Le Tartuffe

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°585 Mai 2003Par : Molière, dans une mise en scène d’Édouard PrétetRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Beau­coup ont glosé avec com­pé­tence sur Tartuffe et cette petite chronique, inspirée par sa représen­ta­tion au Nou­veau Mouf­fe­tard, avec Philippe Ron­d­est et Ray­mond Acqua­vi­va, ne sera qu’un bavardage de plus.

La seule his­toire de la pièce la rend déjà riche d’énigmes. La pre­mière représen­ta­tion, sous son titre actuel, a lieu en mai 1664 devant la Cour. Elle clôt Les Plaisirs de l’île enchan­tée. C’est un suc­cès. Le roi en con­nais­sait le sujet, il en avait même très prob­a­ble­ment lu le texte, car il super­vi­sait tou­jours de près la pré­pa­ra­tion de ses fes­tiv­ités. D’aucuns pensent qu’il l’avait com­mandée : elle allait en tout cas dans le sens de sa sourde lutte con­tre la com­pag­nie du Saint-Sacre­ment, manière de résur­gence de cette Ligue qui avait don­né bien du fil à retor­dre à ses prédécesseurs. Com­pag­nie plus ou moins secrète, mais dis­posant d’appuis en très haut lieu, à com­mencer par la reine mère.

La pièce était en trois actes mais, pre­mière énigme, Lagrange, en son reg­istre tenu au jour le jour, note en mai 1664 : “ On a représen­té trois actes du Tartuffe qui étaient les trois pre­miers.” Comme s’il y en avait eu d’autres, au moins en ges­ta­tion. Or Molière n’avait point cou­tume de jouer des moitiés de pièces. Quand, étran­glé par une date butoir, il n’avait pas le temps de ver­si­fi­er, il ter­mi­nait en prose : cas de La Princesse d’Élide. Ou bien s’en remet­tait à d’autres du soin de bouch­er les trous : cas de Psy­ché, avec Corneille. Per­son­ne n’ayant lais­sé la moin­dre descrip­tion de ces trois actes, on n’en con­naît rien, sinon que Tartuffe y por­tait les cheveux courts et un petit col­let, du genre ecclésiastique.

Quoi qu’il en soit et avant que Molière n’ait le temps de porter la pièce sur son théâtre parisien du Palais-Roy­al, le roi en inter­dit toute représen­ta­tion publique. Il a donc cédé au tol­lé des messieurs (et des dames) de la com­pag­nie du Saint-Sacre­ment. Il apporte cepen­dant dans ses atten­dus tant de mod­éra­tion qu’il tient d’évidence à laiss­er la porte ouverte. Il ne met aucun obsta­cle à des représen­ta­tions ou des lec­tures privées. Elles ont lieu, entre autres devant le car­di­nal Chi­gi, nonce apos­tolique, qui y prend un vif plaisir.

Molière pour­tant fait le dia­ble à qua­tre : son Palais- Roy­al a besoin de recettes et il n’a rien d’autre à jouer que des repris­es, peu rémunéra­tri­ces. Il remanie son texte. Tartuffe y devient Pan­ulphe ; il ne porte plus de petit col­let mais de la den­telle, il a les cheveux longs, une épée au côté. Ain­si l’a joué assez récem­ment Jacques Weber. Cer­tains chroniqueurs par­lent de qua­tre actes, d’autres de cinq. En 1667, le roi lève l’interdiction. Une représen­ta­tion de la nou­velle ver­sion est don­née au Palais- Roy­al. Elle fait une des meilleures recettes de l’histoire de ce théâtre.

Mais Louis est aux armées et, dès le lende­main, le pre­mier prési­dent au Par­lement de Paris, Lam­oignon, mem­bre de la com­pag­nie du Saint-Sacre­ment, prof­ite de ses pou­voirs d’intérimaire quant au main­tien de l’ordre pub­lic pour inter­dire derechef la pièce, jusqu’au retour du roi. Ce n’eût été que demi-mal mais aus­sitôt Mon­sieur de Pére­fixe, archevêque de Paris, celui dont Mon­ther­lant s’est payé la fig­ure dans son Port-Roy­al, frappe d’excommunication quiconque représen­terait, lirait ou entendrait réciter le Pan­ulphe.

Il est évi­dent que cette mouche du coche out­repas­sait ses pou­voirs ecclési­as­tiques et que son excom­mu­ni­ca­tion n’eût pas résisté à un procès en Sor­bonne. Il est non moins évi­dent que Louis, en plein pataquès jan­séniste, n’allait pas, pour une sim­ple comédie, enven­imer une sit­u­a­tion intérieure déjà ten­due. De retour, il comble Molière de bonnes paroles, aug­mente sa pen­sion, déclare que sa troupe ne sera plus celle de Mon­sieur, mais celle du Roi. Il ne rap­porte cepen­dant pas l’interdiction pronon­cée par le Parlement.

Il attend que le calme soit un peu revenu autour de la querelle jan­séniste pour autoris­er la pièce, en févri­er 1669. Elle peut alors être jouée, dans sa troisième ver­sion, la seule que nous con­nais­sions vrai­ment, celle du texte actuel, celle du dénoue­ment grandil­o­quent de l’Exempt :

Remet­tez-vous, Mon­sieur, d’une alarme si chaude
Nous vivons sous un prince enne­mi de la fraude.

Si ces ver­sions suc­ces­sives soulèvent des énigmes, en par­ti­c­uli­er quant à la façon dont se ter­mi­nait la pre­mière, les per­son­nages ne sont pas sans ambiguïtés non plus, peut-être dues à tant de remaniements. Qui donc, en effet, est Tartuffe ? Plutôt le pail­lard de sac­ristie, buvant sec, se goin­frant de gig­ot en hachis, rotant à table, qu’on nous décrit au pre­mier acte, ou plutôt l’escroc de haut vol, déjà fiché par la police, que révèle l’Exempt. Et Orgon ? Un imbé­cile coléreux mais incroy­able­ment veule : envoûté par son Tartuffe, il renie sa parole, don­née à Valère ; se débar­rasse de doc­u­ments com­pro­met­tants, à lui con­fiés, juste pour ne pas devoir men­tir en cas de perqui­si­tion. Et pour­tant… dès le début du pre­mier acte – mais y a‑t-il eu retouche pour pré­par­er la tirade de l’Exempt – nous apprenons qu’il joua un rôle impor­tant lors de la Fronde, qu’il y fit preuve de courage, civ­il ou mil­i­taire cela n’est pas dit, au ser­vice de la cause royale. Il ne s’agit donc pas d’un benêt de petite extrac­tion. D’ailleurs il en impose tou­jours : sa fille demeure muette de timid­ité devant lui, à pro­pos d’une matière pour­tant impor­tante, son pro­pre avenir.

Ces appar­entes inco­hérences ren­dent les rôles dif­fi­ciles à jouer. Le pub­lic aime les per­son­nages tout d’un bloc, oubliant d’ailleurs que l’humaine réal­ité n’est pas si sim­ple. Qui n’a con­nu, par exem­ple, de ces hommes tyran­niques en famille et mou­tons au bureau, ou tout l’inverse ?

MM. Ron­d­est, Acqua­vi­va et leur met­teur en scène Édouard Prétet se sont trou­vés con­fron­tés à ce prob­lème. M. Ron­d­est nous donne un Tartuffe de très haut vol : en petit col­let et cheveux courts, réservé de geste, lent de parole, et pour­tant passent par instants dans son regard des lueurs d’ironie qui en dis­ent plus long qu’un franc a parte.

M. Acqua­vi­va joue Orgon, le rôle tenu par Molière. Il est vraisem­blable que ce dernier, avec ses dons de pitre, fai­sait, dans les moments d’imbécillité du per­son­nage, plus rire que M. Acqua­vi­va. Lequel garde en toutes cir­con­stances, et même en émergeant de sous sa table, un quan­tà- soi de grand seigneur un peu dis­tant, ne sor­tant de ses pieuses rêver­ies que pour se met­tre en colère.

Le reste de la dis­tri­b­u­tion est une mer­veille et nous avons tout par­ti­c­ulière­ment jubilé en enten­dant l’acariâtre Mme Per­nelle, jouée en trav­es­ti selon l’usage du temps, alors par Louis Béjart je crois bien. Le décor sim­ple et bien éclairé, les cos­tumes sobre­ment d’époque, tout cela nous rep­longeait aus­si dans l’ambiance du Palais-Roy­al, ce qui n’est pas peu dire.

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