments devra se faire dans les pays en développe­ment. Même si 40 % de ces pro­jets con­cer­nent l’ex­por­ta­tion d’én­er­gies vers les pays indus­tri­al­isés, le finance­ment ne sera pas tou­jours aisé à trou­ver. En par­ti­c­uli­er pour le secteur élec­trique où plus de 2 064 mil­liards de dol­lars seront néces­saires pour la réal­i­sa­tion de 2 300 GW de nou­velles capacités.

Glob­ale­ment, l’in­vestisse­ment néces­saire dans le secteur énergé­tique s’élèvera à plus de 4 % du PIB en Afrique, à plus de 2 % dans la plu­part des pays en développe­ment. (fig­ure 3).

Même si l’é­pargne intérieure, qui con­stitue la prin­ci­pale source de cap­i­taux pour l’in­vestisse­ment dans des pro­jets d’in­fra­struc­tures, dépasse large­ment les besoins d’in­vestisse­ment du secteur de l’én­ergie, la con­cur­rence des autres secteurs de l’é­conomie rend ce finance­ment plus incer­tain. Les besoins financiers pour réalis­er les pro­jets énergé­tiques dans les économies en tran­si­tion et les pays en développe­ment sont beau­coup plus grands, par rap­port à la taille de leurs économies, que dans les pays de l’OCDE. En général, les risques d’in­vestisse­ment y sont égale­ment plus élevés, en par­ti­c­uli­er quand il s’ag­it de la four­ni­ture d’élec­tric­ité dans le secteur rési­den­tiel ou de pro­jets d’ap­pro­vi­sion­nement en gaz. Dans ces pays, rares sont les États qui pour­raient financer inté­grale­ment l’in­vestisse­ment néces­saire. Les pos­si­bil­ités d’emprunt auprès de prê­teurs nationaux privés sont sou­vent lim­itées lorsque les marchés financiers sont peu dévelop­pés. Les risques de change, l’in­sta­bil­ité économique et poli­tique, ain­si que des régimes juridiques et régle­men­taires incer­tains freinent les entrées de cap­i­taux. Les admin­is­tra­tions nationales con­fron­tées à de fortes sol­lic­i­ta­tions budgé­taires peu­vent être ten­tées de tax­er exces­sive­ment l’ex­ploita­tion des ressources naturelles nationales, ce qui aurait pour effet d’en­ray­er l’investissement.

Implications climatiques

Émissions de CO2 par habitant
FIGURE 4
Émis­sions de CO2 par habitant

Pou­vant attein­dre 47 % en 2030, la part des pays en développe­ment sera légère­ment plus impor­tante en matière d’émis­sions de CO2 qu’en matière de con­som­ma­tion d’én­ergie pri­maire, en rai­son d’une plus grande pro­por­tion de char­bon. Les pays en développe­ment fourniront les deux tiers de l’ac­croisse­ment des émis­sions annuelles au niveau mon­di­al. Les émis­sions par habi­tant res­teront pour­tant très inférieures dans les pays en développe­ment (fig­ure 4). Il con­vient d’éviter ici les dis­cours accusa­teurs, d’au­tant que ce sont moins les émis­sions directes que la lente accu­mu­la­tion des gaz à effet de serre dans l’at­mo­sphère qui entraîne les change­ments cli­ma­tiques ; la respon­s­abil­ité his­torique des pays indus­triels est plus grande encore. Que le pro­to­cole de Kyoto entre finale­ment en vigueur ou non, les objec­tifs de la con­ven­tion sur les change­ments cli­ma­tiques néces­siteront d’autres étapes, et à long terme une pro­fonde décar­bon­i­sa­tion de nos économies. Les poten­tiels des économies d’én­ergie, du nucléaire, des éner­gies renou­ve­lables, et la cap­ture et le stock­age du gaz car­bonique devront tous être mis à prof­it si l’on veut maîtris­er les change­ments cli­ma­tiques et démen­tir les pro­jec­tions de l’AIE évo­quées ci-dessus.

Bien sûr, ce prob­lème mon­di­al devra trou­ver des solu­tions mon­di­ales, et il serait inutile de met­tre sur les pays indus­triels des con­traintes d’émis­sions tou­jours plus sévères si l’on ne s’ac­corde pas sur des mécan­ismes qui per­me­t­tront égale­ment aux pays en développe­ment de maîtris­er la crois­sance de leurs émis­sions — ne serait-ce que du fait des délo­cal­i­sa­tions de cer­taines activ­ités forte­ment con­som­ma­tri­ces d’én­ergie vers des régions non régulées2. Les échanges de per­mis d’émis­sions, parce qu’ils per­me­t­tent pré­cisé­ment de focalis­er l’at­ten­tion des négo­ci­a­teurs sur une répar­ti­tion ” juste “, c’est-à-dire accept­able, des émis­sions autorisées aux uns et aux autres, tout en lais­sant aux mécan­ismes de marché le soin de rediriger les efforts de réduc­tion d’émis­sions là où ils sont les moins coû­teux, c’est-à-dire en large part dans les pays en développe­ment, pour­ront faciliter la recherche de solu­tions accept­a­bles par tous.

Mais il con­vien­dra d’imag­in­er et déploy­er, pour les pays en développe­ment mais aus­si, de façon sans doute dif­férente, pour les pays indus­triels les plus réti­cents, des solu­tions3 qui tien­nent le plus grand compte des incer­ti­tudes et con­tro­ver­s­es sur les coûts de réduc­tion d’émis­sions — c’est-à-dire de la per­cep­tion par les pays en développe­ment d’un risque pour le développe­ment économique, risque aus­si inac­cept­able que le risque cli­ma­tique lui-même. 

RÉFÉRENCES

IEA, 2002a, World Ener­gy Out­look, OECD/IEA, Paris.
IEA, 2002b, Beyond Kyoto : Ener­gy Dynam­ics and Cli­mate Sta­bil­i­sa­tion, OECD/IEA, Paris.
IEA, 2003, World Ener­gy Invest­ment Out­look, OECD/IEA, Paris.


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1. Cepen­dant, si l’on exprime les PIB en par­ité de pou­voir d’achat, les écarts sont bien plus ser­rés : l’in­ten­sité énergé­tique de la Chine tombe à 0,24 tep/$, le reste de l’Asie à 0,21, l’Amérique latine à 0,17, l’Afrique à 0,32, le Proche-Ori­ent à 0,39, l’an­ci­enne Union sovié­tique à 0,56 et l’OCDE à 0,22.
2. Le ” mécan­isme de développe­ment pro­pre ” du pro­to­cole de Kyoto ne peut suf­fire à enray­er ces délo­cal­i­sa­tions, car il base la créa­tion de ” crédits d’émis­sions ” sur la com­para­i­son avec les stan­dards des pays en développe­ment et non ceux des pays industriels.
3. Par exem­ple, l’in­dex­a­tion par­tielle des émis­sions sur la crois­sance économique, le prix pla­fond pour les pays indus­triels et, pour les pays en développe­ment, les engage­ments ” non con­traig­nants ” per­me­t­tant des échanges de per­mis sous con­di­tion (voir IEA, 2002b).

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